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« Barbarie et civilisation » de Friedrich Engels

samedi 10 février 2024, par Robert Paris

Barbarie et civilisation

Nous avons maintenant suivi la dissolution de l’organisation gentilice dans trois grands exemples particuliers : chez les Grecs, les Romains et les Germains. Examinons, pour finir, les conditions économiques générales qui, dès le stade supérieur de la barbarie, sapèrent l’organisation gentilice de la société et l’éliminèrent tout à fait avec l’avènement de la civilisation. Ici Le Capital de Marx nous sera tout aussi nécessaire que le livre de Morgan.

Née au stade moyen, continuant à se développer au stade supérieur de l’état sauvage, la gens, autant que nos sources nous permettent d’en juger, atteint son apogée au stade inférieur de la barbarie. C’est donc par ce stade de développement que nous commencerons.

Ici, où les Peaux-Rouges d’Amérique devront nous servir d’exemple, nous trouvons l’organisation gentilice complètement élaborée. Une tribu s’est divisée en plusieurs gentes, généralement en deux ; chacune de ces gentes primitives se subdivise, avec l’accroissement de la population, en plusieurs gentes-filles, vis-à-vis desquelles la gens-mère fait office de phratrie ; la tribu elle-même se divise en plusieurs tribus et, dans chacune d’elles, nous retrouvons en grande partie les anciennes gentes ; une confédération unit, au moins dans certains cas, les tribus parentes. Cette organisation simple satisfait complètement aux conditions sociales dont elle est issue. Elle n’en est que le groupement propre et spontané ; elle est capable de régler tous les conflits qui peuvent naître dans une société organisée de la sorte. Les conflits extérieurs, c’est la guerre qui les résout ; elle peut se terminer par l’anéantissement de la tribu, mais jamais par son asservissement. La grandeur, mais aussi l’étroitesse de l’organisation gentilice, c’est qu’elle n’a point de place pour la domination et la servitude. A l’intérieur, il n’y a encore nulle différence entre les droits et les devoirs ; pour l’Indien, la question de savoir si la participation aux affaires publiques, à la vendetta ou autres pratiques expiatoires est un droit ou un devoir, ne se pose pas ; elle lui paraîtrait aussi absurde que de se demander si manger, dormir, chasser est un droit ou un devoir. Une division de la tribu et de la gens en différentes classes ne peut pas davantage se produire. Et ceci nous mène à examiner la base économique de cet état de choses.

La population est extrêmement clairsemée ; plus dense seulement au lieu de résidence de la tribu, autour duquel s’étend tout d’abord, sur un vaste rayon, le territoire de chasse, puis la forêt protectrice neutre (Schutzwald), qui le sépare des autres tribus. La division du travail est toute spontanée ; elle n’existe qu’entre les deux sexes. L’homme fait la guerre, va à la chasse et à la pêche, procure la matière première de l’alimentation et les instruments que cela nécessite. La femme s’occupe de la maison, prépare la nourriture et les vêtements ; elle fait la cuisine, elle tisse, elle coud. Chacun des deux est maître en son domaine : l’homme dans la forêt, la femme dans la maison. Chacun d’eux est propriétaire des instruments qu’il fabrique et utilise : l’homme des armes, des engins de chasse et de pêche ; la femme des objets de ménage. L’économie domestique est commune à plusieurs familles, souvent à un grand nombre de familles [1]. Ce qui se fait et s’utilise en commun est propriété commune : la maison, le jardin, la pirogue. C’est donc ici, et ici seulement, qu’est encore valable la notion de « propriété, fruit du travail personnel », que les juristes et les économistes prêtent faussement à la société civilisée, dernier prétexte juridique mensonger sur lequel s’appuie encore la propriété capitaliste actuelle.

