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Poésies de Serge Essénine

mercredi 29 juillet 2015

Poésies de Serge Essénine

Poème - La Russie des soviets

L’ouragan est passé. Et nous restons bien peu.

Beaucoup manquent à l’appel de l’amitié.

Je suis revenu au pays natal, orphelin,

Depuis huit ans je n’y avais pas mis les pieds.

Qui pourrais-je héler ? La triste joie

D’être encore en vie, avec qui la partager ?

Même le moulin, avec son aile unique

D’oiseau en rondins, se dresse les yeux fermés.

Personne ici ne me connaît,

Tout souvenir de moi peu à peu s’est éteint.

Et là où se trouvait la maison paternelle,

Il n’y a plus que cendres et poussière du chemin.

Pourtant, la vie bat son plein,

Des visages vieux et jeunes

Autour de moi défilent.

Mais personne à saluer du chapeau,

Nul regard ou trouver asile.

Un essaim de pensées grouille dans ma tête :

Qu’est-ce ce que la patrie ?

Quelques rêves à peine ?

Je ne suis pour tous qu’un sombre pèlerin

Débarqué de Dieu sait quelle contrée lointaine.

Et dire que c’est moi !

Moi, le citoyen d’un village

Qui ne sera célèbre que pour ceci :

Une bonne femme, un jour, y mit au monde

Le barde scandaleux de la Russie.

Mais la voix de la raison dit au cœur :

« Ressaisis-toi ! Qu’est-ce qui te vexe donc ?

C’est une lumière nouvelle qui brûle

Devant les isbas, celle d’une autre génération.

Tu as déjà commencé à te faner et déssécher,

C’est d’autres chansons que ces gars-là préfèrent,

Elles sont bien plus captivantes pour eux :

Non plus le village mais le monde entier est leur mère ».

Oh, ma patrie ! Que je suis ridicule.

D’un rouge sec mes joues creuses sont envahies.

Mes concitoyens me parlent une langue étrangère,

Je suis un étranger dans mon propre pays.

Je vois par exemple

Des villageois qui, le dimanche,

Sont allés au conseil du canton, comme à l’église.

En paroles crottées, mal dégrossies,

C’est de leur vie neuve qu’ils devisent.

Déjà le soir. Par le soleil qui se couche

D’une terne dorure les champs sont éclaboussés.

Et, pareils à des génisses sous les portes cochères,

Les peupliers enfoncent leurs pieds nus dans le fossé.

Un soldat-rouge boiteux, l’air endormi,

Le front ridé par les souvenir qu’il évoque,

Gonfle sa poitrine en parlant de Boudionny,

De comment les Rouges ont repris Perekop.

« Ces chiens d’bourgeois… comme ci et comme ça…

En Crimée… croyez-moi… ç’a été leur fête… »

Et les érables plissent leurs longues oreilles,

Et les femmes s’exclament dans l’ombre muette.

Des komsomols paysans sont venus des collines

Et au son de l’accordéon, avec une ardeur redoublée

Tous entonnent les slogans de Démian Bedny,

Une clameur joyeuse emplit la vallée.

Le voici, mon pays !

Pauvre crétin, qu’avais-je à brailler dans mes vers

Que le peuple est mon ami le meilleur ?

Ma poésie, personne n’en a besoin ici,

Pas plus que de moi-même, d’ailleurs.

Eh bien, soit !

Pardon, mon refuge natal.

Je t’ai servi naguère, et ça me suffit bien.

Peu importe qu’on ne me chante plus aujourd’hui :

J’ai chanté quand mon pays souffrait sans fin.

J’accepte tout.

J’accepte les choses comme elles sont

Et je suis prêt à suivre les sentiers batuus.

Je donnerai toute mon âme à Octobre et à Mai,

Tout sauf la lyre que j’aime d’un amour têtu.

Je ne la livrerai pas à d’autres mains,

Pas même à ma femme, à mon ami ou à ma mère.

C’est à moi seul qu’elle a confié ses doux sons,

Moi seul que ses tendres chants bercèrent.

Fleurissez, jeunes gens ! Et soyez sains de corps !

