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Qu’est-ce que le procès de production capitaliste ?

dimanche 19 juin 2022, par Robert Paris

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Qu’est-ce que le procès de production capitaliste ?

Karl Marx dans « Le Capital », Livre III :

« Le procès de production capitaliste est une forme historiquement déterminée du procès de production sociale en général. Ce dernier est autant un procès de production des conditions matérielles de la vie humaine qu’un procès (en voie d’évolution) de production et de reproduction des conditions mêmes de la production, c’est-à-dire de la forme sociale économique qui y correspond. En effet, l’ensemble des rapports que les agents de la production ont entre eux et avec la nature constitue la structure économique de la société. Comme dans tous les systèmes qui l’ont précédé, le procès de production capitaliste se déroule dans des conditions matérielles déterminées, qui règlent en même temps les rapports sociaux de la vie de ceux qui y participent. Ces conditions comme ces rapports sont à la fois des facteurs et des résultats de la production capitaliste, qui les produit et les reproduit. Nous avons vu ensuite que, durant le procès social de production qui lui est adéquat, le capital extrait une quantité déterminée de surtravail du producteur immédiat, surtravail dont il ne paie pas l’équivalent et qui, de par son essence, est du travail forcé, bien qu’il semble être le résultat d’un contrat librement consenti. Ce surtravail revêt la forme d’une plus-value, qui existe à l’état d’un surproduit. D’une manière générale, le surtravail, le travail en quantité plus considérable que ne l’exigent les besoins, est inévitable dans toutes les organisations ; mais dans la société capitaliste comme dans l’esclavage il repose sur un antagonisme, sur l’oisiveté d’une partie de la société. Une quantité déterminée de surtravail est nécessaire pour l’assurance contre les accidents et l’extension progressive et inévitable du procès de production - ce qui constitue l’accumulation dans la société capitaliste - sous l’action du développement des besoins et de l’augmentation de la population.

Le capitalisme contribue au progrès de la civilisation en ce qu’il extrait ce surtravail par des procédés et sous des formes qui sont plus favorables que ceux des systèmes précédents (esclavage, servage, etc.) au développement des forces productives, à l’extension des rapports sociaux et à l’éclosion des facteurs d’une culture supérieure. Il pré¬pare ainsi une forme sociale plus élevée, dans laquelle l’une des parties de la société ne jouira plus, au détriment de l’autre, du pouvoir et du monopole du développement social, avec les avantages matériels et intellectuels qui s’y rattachent, et dans laquelle le sutravail aura pour effet la réduction du temps consacré au travail matériel en géné¬ral. Lorsque le travail nécessaire et le surtravail sont l’un et l’autre égaux à 3, la journée de travail est égale à 6 et le taux du surtravail est de 100 %, tandis que le taux du surtravail n’est plus que de 33 ⅓ %, lorsque la journée de travail est égale à 12, et se décompose en 9 de tra¬vail nécessaire et 3 de surtravail. Or c’est la productivité du travail qui détermine la quantité de valeurs d’usage qui peut être produite dans un temps déterminé de travail nécessaire et de surtravail. La richesse effective de la société et la possibilité d’une extension continue du procès de reproduction dépendent donc, non de la longueur, mais de la productivité du surtravail et des conditions plus ou moins favorables dans lesquelles il est exécuté. Le règne de la liberté ne commence en fait que là où cesse le tra¬vail imposé par la nécessité et les considérations extérieu¬res ; de par la nature des choses, il existe donc au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite. La lutte du sauvage contre la nature pour la satisfaction de ses besoins, la conservation et la reproduction de son existence, s’étend à l’homme civilise, quels que soient la forme de la société et le système de la production. A mesure que l’homme se civilise, s’étendent le cercle de ses besoins et son asservissement à la nature, mais en même temps se développent les forces productives qui lui permettent de s’en affranchir. A ce point de vue la liberté ne peut être conquise que pour autant que les hommes socialisés, devenus des producteurs associés, combinent rationnellement et contrôlent leurs échanges de matière avec la nature, de manière à les réaliser avec la moindre dépense de force et dans les conditions les plus dignes et les plus conformes à la nature humaine. Sans cela le joug de la nécessité ne cessera de peser sur eux et ils ne connaîtront pas le vrai régime de la liberté, dans lequel le développement de leurs forces se fera exclusivement pour eux. La condition fondamentale de, cette situation est le raccourcissement de la journée de travail.

Lorsqu’on fait abstraction des irrégularités accidentelles de la répartition pour ne considérer que l’action générale de la loi, on voit que dans la société capitaliste la plus-value ou le surproduit se partage comme un dividende entre les capitalistes au prorata de la fraction de capital social que chacun possède. Elle est représentée par le profit moyen, qui se subdivise en profit d’entreprise et intérêt, et tombe ainsi en partage à deux catégories distinctes de capitalistes. Mais la propriété foncière intervient pour limiter la part de la plus-value que peut s’approprier le capital ; car de même que le capitaliste prélève sur l’ouvrier le surtravail et la plus-value sous forme de profit, de même le propriétaire foncier enlève au capitaliste une partie de cette plus-value, qui constitue la rente.

Lorsque nous parlons du profit, de la part de la plus-value qui tombe en partage au capital, nous pensons donc au profit moyen (le profit d’entreprise + l’intérêt), c’est-à-dire à ce qui reste du profit total lorsque la rente en a été déduite. Le profit du capital et la rente foncière ne sont donc que les deux parties dans lesquelles se décompose la plus-value, et il n’y a entre eux que cette différence que l’une représente la part du propriétaire foncier et l’autre, la part du capitaliste. C’est le capital qui extrait directement des ouvriers le surtravail (qui devient la plus-value et le surproduit) et à ce point de vue il doit être considéré comme le producteur de la plus-value. Quant à la propriété foncière, elle reste en dehors du procès réel de production, et son rôle se borne à s’annexer une partie de la plus-value prélevée par le capital. Il n’en résulte pas cependant que le propriétaire foncier reste étranger au procès capitaliste de production ; il y joue un rôle, et ce rôle résulte, non de ce qu’il exerce une pression sur le capital ou de ce que la grande propriété foncière, qui exproprie les travailleurs de leurs moyens de travail, est une prémice et une condition de la production capitaliste, mais de ce qu’il personnifie un des éléments essentiels de la production.

Enfin vient l’ouvrier qui, en sa qualité de propriétaire et de vendeur de sa force de travail, reçoit sous le nom de salaire une part du produit, équivalente à la fraction de son travail que nous appelons le travail nécessaire et devant servir à sa conservation et à sa reproduction quelque aisée ou quelque misérable que soit son existence.

Quelque disparates que puissent paraître les rapports du capital, de la terre et du travail, ils ont cependant quelque chose de commun. Bon an, mal an, le capital produit du profit pour le capitaliste, la, terre fournit de la rente au propriétaire et la force de travail - dans des conditions normales et aussi longtemps qu’elle peut être utilisée - rapporte du salaire à l’ouvrier. Ces trois parties de la valeur produite annuellement et les fractions du produit annuel qui les représentent, peuvent être dépensées - nous faisons abstraction de l’accumulation - année par année, sans que la source de leur reproduction tarisse. Ils représentent les fruits annuels d’un arbre perpétuel ou plutôt de trois arbres, les revenus de trois classes - capitalistes, propriétaires, ouvriers - dont la répartition est faite par le capitaliste producteur, qui met le travail en œuvre et prélève directement la plus-value. Le capital, la terre et la force de travail ou plutôt le travail sont pour le capitaliste, le propriétaire et l’ouvrier les trois sources de leurs revenus spécifiques, le profit, la rente et le salaire. En effet, pour le capitaliste, le capital est une pompe qui aspire sans cesse de la plus-value, pour le propriétaire, la terre est un aimant qui attire continuellement une partie de la plus-value, et pour l’ouvrier, le travail est un moyen à action ininterrompue d’obtenir une partie de la valeur qu’il crée, c’est-à-dire le salaire qui doit le faire vivre. En outre ce sont le capital, la terre et le travail qui assignent respectivement la forme de profit, rente et salaire aux trois parties de la valeur et du produit du travail annuel, et en font par cette transformation les revenus des capitalistes, des propriétaires et des ouvriers. Alors que la répartition doit avoir pour point de départ la valeur du produit annuel (qui n’est que du travail social matérialisé), les choses se présentent d’une manière opposée dans l’esprit des agents de la production. Le capital, la terre et le travail leur apparaissent comme trois sources indépendantes, desquelles sortent trois parties distinctes du produit annuel et qui, par conséquent, n’interviennent pas seulement pour donner aux parties de la valeur annuellement produite les formes différentes sous lesquelles elles deviennent les revenus des agents de production, mais donnent naissance à cette valeur elle-même, la substance des revenus…