Mais les hommes ne s’arrêtèrent pas partout à ce stade. En Asie, ils trouvèrent des animaux aptes à l’apprivoisement, puis, une fois apprivoisés, à l’élevage. Il fallait capturer à la chasse la femelle du buffle sauvage ; mais, une fois apprivoisée, elle donnait chaque année un veau, et du lait par surcroît. Un certain nombre des tribus les plus avancées, - les Aryens, les Sémites, peut-être même, déjà, les Touraniens, - firent de l’apprivoisement d’abord, [de l’élevage et] de la garde du bétail ensuite, leur principale branche de travail. Des tribus pastorales s’isolèrent du reste des Barbares : première grande division sociale du travail. Les tribus pastorales produisaient non seulement davantage, mais elles produisaient aussi d’autres aliments que le reste des Barbares. Elles n’avaient pas seulement l’avantage du lait, des produits lactés et de la viande en plus grandes quantités ; elles avaient aussi des peaux, de la laine, du poil de chèvre, ainsi que les fils et les tissus dont la production augmentait en même temps que les matières premières. C’est ainsi que, pour la première fois, un échange régulier devint possible. Aux stades antérieurs, seuls des échanges occasionnels peuvent avoir lieu ; une habileté particulière dans la fabrication d’armes et d’instruments peut amener une éphémère. division du travail. C’est ainsi qu’on a retrouvé, en bien des endroits, les vestiges certains d’ateliers pour la fabrication d’instruments en silex, datant de la dernière période de l’âge de pierre ; les artistes qui y perfectionnaient leur habileté travaillaient sans doute, comme le font encore les artisans à demeure des groupes gentilices indiens, pour le compte de la communauté. Un autre échange que celui qui s’effectuait à l’intérieur de la tribu ne pouvait se produire en aucun cas, à ce stade, et cet échange même restait un fait exceptionnel. Ici, par contre, après que les tribus pastorales se furent séparées, nous trouvons prêtes toutes les conditions pour l’échange entre les membres de tribus différentes, pour le développement et la consolidation de cet échange qui devient une institution régulière. A l’origine, l’échange se faisait de tribu à tribu, par l’entremise des chefs gentilices réciproques ; mais quand les troupeaux commencèrent à passer à la propriété privée, l’échange individuel l’emporta de plus en plus et finit par devenir la forme unique. Cependant l’article principal que les tribus pastorales cédaient en échange à leurs voisins, c’était le bétail ; le bétail devint la marchandise en laquelle toutes les autres furent évaluées et qui partout fut volontiers acceptée en échange de celles-ci ; - bref, le bétail reçut la fonction de monnaie et il en tint lieu dès ce stade : tant le besoin d’une monnaie marchandise fut indispensable et pressant, dès le début de l’échange des marchandises.

Précédant l’agriculture, la culture des jardins, sans doute inconnue aux barbares, asiatiques du stade inférieur, apparut chez eux au plus tard pendant le stade moyen. Le climat des hauts plateaux touraniens ne permet pas la vie pastorale sans provisions de fourrage pour l’hiver long et rigoureux ; l’aménagement des prés et la culture des céréales étaient donc, ici, condition nécessaire. Il en est de même pour les steppes au nord de la mer Noire. Mais du moment où l’on produisit des céréales pour le bétail, elles devinrent bientôt un aliment pour l’homme. Les terres cultivées restèrent encore propriété de la tribu, l’utilisation en étant confiée d’abord à la gens, puis plus tard, par celle-ci, aux communautés domestiques et enfin aux individus ; ceux-ci avaient peut-être certains droits de possession, mais rien de plus.

Parmi les conquêtes industrielles de ce stade, il en est deux particulièrement importantes. La première est le métier à tisser, la seconde, la fonte des minerais et le travail des métaux. Le cuivre et l’étain, ainsi que le bronze formé par leur alliage, étaient de beaucoup plus importants ; le bronze fournit des instruments et des armes efficaces, mais ne put supplanter les outils de silex ; seul, le fer en était capable, et l’on ne savait pas encore l’extraire. On commença à employer pour l’ornement et la parure l’or et l’argent qui, sans doute, avaient déjà une grande valeur par rapport au cuivre et au bronze.

L’accroissement de la production dans toutes les branches - élevage du bétail, agriculture, artisanat domestique - donna à la force de travail humaine la capacité de produire plus qu’il ne lui fallait pour sa subsistance. Elle accrut en même temps la somme quotidienne de travail qui incombait à chaque membre de la gens, de la communauté domestique ou de la famille conjugale. Il devint souhaitable de recourir à de nouvelles forces de travail. La guerre les fournit : les prisonniers de guerre furent transformés en esclaves. En accroissant la productivité du travail, donc la richesse, et en élargissant le champ de la production, la première grande division sociale du travail, dans les conditions historiques données, entraîna nécessairement l’esclavage. De la première grande division sociale du travail naquit la première grande division de la société en deux classes : maîtres et esclaves, exploiteurs et exploités.