Toute autre est votre vie, autres vos ritournelles.

Moi, je m’en irai seul vers des confins inconnus,

A jamais apaisé dans mon âme rebelle.

Mais même alors

Quand les tribus ne seront plus hostiles

Sur toute la planète,

Disparu le mensonge et la tristesse aussi,

Même alors je chanterai

De toutes mes fibres de poète

La sixième partie du monde,

Qui porte ce nom bref : Russie.

Serge Essénine, 1924

Poème "Lettre à ma mère"

Tu es là, tu vis, ma petite vieille,

Je te salue bien, moi aussi, je vis,

Que vienne resplendir sur ta chaumière

La lumière ineffable de jadis !

On m’a raconté, que cachant tes doutes,

Tu t’inquiètes fort à mon propos,

Que tu vas souvent, sur la grande route,

Engoncée dans ton vieux caraco.

On me dit, aussi, que la nuit tu rêves

A mes nuits, aux rixes des tripots,

Que tu vois souvent un bandit qui lève

Sur ton fils la lame d’un couteau.

Ce n’est rien, rassure toi, chérie,

Tout cela n’est rien qu’un cauchemar.

Mon âme n’est pas à ce point pourrie

Que je puisse crever sans te revoir !

Non, je suis toujours le même, un tendre.

Et je n’ai qu’un seul désir au cœur :

Quitter ce bourbier et ces méandres,

Revoir la maison basse du bonheur.

Je viendrai, quand ouvrira ses branches

Le jardin, au souffle du printemps,

Si tu me promets que les dimanches

Tu me laisseras dormir mon content.

Ne réveille pas les choses mortes,

Ne ranime pas les vains espoirs.

J’ai joué trop tôt ma vie - qu’importe !

Je suis déjà las - faut pas m’en vouloir.

Ne viens pas m’apprendre la prière,

C’est fini, sans espoir de retour.

C’est de toi que me vient la lumière,

De toi seule, la joie et le secours.

Oublie, donc, tes craintes et tes doutes,

Ne t’attriste pas à mon propos.

Ne va pas guetter sur la grande route,

Engoncée dans ton vieux caraco.

La suite

Sur Serge Essénine

Et encore…

En mémoire de Serge Essénine

Derniers mots

Essenine, ainsi que tout le groupe des Imaginistes (Marienhof, Cherchenevitch, Koussikov), se trouve quelque part à la croisée des chemins entre Kliouiev et Maïakovski. Les racines d’Essenine sont au village, mais moins profondément que chez Kliouiev. Essenine est plus jeune. Il devint poète alors que le village était déjà ébranlé par la révolution, qu’était déjà ébranlée la Russie toute entière. Kliouiev avait été entièrement formé dans les années d’avant guerre, et il répondit à la guerre et à la révolution dans les limites du conservatisme de l’homme des forêts. Essenine est non seulement plus jeune, il est aussi plus souple, plus plastique, plus ouvert aux influences et plus riche de possibilités. Sa base paysanne elle-même n’est pas semblable à celle de Kliouiev ; Essenine n’a ni la solidité de Kliouiev, ni sa componction sombre et pompeuse. Essenine se targue d’être arrogant et d’être un hooligan. A dire vrai, son arrogance même, arrogance purement littéraire (La Confession) n’est pas si terrible. Cependant, Essenine est sans aucun doute l’expression de l’esprit pré-révolutionnaire et révolutionnaire de la jeunesse paysanne, que la vie troublée du village a poussée à l’arrogance et à la turbulence.
La ville a déteint sur Essenine plus fortement et de façon plus visible que sur Kliouiev. C’est ici qu’intervient l’influence incontestable du futurisme. Essenine est plus dynamique dans la mesure où il est plus nerveux, plus souple, plus sensible au nouveau. Mais l’imaginisme est à l’opposé du dynamisme. L’image acquiert une signification par elle-même, aux dépens de l’ensemble, les éléments isolés devenant distincts et froids.