Même l’expression « Capital-Profit » est incorrecte. Lorsque l’on prend le capital dans la seule relation où il est producteur de plus-value, c’est-à-dire dans son rapport avec la force de travail, dans lequel il extrait de la plus-value par la pression qu’il exerce sur l’ouvrier, on est amené à considérer la plus-value totale, c’est-à-dire le profit (profit d’entreprise + intérêt) et la rente. Or, dans l’expression « Capital-Profit », il n’est en rapport qu’avec la partie de la plus-value qui représente le revenu du capitaliste, et toute relation s’efface encore davantage dès que l’expression prend la forme « Capital-Intérêt »…

Les moyens de production, c’est-à-dire une accumulation suffisante de capital, étant donnés, la formation de la plus-value n’a d’autre borne que la population ouvrière, si le degré d’exploitation du travail est déterminé, et que le degré d’exploitation du travail, si la population ouvrière est donnée. L’obtention de cette plus-value, qui est le but et le motif de l’organisation capitaliste, constitue le procès immédiat de production. Dès que tout le surtravail qu’il est possible d’extorquer est matérialisé sous forme de marchandise, la plus-value est produite. Mais à ce moment le premier acte seulement du procès de production capitaliste, la production proprement dite, est terminé, et le second acte doit commencer. Les marchandises produites, qu’elles incorporent le capital constant et le capital variable ou qu’elles représentent la plus-value, doivent être vendues. Si cette vente est impossible, ou si elle ne peut être faite qu’en partie, ou encore si elle a lieu à des prix au-dessous des coûts de production, l’exploitation de l’ouvrier, qui existe en tout cas, est sans profit pour le capitaliste ; la plus-value extorquée n’est pas réalisée ou n’est réalisée qu’en partie ; peut-être même le capital est-il partiellement ou totalement perdu.

Les conditions de l’exploitation du travail et de sa mise en valeur ne sont pas les mêmes et elles diffèrent, non seulement au point de vue du temps et du lieu, mais en elles-mêmes. Les unes sont bornées exclusivement par la force productive de la société, les autres par l’importance relative des diverses branches de production et la puissance de consommation de la masse. Quant à cette dernière, elle dépend non de ce que la société peut produire et consommer, mais de la distribution de la richesse, qui a une tendance à ramener à un minimum, variable entre des bornes plus ou moins étroites, la consommation de la grande masse -, elle est limitée en outre par le besoin d’accumulation, d’agrandissement du capital et d’utilisation de quantités de plus en plus fortes de plus-value. Elle obéit ainsi à une loi qui trouve son origine dans les révolutions incessantes des méthodes de produire et la dépréciation constante du capital qui en est la conséquence, dans la concurrence générale et la nécessité, dans un but de conservation et sous peine de ruine, de perfectionner et d’étendre sans cesse la production. Aussi la société capitaliste doit-elle agrandir continuellement ses débouchés et donner de plus en plus aux conditions qui déterminent et règlent le marché, les apparences d’une loi naturelle indépendante des producteurs et échappant au contrôle, afin de rendre moins apparente la contradiction immanente qui la caractérise. Seulement plus la puissance productive se développe, plus elle rencontre comme obstacle la base trop étroite de la consommation, bien qu’au point de vue de cette dernière, il n’y ait aucune contradiction dans la coexistence d’une surabondance de capital avec une surabondance croissante de population. Car il suffirait d’occuper l’excès de population par l’excès de capital pour augmenter la masse de plus-value ; mais dans la même mesure s’accentuerait le conflit entre les conditions dans lesquelles la plus-value est produite et réalisée.

Pour un taux déterminé, la masse du profit dépend de la grandeur du capital. L’accumulation est la fraction de cette masse qui est convertie en capital ; elle est égale, par conséquent, au profit moins le revenu et elle dépend non seulement de la valeur absolue du profit, mais des prix des marchandises que le capitaliste achète, soit pour sa consommation personnelle, soit pour son capital constant (nous supposons que le salaire reste invariable).

La quantité de capital que l’ouvrier met en œuvre et dont il conserve la valeur en la transformant en produit, diffère absolument de la valeur qu’il y ajoute. Si ce capital est, par exemple, égal à 1000 et si le travail y ajoute 100, le capital reproduit a une valeur de 1100 ; si le capital est de 100 et si le travail y ajoute 20, le capital reproduit est de 120. Dans le premier cas le taux du profit est de 10 %, dans le second il est de 20 %, et, pourtant, des 100 ajoutés dans le premier cas, on peut accumuler davantage que des 20 du second cas. Abstraction faite de la dépréciation résultant du progrès de la force productive, le potentiel d’accumulation du capital est donc en raison de l’élan que celui-ci possède déjà et non en raison du taux du profit. Un taux élevé du profit marche de pair avec un taux élevé de la plus-value, lorsque la journée de travail bien que peu productive est très longue, lorsque les besoins des ouvriers sont très modestes et par suite le salaire très bas. Le capital s’accumule alors lentement, malgré le taux élevé du profit ; la population est stagnante et le temps de travail que coûte le produit est considérable bien que le salaire soit peu élevé.

Le taux du profit baisse, non parce que l’ouvrier est moins exploité, mais parce que moins de travail est mis en œuvre par un capital déterminé.

La baisse du taux du profit marchant parallèlement à une augmentation de la masse du profit, une quantité plus grande du produit annuel du travail est appropriée par le capitaliste comme capital (pour renouveler le capital consommé) et une partie relativement plus petite comme profit. D’où cette fantaisie du pasteur Chalmers, que moins est considérable la partie du produit annuel que les capitalistes dépensent comme capital, plus est grande la quantité de profit qu’ils empochent, opération pour laquelle ils sont, il est vrai, assurés du concours des églises d’Etat, qui s’entendent à merveille à consommer et non capitaliser une grande partie du surproduit. Le pasteur confond la cause et l’effet. Même lorsqu’il diminue comme taux, le profit augmente comme masse, à mesure que le capital avancé devient plus considérable. Mais il faut pour cela, d’abord la concentration du capital et par conséquent l’engloutissement des petits capitalistes par les grands ; ensuite la séparation des producteurs des conditions du travail, l’intervention personnelle dans la production, assez importante chez les petits capitalistes, s’effaçant d’autant plus chez les grands que la masse de capital qu’ils engagent devient plus considérable. C’est cette séparation qui engendre la notion dur capital et qui, point de départ de l’accumulation (vol. 1, chap. XIV), continuera à se manifester dans la concentration des capitaux jusqu’au moment où leur accumulation aux mains de quelques-uns aboutira à l’expropriation, c’est-à-dire la décapitalisation. Cette suite logique des choses aurait vite fait de déterminer l’effondrement de la production capitaliste, si d’autres facteurs n’opposaient leur effort centrifuge (décentralisateur) à sa tendance centripète.

Le développement de la productivité sociale du travail se manifeste de deux manières : d’une part les forces productives (valeur et masse des éléments de la production et grandeur absolue du capital accumulé) deviennent plus considérables, d’autre part le salaire diminue d’importance par rapport au capital total, c’est-à-dire la quantité de travail vivant nécessaire pour reproduire et mettre en valeur un capital déterminé devient de plus en plus petite. Ces conséquences impliquent en même temps la concentration du capital.