Quand et comment les troupeaux passèrent-ils de la propriété commune de la tribu ou de la gens à la propriété des chefs de famille individuels ? Nous n’en savons rien jusqu’à présent. Mais, pour l’essentiel, cela doit s’être produit à ce stade. Avec les troupeaux et les autres richesses nouvelles, la famille subit alors une révolution. Gagner la subsistance avait toujours été l’affaire de l’homme ; c’est lui qui produisait les moyens nécessaires à cet effet et qui en avait la propriété. Les troupeaux constituaient les nouveaux moyens de gain ; ç’avait été l’ouvrage de l’homme que de les apprivoiser d’abord, de les garder ensuite. Aussi le bétail lui appartenait-il, tout comme les marchandises et les -esclaves troqués contre du bétail. Tout le bénéfice que procurait maintenant la production revenait à l’homme ; la femme en profitait, elle aussi, mais elle n’avait point de part à la propriété. Le « sauvage » guerrier et chasseur s’était contenté de la seconde place à la maison, après la femme ; le pâtre « aux mœurs plus paisibles », se prévalant de sa richesse, se poussa au premier rang et rejeta la femme au second. Et elle ne pouvait pas se plaindre. La division du travail dans la famille avait réglé le partage de la propriété entre l’homme et la femme ; il était resté le même et, pourtant, il renversait maintenant les rapports domestiques antérieurs uniquement parce qu’en dehors de la famille la division du travail s’était modifiée. La même cause qui avait assuré à la femme sa suprématie antérieure dans la maison : le fait qu’elle s’adonnait exclusivement aux travaux domestiques, cette même cause assurait maintenant dans la maison la suprématie de l’homme : les travaux ménagers de la femme ne comptaient plus, maintenant, à côté du travail productif de l’homme ; celui-ci était tout ; ceux-là n’étaient qu’un appoint négligeable. Ici déjà, il apparaît que l’émancipation de la femme, son égalité de condition avec l’homme est et demeure impossible tant que la femme restera exclue du travail social productif et qu’elle devra se borner au travail privé domestique. Pour que l’émancipation de la femme devienne réalisable, il faut d’abord que la femme puisse participer à la production sur une large échelle sociale et que le travail domestique ne l’occupe plus que dans une mesure insignifiante. Et cela n’est devenu possible qu’avec la grande industrie moderne qui non seulement admet sur une grande échelle le travail des femmes, mais aussi le requiert formellement et tend de plus en plus à faire du travail domestique privé une industrie publique.

Avec la suprématie effective de l’homme à la maison, le dernier obstacle à son pouvoir absolu s’écroulait. Ce pouvoir absolu fut confirmé et s’éternisa par la chute du droit maternel, l’instauration du droit paternel, le passage graduel du mariage apparié à la monogamie. Mais, du même coup, une brèche se produisit dans le vieil ordre gentilice : la famille conjugale devint une puissance et se dressa, menaçante, en face de la gens.