On a dit, à tort, que l’abondance d’images de l’imaginiste Essenine provenait de ses penchants individuels. En fait, nous trouvons les mêmes traits chez Kliouiev. Ses vers sont alourdis par une imagerie encore plus fermée et plus immobile. Au fond, il s’agit d’une esthétique moins personnelle que paysanne. La poésie des formes répétitives de la vie a, en définitive, peu de mobilité, et cherche une issue dans la condensation des images.

L’imaginisme est à tel point surchargé d’images que sa poésie ressemble à une bête de somme, et, par suite, elle est lente dans ses mouvements. L’abondance des images n’est pas en soi une preuve de puissance créatrice ; au contraire, elle peut provenir du manque de maturité technique d’un poète surpris par les événements, et par des sentiments qui, artistiquement, le dépassent. Le poète est presque encombré d’images, et le lecteur se sent aussi nerveusement impatient d’en finir que lorsqu’on écoute un orateur qui bégaie. De toute façon, l’imaginisme n’est pas une école dont on puisse attendre de sérieux développements. Même l’arrogance tardive de Koussikov (« l’Occident, en direction duquel nous, imaginistes, éternuons ») semble curieuse, mais guère amusante. L’imaginisme est peut-être seulement une étape pour quelques poètes, plus ou moins talentueux, de la jeune génération, qui se ressemblent entre eux sur un seul point tous manquent encore de maturité.

L’effort fait par Essenine pour construire une grande œuvre grâce à la méthode imaginiste s’est révélé inefficace du fait que l’auteur a déversé sa copieuse imagerie avec excès. La forme dialoguée de Pougatchov fut impitoyablement plus forte que le poète. Le drame, en général, est une forme d’art très transparente et rigide ; il n’offre pas de place aux morceaux descriptifs ou narratifs ni aux envolées lyriques. Le dialogue précipita Essenine dans des eaux claires. Emelko Pougatchov, aussi bien que ses ennemis ou collègues, sont tous, sans exception, des imaginistes. Et Pougatchov lui-même, c’est Essenine de la tête aux pieds : il veut être terrible, mais ne peut l’être. Le Pougatchov d’Essenine est un romantique sentimental. Il est amusant qu’Essenine se présente lui-même comme une sorte de hooligan, vaguement assoiffé de sang ; mais quand Pougatchov s’exprime comme un romantique chargé d’images, ça ne l’est pas. L’imaginiste Pougatchov prend une allure un peu ridicule.

Bien que l’imaginisme, à peine né, soit déjà mort, Essenine appartient encore à l’avenir. A des journalistes étrangers, il déclare être plus à gauche que les bolcheviks. C’est dans l’ordre naturel des choses et n’effraie personne. Pour l’instant, Essenine, le poète qui peut être plus à gauche que nous, pauvres pécheurs, mais qui n’en sent pas moins son Moyen Âge, a commencé ses voyages de jeunesse, et il ne reviendra pas identique à celui qu’il a été. Nous ne préjugerons pas. Quand il reviendra, il nous le dira lui-même.

Léon Trotsky, Littérature et révolution

O mère, ma patrie, je suis bolchévik !
et encore dans les dernières années :
Et maintenant, sur la terre soviétique,
Je suis le plus ardent compagnon de route.

Essénine, 1918

Ma voilà, tel je suis,

Sans égards pour qui que ce soit.

Je tresse ma chanson dorée,

Et mon visage est noir de suie parfois.

On dit que je suis bolchevik.

Oui, j’aimerais brider la terre.

O, quel barbouilleur d’icônes m’a peint

En un temps de foudre et d’éclairs ?

L’Amérique ou Londres, qu’importe…

Les eaux à rebours coulent-elles ?

C’est la tristesse russe qui clapote,

Lavant les taches du soleil.

Essénine, 1919

Traducteur : Michel Niqueux

Messages

  • Horizons dorés et si flous !

    La vie brûle tous ses convives.

    Et j’ai fait le porc et le fou

    Pour que ma flamme soit plus vive.

    Le poète griffe et caresse,

    C’est son destin et son devoir.

    J’ai cherché à marier sans cesse

    La rose blanche au crapaud noir.

    Et qu’importe que dans les flammes

    Mes desseins roses aient péri.

    Si des démons nichaient dans l’âme,

    Les anges y vivaient aussi.

    ....

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