En ce qui concerne spécialement la force de travail, l’action de l’extension de la production s’affirme également sous un double aspect : elle pousse à l’accroissement du surtravail, c’est-à-dire à la diminution du temps indispensable à la reproduction de:la force de travail ; elle restreint le nombre d’ouvriers nécessaires pour mettre cri mouvement un capital déterminé. Non seulement ces deux effets se font sentir simultanément, mais l’un détermine l’autre : ce sont les manifestations d’une même loi, ce qui n’empêche qu’ils agissent en sens inverse sur le taux du profit. En effet, celui-ci est exprimé par pl / C = plus-value / capital total, expression dans laquelle le numérateur dépend du taux de la plus-value et de la quantité de travail mise en œuvre, c’est-à-dire de l’importance du capital variable. Or, l’un de ces facteurs, le taux de la plus-value, augmente tandis que l’autre, le nombre d’ouvriers, diminue (en valeur absolue ou en valeur relative), car d’une part le développement de la productivité diminue la partie payée du travail mis eu œuvre, et d’autre part elle restreint la quantité de travail qui est appliquée par un capital déterminé. Même s’ils pouvaient vivre d’air et par conséquent s’ils ne devaient rien produire pour eux-mêmes, deux ouvriers en travaillant 12 heures par jour ne fourniraient pas autant de plus-value que vingt-quatre ouvriers dont le travail quotidien ne serait que de 2 heures. Il existe une limite infranchissable, au-delà de laquelle il est impossible de poursuivre la réduction du nombre de travailleurs en augmentant le degré d’exploitation du travail ; la baisse du taux du profit peut être contrariée, mais non supprimée.

Le développement de la production capitaliste provoque donc la baisse du taux du profit, mais comme il a pour effet la mise en œuvre de capitaux de plus en plus considérables, il augmente la masse de profit ; quant à l’accroissement du capital, il dépend à la fois de sa masse et du taux du profit. Directement l’accroissement de la productivité (qui ne va pas sans une dépréciation du capital constant) ne peut augmenter la valeur du capital que si, par la hausse du taux du profit, elle donne plus de valeur à la partie du produit annuel qui est reconvertie en capital ; ce qui, en considérant la puissance de production du travail (qui n’a directement rien à faire avec la valeur du capital existant) ne peut arriver que pour autant qu’il y ait augmentation de la plus-value relative ou diminution de la valeur du capital constant, c’est-à-dire dépréciation des marchandises nécessaires à la reproduction de la force du travail ou du capital constant. Dans les deux cas, il y a diminution de valeur du capital existant et réduction du capital variable par rapport au capital constant, résultats qui ont pour conséquence, d’une part de faire tomber le taux du profit, d’autre part d’en ralentir la chute. En outre, toute hausse du taux du profit, par le fait qu’elle augmente la demande de bras, pousse au développement de la population ouvrière, c’est-à-dire de la matière exploitable sans laquelle le capital n’est pas capital.

Indirectement le progrès de la productivité du travail pousse à l’augmentation de la valeur du capital existant, car il multiplie la masse et la diversité des valeurs d’usage qui correspondent à une même valeur d’échange et qui fournissent la matière du capital, c’est-à-dire les objets qui constituent directement le capital constant et indirectement le capital variable. Un même capital mis en œuvre par une même quantité de travail crée, sans que leur valeur d’échange augmente, plus d’objets convertibles en capital et augmente ainsi la masse des produits capables de s’incorporer du travail, de fournir de la plus-value et d’être le point de départ d’une extension du capital. La masse de travail que le capital peut mettre en œuvre dépend, non de sa valeur, mais de la quantité de matières premières et auxiliaires, de machines et d’aliments qu’il représente. Si cette quantité s’accroît, et si en même temps augmente la masse de travail et de surtravail qui lui est appliquée, il y a extension de la valeur du capital reproduit et du capital nouveau qui y est ajouté.

Il importe de ne pas considérer, comme le fait Ricardo, les deux facteurs de l’accumulation, l’un indépendamment de l’autre ; ils impliquent une contradiction, qui se traduit par des tendances et des phénomènes opposés se manifestant simultanément. Pendant que l’augmentation du capital pousse à l’augmentation effective de la population ouvrière, d’autres facteurs interviennent pour ne créer qu’une surpopulation simplement relative. La baisse du taux du profit est concomitante d’un accroissement de la masse des capitaux et d’une dépréciation des capitaux existants, qui agissent pour l’enrayer et activer l’accumulation. Enfin le progrès de la productivité ne va pas sans un relèvement de la composition du capital, c’est-à-dire d’une diminution de la partie variable relativement à la partie constante.

L’action de ces influences contradictoires se manifeste tantôt dans l’espace, tantôt dans le temps et s’affirme périodiquement par des crises, qui sont des irruptions violentes après lesquelles l’équilibre se rétablit momentanément. En ternies généraux elle peut être exposée comme suit : la production capitaliste est caractérisée par sa tendance au développement absolu des forces productives, sans préoccupation ni de la valeur, ni de la plus-value, ni des conditions sociales au milieu desquelles elle fonctionne, bien qu’elle ait pour but et pour caractère spécifique la conservation et l’accroissement le plus rapide possible de la valeur-capital qui existe. Sa méthode comprend : la baisse du taux du profit, la dépréciation du capital existant et le développement des forces productives du travail aux dépens de celles qui fonctionnent déjà.

La dépréciation périodique du capital existant, qui est un moyen immanent de la production capitaliste pour retarder la baisse du taux du profit et accélérer l’accumulation grâce à la formation de capital nouveau, trouble les procès de circulation et de reproduction, et détermine des arrêts subits et des crises de la production. Le recul du capital variable relativement au capital constant, qui accompagne le développement des forces productives, stimule l’accroissement de la population ouvrière et la formation d’une surpopulation artificielle. Quant à la baisse du taux du profit, elle ralentit l’accumulation du capital en tant que valeur pendant qu’elle multiplie les valeurs d’usage, effet dont le contre-coup se manifeste bientôt par une reprise de l’accumulation de valeur-capital. Sans cesse la production capitaliste s’efforce de vaincre ces entraves qui lui sont inhérentes et elle ne parvient à les surmonter que par des moyens qui les font réapparaître et les renforcent.

C’est le capital lui-même qui fixe une borne à la production capitaliste, parce qu’il est le point de départ et le point d’arrivée, la raison et le but de la production et qu’il veut qu’on produise exclusivement pour lui, alors que les moyens de production devraient servir à une extension continue de la vie sociale. Cette borne, qui limite le champ dans lequel la valeur-capital peut être conservée et mise en valeur par l’expropriation et l’appauvrissement de la masse des producteurs, se dresse continuellement contre les méthodes auxquelles le capital a recours pour augmenter la production et développer ses forces productives. Si historiquement la production capitaliste est un moyen pour développer la force productive matérielle et créer un marché mondial, elle est néanmoins en conflit continuel avec les conditions sociales et productives que cette mission historique comporte.

A mesure que diminue le taux du profit, augmente le minimum de capital nécessaire pour la mise en œuvre productive du travail, pour l’exploitation de celui-ci dans des conditions telles que le temps qu’il exige pour produire la marchandise ne dépasse pas celui qui est socialement nécessaire. En même temps s’accentue la concentration, l’accumulation se réalisant plus rapidement, du moins dans une certaine limite, par de grands capitaux opérant à un petit taux de profit que par de petits capitaux fonctionnant à un taux élevé, et cette extension de la concentration provoque, à son tour, dès qu’elle a atteint une certaine importance, une nouvelle baisse du taux du profit. Les petits capitaux sont ainsi entraînés dans la voie des aventures, de la spéculation, des expédients du crédit, des trucs financiers et finalement des crises. Quand on dit qu’il y a pléthore de capitaux, l’expression ne s’applique qu’aux capitaux qui sont incapables d’équilibrer par leur masse la baisse du taux du profit - ce sont toujours des capitaux nouvellement formés - ou que leurs possesseurs, inaptes à les faire valoir eux-mêmes, mettent par le crédit à la disposition des grandes entreprises. Cette pléthore naît des mêmes circonstances que la surpopulation relative et figure parmi les phénomènes qui accompagnent cette dernière, bien que ces surabondances de capital inutilisable et de population ouvrière inoccupée se manifestent aux pôles opposés du procès de production.