Un pas encore, et nous voici au stade supérieur de la barbarie, période durant laquelle tous les peuples civilisés passent par leurs temps héroïques : l’âge de l’épée de fer, mais aussi de la charrue et de la hache de fer. Le fer était entré au service de l’homme, la dernière et la plus importante de toutes les matières premières qui jouèrent dans l’histoire un rôle révolutionnaire, la dernière ... jusqu’à la pomme de terre. Le fer permit la culture des champs sur de plus vastes surfaces, le défrichement de plus grandes étendues forestières ; il donna à l’artisan un outil d’une dureté et d’un tranchant auxquels ne résistaient aucune pierre, ni aucun autre métal connu. Tout cela petit à petit : souvent encore, le premier fer était moins dur que le bronze. Aussi l’arme de silex ne disparut-elle que lentement ; ce n’est pas seulement dans La Chanson de Hildebrand [2], mais aussi à Hastings, en l’an 1066 que des haches de pierre livrèrent encore bataille. Mais le progrès, moins souvent interrompu et plus rapide, chemina dès lors irrésistiblement. La ville, enfermant dans des murailles, dans des tours et des créneaux de pierre, des maisons de pierre ou de brique, devint le siège central de la tribu ou de la confédération de tribus ; progrès capital en architecture, mais signe aussi du danger accru et du besoin accru de protection. La richesse augmenta rapidement, mais en tant que richesse individuelle ; le tissage, le travail des métaux et les autres métiers qui se différenciaient de plus en plus donnaient à la production une variété et un perfectionnement croissants ; désormais, à côté des céréales, des légumineuses et des fruits, l’agriculture fournissait aussi l’huile et le vin, qu’on avait appris à préparer. Une activité si diverse ne pouvait plus être pratiquée par un seul et même individu : la seconde grande division du travail s’effectua : l’artisanat se sépara de l’agriculture. L’accroissement constant de la production et, avec elle, de la productivité du travail accrut la valeur de la force de travail humaine ; l’esclavage qui, au stade antérieur, était encore à l’origine et restait sporadique, devient maintenant un composant essentiel du système social ; les esclaves cessent d’être de simples auxiliaires ; c’est par douzaines qu’on les pousse au travail, dans les champs et à l’atelier. Par la scission de la production en ses deux branches principales : agriculture et artisanat, naît la production directe pour l’échange ; c’est la production marchande. Avec elle naît le commerce non seulement à l’intérieur et aux frontières de la tribu, mais aussi, déjà, outre-mer. Tout cela, pourtant, sous une forme encore embryonnaire ; les métaux précieux commencent à devenir monnaie-marchandise prépondérante et universelle, mais on ne les frappe pas encore, on les échange seulement d’après leur poids que rien encore ne travestit.

La différence entre riches et pauvres s’établit à côté de la différence entre hommes libres et esclaves : nouvelle scission de la société en classes qui accompagne la nouvelle division du travail. Les différences de propriété entre les chefs de famille individuels font éclater l’ancienne communauté domestique communiste partout où elle s’était maintenue jusqu’alors et, avec elle, la culture en commun de la terre pour le compte de cette communauté. Les terres arables sont attribuées aux familles conjugales afin qu’elles les exploitent, d’abord à temps, plus tard une fois pour toutes ; le passage à la complète propriété privée s’accomplit peu à peu, parallèlement au passage du mariage apparié à la monogamie. La famille conjugale commence à devenir l’unité économique dans la société.

La population plus dense oblige à une cohésion plus étroite, à l’intérieur comme à l’extérieur. ]Partout, la confédération de tribus apparentées devient une nécessité ; bientôt aussi, leur fusion et, du même coup, la fusion des territoires de tribus séparés en un territoire collectif du peuple. Le chef militaire du peuple - rex, basileus, thiudans - devient un fonctionnaire indispensable, permanent. L’assemblée du peuple surgit là où elle n’existait pas encore. Chef militaire, conseil, assemblée du peuple, tels sont les organes de la société gentilice qui a évolué pour devenir une démocratie militaire. Militaire - car la guerre et l’organisation pour la guerre sont maintenant devenues fonctions régulières de la vie du peuple. Les richesses des voisins excitent la cupidité des peuples auxquels l’acquisition des richesses semble déjà l’un des buts principaux de la vie. Ce sont des barbares : piller leur semble plus facile et même plus honorable que gagner par le travail. La guerre, autrefois pratiquée seulement pour se venger d’usurpations ou pour étendre un territoire devenu insuffisant, est maintenant pratiquée en vue du seul pillage et devient une branche permanente d’industrie. Ce n’est pas sans motif que les murailles menaçantes se dressent autour des nouvelles villes fortifiées ; dans leurs fossés s’ouvre la tombe béante de l’organisation gentilice et leurs tours déjà s’élèvent dans la civilisation. Il en est de même à l’intérieur. Les guerres de rapine accroissent le pouvoir du chef militaire suprême comme celui des chefs subalternes ; le choix habituel de leurs successeurs dans les mêmes familles devient peu à peu, en particulier depuis l’introduction du droit paternel, une hérédité d’abord tolérée, puis revendiquée et finalement usurpée ; le fondement de la royauté héréditaire et de la noblesse héréditaire est établi. Ainsi, les organes de l’organisation gentilice se détachent peu à peu de leur racine dans le peuple, dans la gens, la phratrie, la tribu, et l’organisation gentilice tout entière se convertit en son contraire : d’une organisation de tribus, ayant pour objet le libre règlement de leurs propres affaires, elle devient une organisation pour le pillage et l’oppression des voisins ; et par suite ses organismes, d’abord instruments de la volonté populaire, deviennent des organismes autonomes de domination et d’oppression envers leur propre peuple. Mais cela n’eût jamais été possible si la soif des richesses n’avait pas divisé les gentiles en riches et pauvres, si « la différence de propriété à l’intérieur de la même gens n’avait point transformé l’unité des intérêts en antagonisme des membres de la gens » (Marx) [3], et si l’extension de l’esclavage n’avait déjà commencé à faire considérer le fait de gagner sa vie par le travail comme une activité digne seulement des esclaves et plus déshonorante que la rapine.