La surproduction de capital, qu’il ne faut pas confondre avec la surproduction de marchandise - bien que celle-là n’aille jamais sans celle-ci - revient donc simplement à une suraccumulation, et pour se rendre compte de ce qu’elle est (plus loin nous l’examinerons de plus près) il suffit de la supposer absolue et de se demander dans quelles circonstances la surproduction de capital peut se manifester dans toutes les branches de l’activité humaine.

Il y aurait surproduction absolue si la production capitaliste, qui a pour but la mise en valeur du capital, c’est-à-dire l’appropriation du surtravail, la production de la plus-value et la récolte du profit, cessait d’exiger du capital supplémentaire. Il y aurait donc surproduction si le capital avait pris, relativement à la population ouvrière, une importance telle qu’il y aurait impossibilité d’augmenter le temps absolu de travail ou la partie de la journée représentant le surtravail (cette dernière éventualité n’est pas à envisager puisque la demande de travail serait très forte et qu’il y aurait tendance à une hausse des salaires) ; ce qui aboutirait à cette situation que le capital accru de C à C + C ne produirait pas plus ou produirait même moins de profit que le capital primitif C. Dans les deux cas, il y aurait une baisse considérable et subite du taux général du profit, due à la modification de la composition du capital et résultant non du développement de la productivité, mais de l’accroissement de la valeur monétaire du capital variable (les salaires ayant haussé) et de la diminution du surtravail par rapport au travail nécessaire.

En pratique, les choses se passeraient de telle sorte qu’une partie du capital resterait entièrement on partiellement inoccupée et que sous la pression de celle-ci l’autre partie serait mise en valeur à un taux de profit réduit. Peu importe qu’une partie du capital supplémentaire vienne ou non se substituer à une partie égale du capital en fonction ; on aurait toujours d’un côté un capital donné en activité et de l’autre un capital donné, supplémentaire. La baisse du taux du profit serait accompagnée d’une diminution de la masse du profit, car selon notre hypothèse la force de travail employée ainsi que le taux et la masse de la plus-value ne peuvent pas augmenter, et cette masse réduite du profit devrait être rapportée à un capital total agrandi. Même si le capital en fonction continuait à rapporter du profit à l’ancien taux et si par conséquent la masse de profit restait invariable, il faudrait rapporter cette dernière à un capital total agrandi, ce qui impliquerait la baisse du taux du profit. Lorsqu’un capital de 1000 rapportant 100 de profit est porté à 1500 rapportant également 100, le taux du profit tombe de 100 à 66 ⅔ par 1000, ce qui revient à dire qu’un capital de 1000, dans les nouvelles circonstances, ne donne pas plus de profit qu’un capital de 666 ⅔ engagé dans les conditions primitives.

Il est clair que cette dépréciation effective du capital ancien de même que cette entrée en fonction du capital supplémentaire C ne se feraient pas sans lutte, bien que ce ne soit pas celle-ci qui donne lieu à la baisse du taux du profit et que ce soient au contraire la baisse du taux du profit et la surproduction de capital qui provoquent la concurrence.

La partie de C se trouvant entre les mains des anciens capitalistes serait laissée inoccupée par ceux-ci, afin d’éviter la dépréciation de leur capital original et son éloignement de la production. Peut-être aussi l’appliqueraient-ils même avec une perte momentanée, afin de contraindre leurs concurrents et les nouveaux capitalistes à laisser leurs capitaux inoccupés. Quant aux nouveaux capitalistes détenant l’autre partie de C, ils chercheraient à prendre place aux dépens des anciens, en s’efforçant de substituer leur capital à une partie de celui de ceux-ci.

Dans tous les cas, il y aurait immobilisation d’une partie du capital ancien, qui ne pourrait plus fonctionner comme capital et s’engrosser de plus-value. L’importance de cette partie résulterait de l’énergie de la concurrence. Nous avons vu, en étudiant le taux général du profit, que tant que les affaires marchent bien, la concurrence fait les parts d’une manière fraternelle, en les proportionnant aux sommes risquées. Mais lorsqu’il s’agit de se partager non plus des bénéfices mais des pertes, chacun cherche à ramener sa part au minimum et à grossir le plus possible celle des autres. La force et la ruse entrent en jeu et la concurrence devient une lutte entre des frères ennemis. L’antagonisme entre les intérêts de chaque capitaliste et de la classe capitaliste s’affirme alors de même que précédemment la concordance de ces intérêts était pratiquement réalisée par la concurrence.

Comment ce conflit s’apaisera-t-il et comment les conditions favorables au mouvement « sain » de la production capitaliste se rétabliront- elles ? Une partie du capital - de l’importance de tout on d’une partie de C - sera immobilisée ou même détruite jusqu’à un certain point. La répartition des pertes ne se fera pas d’une manière égale entre tous les capitalistes, mais résultera d’une lutte dans laquelle chacun fera valoir ses avantages particuliers et sa situation acquise, de sorte que d’un côté il y aura un capital immobilisé, de l’autre un capital détruit, d’un autre côté encore un capital déprécié. Pour rétablir l’équilibre, il faudra condamner à l’immobilisation ou même à la destruction une quantité plus ou moins grande de capital. Des moyens de production, du capital fixe comme du capital circulant cesseront de fonctionner et des exploitations à peine créées seront supprimées ; car bien que le temps déprécie tous les moyens de production (excepté le sol), une interruption de fonctionnement les ruine davantage.

L’effet de la crise revêtira cependant son caractère le plus aigu pour les capitaux-valeurs. La partie de ceux-ci qui représente simplement des titres à une plus-value éventuelle, sera dépréciée dès que la baisse du revenu qui lui sert de base sera connue. Une partie de la monnaie d’or et d’argent sera inoccupée et ne fonctionnera plus comme capital. Des marchandises sur le marché subiront une dépréciation considérable - d’où une dépréciation du capital - pour terminer leur circulation et leur reproduction ; il en sera de même du capital fixe, et comme la reproduction ne peut se faire qu’à des conditions de prix déterminées, elle sera complètement désorganisée et jusqu’à un certain point paralysée. Ce trouble retentira sur le fonctionnement de l’instrument monétaire ; la chaîne des engagements pour les paiements aux différentes échéances sera brisée en mille endroits et le crédit sera ébranlé. Il y aura des crises violentes, des chutes de prix inattendues et une diminution effective de la reproduction.

D’autres facteurs entreront en même temps en jeu. Le ralentissement de la production condamnera au chômage une partie de la population ouvrière et contraindra les ouvriers occupés à accepter une réduction de salaire même au-dessous de la moyenne. (Ce qui, pour le capital, aura le même résultat qu’une augmentation de la plus-value absolue ou relative, sans augmentation de salaire.) Ce résultat se manifestera avec d’autant plus d’intensité que la période de prospérité avait augmenté la matrimonialité et diminué la mortalité. (Ce qui, sans accroître la population effectivement occupée - bien que cette augmentation puisse avoir lieu - aurait le même effet, au point de vue des relations entre travailleurs et capitalistes, qu’une extension du nombre d’ouvriers mis a l’œuvre). D’autre part, la baisse des prix agissant en même temps que la concurrence poussera chaque capitaliste à appliquer de nouvelles machines, des méthodes perfectionnées et des combinaisons plus efficaces pour réaliser une production supérieure à la production moyenne, c’est-à-dire augmenter la productivité du travail, réduire le capital variable relativement au capital constant, en un mot déterminer en supprimant des ouvriers une surpopulation artificielle. Mais bientôt la dépréciation des éléments du capital constant interviendra pour provoquer une hausse du taux du profit, car, à la faveur de sa diminution de valeur, la masse de ce capital ne tardera pas à s’accroître par rapport au capital variable. Le ralentissement de la production aura préparé son épanouissement ultérieur (toujours dans le cadre capitaliste) et le capital, un certain temps déprécié par l’arrêt de son fonctionnement, reprendra son ancienne valeur. Le même cercle vicieux recommencera donc, mais avec des moyens de production plus considérables, un marché plus étendu, une force de production plus importante.

Même dans l’hypothèse poussée à l’extrême que nous venons d’examiner, la surproduction absolue de capital n’est pas une surproduction absolue de moyens de production. Elle n’est qu’une surproduction des moyens de production fonctionnant comme capital, devant produire une valeur supplémentaire proportionnelle à leur augmentation en quantité. Et cependant elle est une surproduction, parce que le capital est devenu incapable d’exploiter le travail au degré qu’exige le développement « sain » et « normal » de la production capitaliste, qui veut tout au moins que la masse de profit augmente proportionnellement à la masse de capital et n’admet pas que le taux du profit baisse dans la même mesure ou plus rapidement qu’augmente le capital.

La surproduction de capital n’est jamais qu’une surproduction de moyens de travail et d’existence pouvant être appliqués, à l’exploitation des travailleurs à un degré déterminé, le recul de l’exploitation au-dessous d’un niveau donné devant provoquer des troubles, des arrêts de production, des crises et des pertes de capital. Il n’y a rien de contradictoire à ce que cette surproduction de capital soit accompagnée d’une surpopulation relative plus ou moins considérable. Car, les circonstances qui accroissent la productivité du travail, augmentent les produits, étendent les débouchés, accélèrent l’accumulation comme masse et comme valeur et font tomber le taux du profit, sont aussi celles qui provoquent continuellement une surpopulation relative d’ouvriers, que le capital en excès ne peut pas occuper parce que le degré d’exploitation du travail auquel il serait possible de les employer n’est pas assez élevé ou que le taux du profit qu’ils rapporteraient pour une exploitation déterminée est trop bas.

Lorsqu’on envoie du capital à l’étranger, on le fait, non parce qu’il est absolument impossible de l’employer dans le pays, mais parce qu’on peut en obtenir un taux de profit plus élevé. Ce capital est alors réellement superflu eu égard à la population ouvrière occupée et au pays ; il existe par conséquent à côté d’une population relativement en excès et fournit un exemple de la coexistence et de l’action réci¬proque des deux phénomènes de la surabondance de ca¬pital et de la surabondance de population.

La baisse du taux du profit provoquée par l’accumulation engendre nécessairement la concurrence. Eu effet, si cette baisse est compensée par l’accroissement de la masse du profit pour l’ensemble du capital social et pour les grands capitalistes complètement installés, il n’en est pas de même pour les capitaux nouveau-venus dans la production et qui doivent y conquérir leur place ; pour ceux-ci la lutte s’impose, et c’est ainsi que la baisse du taux du profit appelle la concurrence entre les capitaux et non cette concurrence, la chute du taux du profit. Cette lutte est accompagnée d’une hausse passagère des salaires entraînant une baisse passagère du taux du profit et elle se manifeste par la surproduction de marchandises et l’encombrement du marché. Le capital poursuit, en effet, non la satisfaction des besoins, mais l’obtention d’un profit, et sa méthode consiste à régler la masse des produits d’après l’échelle de la production et non celle-ci d’après les produits qui devraient être obtenus ; il y a donc conflit perpétuel entre la consommation comprimée et la production tendant à franchir la limite assignée à cette dernière, et comme le capital consiste en marchandises, sa surproduction se ramène à une surproduction de marchandises. Un phénomène bizarre c’est que les mêmes économistes qui nient la possibilité d’une surproduction de marchandises admettent que le capital puisse exister en excès. Cependant quand ils disent qu’il n’y a pas de surproduction universelle, mais simplement une disproportion entre les diverses branches de production, ils affirment qu’en régime capitaliste la proportionnalité des diverses branches de production résulte continuellement de leur disproportion ; car pour eux la cohésion de la production tout entière s’impose aux producteurs comme une loi aveugle, qu’ils ne peuvent vouloir, ni contrôler. Ce raisonnement implique, en outre, que les pays où le régime capitaliste n’est pas développé consomment et produisent dans la même mesure que les nations capitalistes. Dire que la surproduction est seulement relative est parfaitement exact. Mais tout le système capitaliste de production n’est qu’un système relatif, dont les limites ne sont absolues que pour autant que l’on considère le système en lui-même. Comment est-il possible que parfois des objets manquant incontestablement à la masse du peuple ne fassent l’objet d’aucune demande du marché, et comment se fait-il qu’il faille en même temps chercher des commandes au loin, s’adresser aux marchés étrangers pour pouvoir payer aux ouvriers du pays la moyenne des moyens d’existence indispensables ? Uniquement parce qu’en régime capitaliste le produit en excès revêt une forme telle que celui qui le possède ne peut le mettre à la disposition du consommateur que lorsqu’il se reconvertit pour lui en capital. Enfin, lorsque l’on dit que les capitalistes n’ont qu’à échanger entre eux et consommer eux-mêmes leurs marchandises, on perd de vue le caractère essentiel de la production capitaliste, dont le but est la mise en valeur du capital et non la consommation. En résumé toutes les objections que l’on oppose aux phénomènes si tangibles cependant de la surproduction (phénomènes qui se déroulent malgré ces objections), reviennent à dire que les limites que l’on attribue à la production capitaliste n’étant pas des limites inhérentes à la production en général, ne sont pas non plus des limites de cette production spécifique que l’on appelle capitaliste. En raisonnant ainsi on oublie que la contradiction qui caractérise le mode capitaliste de production, réside surtout dans sa tendance à développer d’une manière absolue les forces productives, sans se préoccuper des conditions de production au milieu desquelles se meut et peut se mouvoir le capital.

On ne produit pas trop de moyens de subsistance eu égard à la population ; on en produit au contraire trop peu pour la nourrir convenablement et humainement. De même on ne fabrique pas trop de moyens de production, étant donnée la partie de la population qui est capable de travailler. Une trop grande partie des hommes est amenée par les circonstances à exploiter le travail d’autrui ou à exécuter des travaux qui ne sont considérés comme tels que dans un système absolument misérable de production. En outre, les moyens de produire que l’on fabrique sont insuffisants pour que toute la population valide puisse être occupée dans les circonstances les plus fécondes au point de vue de la production et par conséquent les plus favorables à la réduction de la durée du travail.

Mais périodiquement on produit trop de moyens de travail et de subsistance pour que leur emploi à l’exploitation du travailleur puisse donner le taux de profit que l’on veut obtenir. On produit trop de marchandises pour que la valeur et la plus-value qu’elles contiennent puissent être réalisées et reconstituées en capital, dans les conditions de répartition et de consommation inhérentes à la production’ capitaliste, ou du moins parcourir ce cycle sans catastrophes continuelles. On peut donc dire que si la production de richesses n’est pas trop abondante, on produit périodiquement trop de richesses ayant la forme capitaliste avec les contradictions qui en sont inséparables.

Les faits suivants assignent une limite à la production capitaliste :

1. En entraînant la baisse continue du taux du profit, le progrès de la productivité du travail donne le jour à une force antagoniste, qui à un moment donné agit à l’encontre du développement de la productivité et ne peut être vaincue que par des crises sans nombre ;

2. L’importance de la production, qu’elle doive être accrue ou restreinte, est déterminée, non par les besoins sociaux, mais par l’appropriation par le capitaliste du travail qu’il ne paye pas et le rapport de ce travail au travail matérialisé, en d*autres termes, par le profit et le rapport du profit au capital engagé ; d’où il résulte que la production s’arrête, non lorsque les besoins sont satisfaits, mais lorsque l’impossibilité de réaliser un profit suffisant commande cet arrêt.