Nous sommes arrivés maintenant au seuil de la civilisation. Elle s’ouvre par un nouveau progrès dans la division du travail. Au stade le plus bas, les hommes ne produisaient que directement pour leurs besoins personnels ; les échanges qui se produisaient à l’occasion étaient isolés, ne portaient que sur le superflu dont on disposait par hasard. Au stade moyen de la barbarie, nous constatons que, chez des peuples pasteurs, le bétail est déjà une propriété qui, si le troupeau prend une certaine importance, fournit régulièrement un excédent sur les besoins personnels ; nous trouvons en même temps une division du travail entre les peuples pasteurs et les tribus retardataires ne possédant pas de troupeaux : d’où deux stades de production différents, existant l’un à côté de l’autre ; d’où encore les conditions d’un échange régulier. Le stade supérieur de la barbarie nous apporte une nouvelle division du travail entre l’agriculture et l’artisanat, et par suite la production directe pour l’échange d’une portion toujours croissante des produits du travail ; d’où encore, élévation de l’échange entre producteurs individuels au rang d’une nécessité vitale de la société. La civilisation consolide et accroît toutes ces divisions du travail déjà existantes, notamment en accentuant l’antagonisme entre la ville et la campagne (la ville pouvant dominer économiquement la campagne, comme dans l’antiquité, ou la campagne dominer la ville, comme au Moyen Age), et elle y ajoute une troisième division du travail qui lui est propre et dont l’importance est décisive : elle engendre une classe qui ne s’occupe plus de la production, mais seulement de l’échange des produits - les marchands. jusqu’alors, tous les rudiments de la formation des classes se rattachaient exclusivement à la production ; ils divisaient ceux qui participaient à la production en dirigeants et exécutants, ou encore en producteurs sur une échelle plus ou moins vaste. Ici, pour la première fois, entre en scène une classe qui, sans participer de quelque manière à la production en conquiert la direction dans son ensemble [et s’assujettit] [4] économiquement les producteurs ; une classe qui s’érige en intermédiaire indispensable entre -deux producteurs et les exploite tous les deux. Sous prétexte d’enlever aux producteurs la peine et le risque de l’échange, sous prétexte d’étendre la vente de leurs produits à des marchés plus lointains et de devenir ainsi la classe la plus utile de la population, il se forme une classe de profiteurs, de véritables parasites sociaux, qui écrème aussi bien la production indigène que la production étrangère, comme salaire pour des services réels très minimes, qui acquiert rapidement d’énormes richesses et l’influence sociale correspondante et qui, justement pour cela, est appelée pendant la période de la civilisation à des honneurs toujours nouveaux et à une domination toujours plus grande de la production, jusqu’à ce qu’elle engendre finalement, elle aussi, un produit qui lui est propre - les crises commerciales périodiques.

Il est vrai qu’au stade de développement dont nous nous occupons, la classe toute neuve des commerçants ne soupçonne pas encore les hauts destins qui lui sont réservés. Mais elle se constitue et se rend indispensable, cela suffit. Avec elle se forme aussi la monnaie métallique, la monnaie frappée, et, avec elle, un nouveau moyen de domination du non-producteur sur le producteur et sa production. La marchandise des marchandises était trouvée, celle qui renferme secrètement toutes les autres, le talisman qui peut à volonté se transformer en tout objet convoitable et convoité. Quiconque le possédait dominait le monde de la production, et qui donc l’avait plus que tout autre ? Le marchand. Dans sa main, le culte de l’argent était bien gardé. Il se chargea de rendre manifeste à quel point toutes les marchandises, et aussi tous leurs producteurs, devaient se prosterner dans la poussière pour adorer l’argent. Il prouva par la pratique que toutes les autres formes de la richesse ne sont que de simples apparences, en face de cette incarnation de la richesse comme telle. jamais, comme dans cette période de sa jeunesse, la puissance de l’argent ne s’est manifestée depuis lors avec une telle rudesse, une telle brutalité primitives. Après l’achat de marchandises pour de l’argent, vint le prêt d’argent et, avec lui, l’intérêt et l’usure. Aucune législation des époques ultérieures ne jette aussi impitoyablement, aussi irrémissiblement le débiteur aux pieds du créancier-usurier que la législation de l’ancienne Athènes et de l’ancienne Rome - et toutes deux naquirent spontanément, à titre de droit coutumier sans contrainte autre qu’économique.