Lorsque le taux du profit baisse, l’activité du capital redouble ; chaque capitaliste s’efforce, en faisant appel à des procédés perfectionnés, à ramener la valeur de sa marchandise au-dessous de la valeur moyenne et à réaliser un profit exceptionnel. Le même phénomène provoque en même temps la fraude, en encourageant l’application incertaine de nouvelles méthodes de production, les engagements hasardés de nouveaux capitaux, en un mot les aventures qui offrent la chance de recueillir un profit exceptionnel.

Le taux du profit et le développement du capital qui y correspond sont importants surtout pour les nouveaux capitaux, qui constituent des entreprises nouvelles et indépendantes. Le feu vivifiant de la production s’étendrait bien vite si cette dernière devenait le monopole de quelques grands capitaux, pour lesquels toute variation du taux du profit serait contrebalancée par la masse de celui-ci. Le taux du profit est le stimulant du régime capitaliste, qui ne produit que lorsqu’il y a un bénéfice à recueillir. On comprend dès lors l’anxiété des économistes anglais en présence de la baisse du taux du profit. L’inquiétude de Ricardo devant la seule possibilité de cette baisse démontre, mieux que toute autre considération, combien est profonde sa compréhension des conditions de la production capitaliste ; ce qu’il y a de plus remarquable en lui et ce qui est précisément ce qu’on lui reproche, c’est que dans son étude de la production capitaliste, il n’attache aucune importance aux « hommes » pour s’en tenir exclusivement au développement des forces productives, quels que soient les sacrifices en hommes et en capitaux qu’il faille lui faire. Le développement des forces productives du travail social, voilà la mission historique et la raison d*être du capital, c’est par là qu’inconsciemment il crée les conditions matérielles d’une forme plus élevée de production. Ce qui inquiète Ricardo, c’est que le taux du profit, stimulant de la production et de l’accumulation capitaliste, soit menacé par le développement même de la production et, en effet, le rapport quantitatif est tout ici. Mais la base du système présente un aspect plus profond, dont il se doute à peine. Même au point de vue purement économique et vulgairement bourgeois, limité par l’horizon de la conception de ceux qui exploitent le capital, le régime capitaliste apparaît comme une forme, non pas absolue et définitive, mais relative et transitoire de la production…

L’extériorisation du rapport capitaliste par le capital productif d’intérêts

C’est dans le capital productif d’intérêts que le rapport capitaliste s’extériorise le plus complètement et prend le plus la forme d’un fétiche. La formule est A-A’, l’argent engendrant de l’argent, sans qu’aucune opération intermédiaire ne soit apparente. La formule A-M-A’ du capital commercial a au moins la forme générale de l’expression du mouvement capitaliste, bien que les phénomènes qu’elle exprime restent confinés dans le procès de circulation ; si elle représente le profit comme résultant de l’aliénation, elle le montre aussi comme produit d’un rapport social et non pas comme produit d’un simple objet. Le capital commercial comprend toujours dans son fonctionnement deux phases opposées, deux opérations en sens inverse, la vente et l’achat de marchandises. Il n’en est plus de même dans la formule A-A’ du capital productif d’intérêts. Lorsqu’un capitaliste prête 1000 £ à 5 %, la valeur de ce capital devient à la fin de l’année 1000 + 1000 * (5 / 100) = 1.050 £, ou sous une forme générale C + Ci’, C étant le capital et i’ le taux de l’intérêt. La nouvelle valeur 1050 du capital n’est pas une simple grandeur, c’est un rapport de grandeurs ; elle exprime qu’une valeur déterminée s’est augmentée d’elle-même, a produit de la plus-value. Cette propriété du capital de s’augmenter de lui-même peut être mise à profit par tous les capitalistes producteurs, qu’ils opèrent avec un capital leur appartenant ou avec un capital emprunté.

L’expression A-A’ part de la forme originale du capital et elle ramène la formule A-M-A’ à ses deux termes extrêmes A et A’, ce dernier étant égal à A + δA, l’argent transformé en plus d’argent ; la formule générale du capital est ainsi condensée en une expression dénuée de sens. Alors que la formule générale comprend les procès de production et de circulation donnant une plus-value déterminée dans un temps donné, la formule du capital productif d’intérêts nous montre la plus-value surgissant spontanément, sans l’intermédiaire de la production et de la circulation ; le capital s’augmentant ainsi de lui-même devient une source mystérieuse dont découle l’intérêt. L’objet, qu’il soit argent, marchandise ou valeur, est capital par lui-même, le capital n’est plus qu’un objet, et le résultat de tout le procès de reproduction est une qualité inhérente à l’objet ; dès lors il dépend uniquement du caprice de celui qui possède l’argent que celui-ci soit simplement dépensé ou loué comme capital.

Le capital productif d’intérêts est donc le capital fétiche, engendrant automatiquement de la valeur, substituant plus d’argent à de l’argent, sans qu’aucune trace en révèle le secret de l’opération, faisant du rapport social le rapport d’un objet (l’argent) à lui-même. La transformation effective de l’argent en capital cesse d’être visible. L’argent devient une valeur d’usage ayant comme la force de travail la propriété de faire naître de la valeur, de rendre plus qu’il ne contient, et c’est parce, qu’il a cette vertu qu’il peut être prêté, ce qui est la forme de la vente pour cette marchandise d’une nature spéciale. Il produit de l’intérêt comme un poirier produit des poires ; comme tel il est mis en vente et la projection au dehors de sa propriété caractéristique est si pénétrante que le capital réellement productif, appliqué dans l’industrie ou le commerce, semble produire de l’intérêt, non parce qu’il est capital fonctionnant, mais parce qu’il est capital en soi, parce qu’il est capital-argent. L’intérêt, bien qu’il ne soit qu’une fraction du profit, de la plus-value que le capitaliste prélève sur l’ouvrier, apparaît, ainsi comme le produit immédiat du capital, et le profit devenu profit d’entreprise ne semble plus être qu’un accessoire, un ingrédient introduit dans le procès de reproduction. La transformation du capital en fétiche est alors complète. Il est exprimé par la formule A-A’ qui en donne une expression inintelligible, qui dénature complètement le phénomène de production et qui montre le capital productif d’intérêts comme étant la forme la plus simple du capital, puisqu’il porte en lui-même les éléments du procès de reproduction, devenu inutile pour la mise en valeur de l’argent, c’est-à-dire de la marchandise. C’est la mystification capitaliste dans sa forme la plus brutale, sur laquelle les économistes vulgaires se sont jetés comme sur une proie, étant donné qu’elle fait perdre la trace de l’origine du profit et qu’elle rend celui-ci indépendant du procès de production, dont il est cependant le résultat.

Ce n’est qu’en devenant capital-argent que le capital devient une marchandise, dont le prix (l’intérêt) résulte de la propriété qu’elle possède d’augmenter d’elle-même sa valeur. Il devient une marchandise parce qu’il se présente continuellement à l’état d’argent, une forme indécise dans laquelle aucun des éléments qui le constituent réellement n’apparaît. L’argent est en effet la forme dans laquelle sont effacées toutes les différences entre les marchandises considérées comme valeurs d’usage, par conséquent les différences entre les divers capitaux industriels qui se composent de ces marchandises et ont pour but leur production ; il est la forme sous laquelle la valeur - dans ce cas, le capital - existe comme valeur d’échange autonome. Alors que dans le procès de reproduction l’argent n’apparaît que transitoirement, il est la forme permanente du capital sur le marché financier. Le capital-argent devient également une marchandise, parce que la plus-value qu’il engendre naît en argent et comme une vertu qui lui est inhérente, de même qu’il est du propre des arbres de croître.

Le capital productif d’intérêts ramène au minimum le mouvement du capital : un capital de 1000 est considéré comme valant 1100, parce qu’en une certaine période il doit se transformer en 1100, absolument comme la valeur d’usage du vin devient plus grande à mesure qu’il a de la cave. Le capital productif d’intérêts est un objet et comme objet il est un capital. Il est prolifique ; à peine est-il donné en prêt ou engagé dans la production (il produit alors de l’intérêt et du profit d’entreprise), qu’il engendre de l’intérêt, soit qu’il dorme, soit qu’il veille, qu’il soit à la maison on en voyage, que ce soit la nuit ou le jour ; il est l’idéal du capitaliste thésauriseur.

C’est l’incorporation de l’intérêt au capital-argent qui préoccupe avant tout Luther dans ses philippiques naïves contre l’usure. Il admet qu’un intérêt puisse être exigé lorsque le remboursement de la somme prêtée n’ayant pas lieu dans le délai prescrit, le prêteur en souffre parce que lui-même avait besoin de l’argent pour effectuer un paiement ou faire une acquisition, acheter un jardin, par exemple, qui lui échappe à cause du retard ; mais il ajoute ensuite : « Alors que je te les (100 florins) ai prêtés, tu me causes un double dommage, puisque je suis daris l’impossibilité de payer ici, d’acheter là, ce que l’on appelle duplex interesse, damni emergentis et lucri cessantis [1]... Maintenant que tu as appris que Jean a subi un dommage à cause des cent florins qu’il a prêtés et qu’il en exige une réparation équitable, tu t’empares lourdement de la chose et tu portes en compte sur chaque centaine de florins un double dommage du même genre, savoir, les frais de paiement et l’impossibilité dans laquelle tu as été d’acheter un jardin, comme si deux dommages de ce genre poussaient naturellement sur chaque centaine de florins, de telle sorte que chaque fois que tu as cent florins tu les places, en portant en compte deux dommages que tu n’as cependant pas subis... C’est pour cela que tu es un usurier, car tu fais payer par l’argent de ton prochain un dommage que tu inventes, que personne ne t’a causé et que tu ne peux ni démontrer, ni évaluer. Pareil dommage, les juristes l’appellent un non verum sed phantasticum inleresse [2]. C’est un dommage que chacun peut s’attribuer en rêve... et dont on ne peut pas dire qu’il ait pour cause que l’on n’ait pas pu payer, ni acheter. Autrement dit ce serait faire ex contingente necessarium, faire de ce qui n’est rien ce qui devrait être, faire de ce qui est incertain une chose absolument certaine. Une usure pareille ne dévorerait-elle pas le monde en quelques années ! ... Par accident il peut arriver malheur au prêteur, ce qui le met dans la nécessité de se rattraper ; mais dans le commerce c’est l’inverse ou plutôt la contre-partie : on y cherche et on y invente des dommages qu’on met à charge d’un prochain moins puissant, afin de devenir plus important et plus riche, paresseux et désœuvré, et de pouvoir sans souci et sans risque parader et mener la vie avec le produit du travail des autres. Qui n’accepterait de rester les pieds sur les chenets pendant que ses cent florins produisent pour lui, sans qu’il ait ni souci, ni risque, l’argent restant dans sa bourse puisqu’il est prêté ? » (M. Luther, An Die Pfarrhernwider den Wucher zu predigen, etc.,Wiltenberg, 1540.)

L’idée que le capital est une valeur qui se reproduit d’elle-même et qui s’augmente dans la production en vertu d’une qualité innée et éternelle - la qualité cachée des Scolastiques - a donné lieu aux élucubrations fantaisistes du Dr Price, qui dépassent de loin celles des alchimistes et auxquelles Pitt croyait si sérieusement qu’il les prit pour base de sa science financière lorsqu’il fit ses lois sur le sinking fund. « L’argent placé à intérêts composés, dit Price, s’accroît d’abord lentement ; mais comme cet accroissemment s’accélère continuellement, il devient tellement rapide au bout d’un certain temps qu’il dépasse toute imagination. Un penny prêté à 5 % d’intérêts composés à la naissance de notre rédempteur serait devenu actuellement une somme telle qu’il faudrait pour la représenter cent cinquante millions de globes terrestres en or pur ; prêté à intérêt simple il serait devenu simplement 7 sh. 4 ½ d. jusqu’à présent notre gouvernement a préféré cette seconde voie à la première pour améliorer la situation de ses finances » [3].

Ses Observations on reversionary payments, etc. (London, 1782) sont plus fantaisistes encore :

« Un shilling avancé le jour de la naissance de notre Rédempteur » (sans doute dans le temple de Jérusalem) « à 6 % d’intérêts composés serait devenu une somme plus grande que celle que pourrait contenir tout notre système solaire transformé en une sphère d’un diamètre égal à celui de l’anneau de Saturne. »

« Aussi un État ne devrait-il jamais être embarrassé : les plus petites épargnes lui permettront de payer la plus grosse dette quelque court que soit le temps qu’il est de son intérêt de consacrer à l’extinction de ce qu’il doit » (p. 136).

Quelle belle introduction théorique pour la dette publique anglaise !

Price fut simplement ébloui par la grandeur des nombres auxquels conduisent les progressions géométriques. Comme Malthus dans son théorème de la population, il considéra, sans tenir compte des conditions de la reproduction et du travail, le capital comme un automate grossissant de lui-même, et il put se figurer avoir exprimé ce développement par la formule S = C (1 + i)n, dans laquelle S représente la somme du capital et des intérêts accumulés, C le capital prêté, i le taux de l’intérêt et n la durée en années du prêt.

Pitt prit au sérieux la mystification du docteur Price. La Chambre des Communes avait voté en 1786 un impôt d’un million de £ pour des dépenses d’utilité publique. D’après Price il n’y -avait rien de mieux à faire que de lever un impôt pour « accumuler » la somme perçue et de faire appel au mystère de l’intérêt composé pour faire disparaître par enchantement la dette publique.
« Le vote de la Chambre des Communes ne tarda pas à être suivi d’une loi de Pitt ordonnant l’accumulation de 250.000 £ jusqu’au moment où cette somme avec les rentes viagères arrivant à échéance s’élevât à 4.000.000 £ » (Act 26, Georg. III. Chap. 22).

Dans son discours de 1792, dans lequel il proposa d’augmenter la somme affectée au fonds d’amortissement, Pitt cita parmi les causes de la prépondérance commercial, de l’Angleterre, les machines, le crédit, « mais surtout l’accumulation, la cause la plus puissante et la plus durable. Ce principe, ajoutait-il, est maintenant complètement développé et clairement expliqué dans l’œuvre de Smith, ce génie.... Cette accumulation du capital s’effectue lorsqu’on prélève une partie du revenu annuel pour l’appliquer à des achats de rentes et qu’on utilise annuellement de la même manière les intérêts de ces rentes. » Grâce au Dr Price, Pitt fit de la théorie de l’accumulation de Smith la théorie de l’enrichissement des peuples par l’accumulation des dettes, c’est-à-dire la théorie de l’endettement indéfini afin d’amortir un emprunt par un autre emprunt.

Déjà dans Josias Child, le père des banquiers modernes, nous trouvons que

« 100 £ placées à 10 %, intérêt composé, se transforment en 102.400 £ en 70 ans. » (Traité sur le commerce, etc., par J. Child, traduit, etc., Amsterdam et Berlin, 1754, p. 115. Écrit en 1669.)

De son côté, l’Economist, dans le passage suivant de son numéro du 19 juillet 1859, nous montre comment la conception du Dr Price s’est infiltrée pour ainsi dire naturellement dans l’économie politique moderne :

« Le capital économisé augmenté de ses intérêts composés représente une somme tellement forte que toute la richesse du monde dont dérive le revenu serait insuffisante pour payer l’intérêt de cette somme. La rente n’est plus que le paiement de l’intérêt du capital qui a été engagé antérieurement dans la terre. »
Par conséquent toute la richesse qui pourra encore être produite appartient de droit au capital comme intérêts qui lui sont dus, et tout ce qu’il a reçu jusqu’à présent n’est qu’un acompte sur ce qui lui est dû. A ce Moloch appartient tout le surtravail que l’humanité pourra encore produire.