A côté de la richesse en marchandises et en esclaves, à côté de la fortune en argent, apparut aussi la richesse en propriété foncière. Le droit de possession des particuliers sur les parcelles de terre, qui leur avaient été cédées à l’origine par la gens ou la tribu, s’était maintenant consolidé à tel point que ces parcelles leur -appartenaient comme bien héréditaire. Dans les derniers temps, ils s’étaient efforcés surtout de se libérer du droit que la communauté gentilice avait sur la parcelle et qui leur était une entrave. Ils furent débarrassés de l’entrave - mais bientôt après, ils le furent aussi de la nouvelle propriété foncière. L’entière et libre propriété du sol, cela ne signifiait pas seulement la faculté de posséder le sol sans restriction ni limite, cela signifiait aussi la faculté de l’aliéner. Tant que le sol était propriété gentilice, cette faculté n’existait pas. Mais quand le nouveau propriétaire foncier rejeta définitivement les entraves de la propriété éminente de la gens et de la tribu, il déchira aussi le lien qui l’avait jusqu’alors rattaché indissolublement au sol. Ce que cela signifiait, il l’apprit par l’invention de la monnaie, contemporaine de la propriété foncière privée. Désormais, le sol pouvait devenir une marchandise qu’on vend et qu’on met en gage. A peine la propriété foncière était-elle instaurée que l’hypothèque était inventée, elle aussi (voyez Athènes). Tout comme l’hétaïrisme et la prostitution se cramponnent à la monogamie, l’hypothèque, désormais, marche sur les talons de la propriété foncière. Vous avez voulu la propriété du sol complète, libre, aliénable : fort bien, vous l’avez ... « Tu l’as voulu, Georges Dandin ! » [5].

C’est ainsi qu’avec l’extension du commerce, avec l’argent et l’usure, avec la propriété foncière et l’hypothèque, la concentration et la centralisation de la richesse dans les mains d’une classe peu nombreuse s’opéra rapidement, en même temps que l’appauvrissement croissant des masses et l’augmentation de la foule des pauvres. La nouvelle aristocratie de la richesse, dans la mesure où elle ne se confondait pas de prime abord avec l’ancienne noblesse de tribu, repoussa définitivement celle-ci à l’arrière-plan (à Athènes, à Rome, chez les Germains). Et à côté de cette division des hommes libres en classes selon leur fortune, il se produisit, surtout en Grèce, une énorme augmentation du nombre des esclaves [6], dont le travail forcé formait la base sur laquelle s’élevait la superstructure de toute la société.