Pour finir, reproduisons quelques phrases du galimatias du « romantique » Muller :

« Pour que l’intérêt composé puisse s’amplifier dans les proportions énormes définies par le Dr Price et que les forces humaines s’activant d’elles-mêmes puissent atteindre les effets considérables qu’il a signalés, il faut que durant plusieurs siècles l’ordre règne d’une manière uniforme et ininterrompue. Dès que le capital se partage en tranches poursuivant individuellement leur développement, l’accumulation générale des forces entre de nouveau en scène. La nature a assigné une durée de 20 à 25 ans en moyenne à la période pendant laquelle la force de l’ouvrier (!) progresse. A la fin de cette période l’ouvrier abandonne la carrière et transfère le capital gagné par l’intérêt composé du travail à un autre ouvrier, ou plus généralement à plusieurs ouvriers ou enfants, qui ne pourront profiter de l’intérêt composé du capital qui leur est transmis que lorsqu’ils auront appris à se servir de celui-ci. D’un autre côté, une partie considérable du capital produit par la société bourgeoise s’accumule lentement durant de lon¬gues années, même dans les pays les plus agités, et ce capi¬tal, qui n’est pas appliqué directement à l’extension du travail, est transféré sous le nom de prêt, dès qu’il a atteint une certaine importance, à un ouvrier, à une banque, à l’État. Lorsque celui qui le reçoit le met réellement en œuvre, il en retire un intérêt composé qui lui permet de payer sans difficulté un intérêt simple à celui qui le lui a prêté. Enfin intervient la loi du désir, de la dépense, de la prodigalité pour réagir contre la progression énorme suivant laquelle s’amplifieraient la force et les produits des hommes si la loi de la production et de l’économie régnait en maîtresse. » (A. Müller, op. cit., II, pp. 147-149.)

Il serait impossible d’accumuler plus d’absurdités en autant de lignes. Une confusion grotesque est établie entre l’ouvrier et le capitaliste, entre la valeur de la force de travail et l’intérêt du capital, et par-dessus le marché la baisse de l’intérêt composé est expliquée par ce fait que le capital est prêté pour rapporter de l’intérêt composé. La méthode de Müller caractérise bien le romantisme dans tous les domaines ; elle consiste à recueillir tous les préjugés vulgaires, n’enregistrer que la partie la plus superficielle des choses, donner à cet ensemble faux et trivial une forme mystérieuse et le couvrir de phrases « élevées » et poétiques.

Le procès d’accumulation du capital peut être considéré comme une accumulation d’intérêts composés, étant donné que l’on peut désigner sous le nom d’intérêt la partie du profit (de la plus-value) qui est reconvertie en capital et qui sert à une nouvelle extorsion de plus-value. Cependant cette conception donne lieu aux observations suivantes :

• Même quand on fait abstraction des troubles accidentels, on constate que pendant le procès de reproduction une grande partie du capital engagé est plus ou moins dépréciée, parce que la valeur des marchandises est déterminée, non par le temps de travail que leur production a coûté à l’origine, mais par le temps de travail que coûte leur reproduction, temps qui va en diminuant à mesure que grandit la productivité du travail social. C’est pour cette raison que lorsque la productivité sociale atteint un stade élevé de développement, le capital apparaît, non comme le résultat d’un long procès d’accumulation, mais comme le résultat d’un temps relativement court de reproduction [4].

• Ainsi que nous l’avons démontré dans la troisième partie de ce volume, le taux du profit diminue à mesure qu’augmentent l’accumulation du capital et la productivité du travail social, c’est-à-dire que diminue le capital variable par rapport au capital constant. Pour que le taux du profit reste invariable lorsque le capital constant mis en œuvre par un ouvrier se décuple, la durée du surtravail doit aussi devenir dix fois plus grande, si bien que les vingt-quatre heures de la journée finiraient par être insuffisantes. L’hypothèse d’un taux de profit échappant à la baisse sert cependant de base à la progression de Price et en général à toutes les théories de l’ « engrossing capital, with compound interest » [5].

La : plus-value dépendant du surtravail, l’accumulation du capital est limitée qualitativement par la journée totale de travail, c’est-à-dire la somme des journées exploitables simultanément pour un développement donné des forces productives et de la population. Il n’en est pas de même si l’on confond la plus-value avec l’intérêt (une forme dénuée de sens) ; alors la limite est simplement quantitative et absolument fantaisiste.

Le capital productif d’intérêts représente la plus haute expression du capital fétiche, de la conception qui attribue à l’accumulation en argent des produits du travail la vertu mystérieuse et innée d’engendrer de la plus-value, automatiquement et en progression géométrique, au point que d’avance lui appartiennent de droit, comme dit l’Economist, toutes les richesses que l’humanité pourra produire. Les produits du travail passé, le travail passé lui-même sont autorisés à réclamer leur part du surtravail actuel ou futur. Heureusement que nous savons que la conservation et la reproduction de la valeur des produits du travail passé ne sont possibles que si ces produits sont mis en contact avec du travail vivant, et que la domination des produits du travail passé sur le surtravail vivant n’aura que la durée de l’organisation capitaliste.

Notes

[1] Intérêt double : celui de la perte qui en résulte et celui du profit manqué. (N.R.)

[2] Pas un intérêt véritable mais imaginaire. (N.R.)

[3] Richard Price : An Appeal to the Public on the.Subject of the National Debt, 2° éd., London, 1774, livre dans lequel il écrit avec une naïveté touchante : « Il faut emprunter de l’argent à intérêt simple pour l’augmenter en le prêtant à intérêts composés. » (R. Hamilton, An Inquiry into the Rise and Progress of the National Debt of Great Britain, 2° éd., Edinburgh, 1814), méthode d’après laquelle emprunter serait pour les particuliers le moyen le plus sûr de s’enrichir. Cependant lorsque j’emprunte, par exemple, 100 £ à 5 %, je dois payer 5 £ à la fin de l’année ; j’aurai beau renouveler cette opération pendant cent millions d’années, je n’emprunterai chaque année que 100 £, pour lesquelles j’aurai à payer chaque fois 5 £. Je ne vois pas comment dans ces conditions je parviendrais à prêter 105 £, étant donné que je n*emprunte que 100. Et puis où prendrai-je les 5 £ pour payer l’intérêt ? En faisant un nouvel emprunt ou, si je suis l’État, en ayant recours à l’impôt ? Lorsqu’un industriel emprunte de l’argent et qu’il réalise un profit de 15 %, il doit payer 5 %, pour l’intérêt et dépenser 5 % pour vivre (bien que son appétit augmente en même temps que son revenu) ; il lui reste 5 %, qu’il pourra capitaliser. Il lui faut donc 15 % de profit pour pouvoir payer constamment 5 % d’intérêt - or pour peu que le genre de production qu’il fait continue, le taux de profit ira en baissant, ainsi que nous l’avons établi plus haut, et tombera probablement de 15 à 10 %. Price perd absolument de vue qu’il faut un profit de 15 %, pour pouvoir servir un intérêt de 5 %, et il raisonne comme si le profit de 15 % se maintenait pendant que le capital s’accumule. Il ne se préoccupe pas de cette accumulation et il pense qu’il suffit de prêter de l’argent pour le voir revenir ensuite avec les intérêts des intérêts. Quant à rechercher comment cela est possible, il juge inutile de s’en préoccuper puisqu’il s’agit d’une qualité innée du capital productif d’intérêts.

[4] Voir Mill et Carey ainsi que le commentaire de Roselier, qui ne les a pas compris.

[5] « il est certain qu’aucun travail, aucune puissance productive, aucun esprit d’invention, aucun art ne peuvent engendrer assez de richesses pour satisfaire l’appétit de l’intérêt composé. Mais toutes les épargnes sont faites sur les revenus des capitalistes, de sorte que si les exigences de l’intérêt composé se renouvellent continuellement, la productivité du travail déclare sans cesse qu’elle ne peut y satisfaire. Et c’est ainsi qu’une espèce d’équilibre existe toujours » (Hodgskin, Labour defended against the claims of Capital, p. 23.)

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