Voyons maintenant ce qu’il était advenu de l’organisation gentilice, au cours de cette révolution sociale. En face des éléments nouveaux qui avaient surgi sans son concours, elle était impuissante. La condition première de son existence, c’était que les membres d’une gens ou d’une tribu fussent réunis sur le même territoire, qu’ils habitaient exclusivement. Il y avait longtemps que cela avait cessé d’exister. Partout, gentes et tribus étaient mêlées, partout, esclaves, métèques, étrangers vivaient parmi les citoyens. La fixité de la résidence, obtenue seulement vers la fin du stade moyen de la barbarie, était sans cesse rompue par la mobilité et la variabilité du domicile, conditionnées par le commerce, les changements d’activité et la mutation de la propriété foncière. Les membres de la gens ne pouvaient plus s’assembler pour régler leurs propres affaires communes ; seules, des bagatelles comme les solennités religieuses étaient encore assurées tant bien que mal. A côté des besoins et des intérêts que la gens était appelée et habilitée à défendre, la révolution des conditions dans lesquelles on se subvenait et le changement de structure sociale qui en résultait avaient fait naître de nouveaux besoins et de nouveaux intérêts qui étaient non seulement étrangers à l’ancien ordre gentilice, mais le contrecarraient de toutes les façons. Les intérêts des groupes de métiers nés de la division du travail, les besoins particuliers de la ville en opposition à la campagne exigeaient des organismes nouveaux ; mais chacun de ces groupes était composé de membres des gentes, des phratries et des tribus les plus diverses, il comprenait même des étrangers ; ces organismes devaient donc se former en dehors de l’organisation gentilice, à côté d’elle et, par suite, contre elle. - A son tour, dans chaque corps gentilice, ce conflit des intérêts se faisait sentir ; il atteignait son point culminant dans la réunion de riches et de pauvres, d’usuriers et de débiteurs dans la même gens et la même tribu. - A cela s’ajoutait la masse de la nouvelle population, étrangère aux corps gentilices, qui pouvait, comme à Rome, devenir une force dans le pays et qui était trop nombreuse pour pouvoir se résorber peu à peu dans les lignées et les tribus consanguines. En face de cette masse, les associations gentilices se dressaient comme des corps fermés, privilégiés ; la démocratie primitive et spontanée s’était transformée en une aristocratie odieuse. Enfin l’organisation gentilice était issue d’une société qui ne connaissait pas de contradictions internes, et elle n’était adaptée qu’à une société de cette nature. Elle n’avait aucun moyen de coercition, sauf l’opinion publique. Mais voici qu’une société était née qui, en vertu de l’ensemble des conditions économiques de son existence, avait dû se diviser [7] en hommes libres et en esclaves, en exploiteurs riches et en exploités pauvres ; une société qui, non seulement ne pouvait plus concilier à nouveau ces antagonismes, mais était obligée de les pousser de plus en plus à l’extrême. Une telle société ne pouvait subsister que dans une lutte continuelle et ouverte de ces classes entre elles, ou sous la domination d’une tierce puissance qui, placée apparemment au-dessus des classes antagonistes, étouffait leur conflit ouvert et laissait tout au plus la lutte de classes se livrer sur le terrain économique, sous une forme dite légale. L’organisation gentilice avait cessé d’exister. Elle avait été brisée par la division du travail [et par son résultat, la scission de la société en classes] [8]. Elle fut remplacée par l’État.

Nous avons précédemment examiné en détail les trois formes principales sous lesquelles l’État s’élève des ruines de l’organisation gentilice. Athènes présente la forme la plus pure, la plus classique : ici l’État, prenant la prépondérance, naît directement des antagonismes de classes qui se développent à l’intérieur même de la société gentilice. A Rome, la société gentilice devient une aristocratie fermée, au milieu d’une plèbe nombreuse qui reste en dehors d’elle et qui est privée de droits, mais surchargée de devoirs ; la victoire de la plèbe brise l’ancienne organisation gentilice ; elle érige sur ses ruines l’État, dans lequel l’aristocratie gentilice et la plèbe bientôt disparaîtront totalement. Enfin, chez les Germains [vainqueurs] [9] de l’Empire romain, l’État naît directement de la conquête de vastes territoires étrangers que l’organisation gentilice n’offre aucun moyen de dominer. Mais comme cette conquête n’est liée ni à une lutte sérieuse avec l’ancienne population, ni à une division du travail plus avancée, comme le stade de développement économique des vaincus et des conquérants est presque le même, que la base économique de la société reste donc inchangée, l’organisation gentilice peut se maintenir pendant de longs siècles sous une forme modifiée, territoriale, dans la constitution de la Marche (Markverfassung), et peut même se rajeunir pour un temps, sous une forme affaiblie, dans les familles nobles et patriciennes ultérieures, et même dans les familles de paysans, comme ce fut le cas dans le Dithmarschen [10].

L’État n’est donc pas un pouvoir imposé du dehors à la société ; il n’est pas davantage « la réalité de l’idée morale », « l’image et la réalité de la raison », comme le prétend Hegel [11]. Il est bien plutôt un produit de la société à un stade déterminé de son développement ; il est l’aveu que cette société s’empêtre dans une insoluble contradiction avec elle-même, s’étant scindée en oppositions inconciliables qu’elle est impuissante à conjurer. Mais pour que les antagonistes, les classes aux intérêts économiques opposés, ne se consument pas, elles et la société, en une lutte stérile, le besoin s’impose d’un pouvoir qui, placé en apparence au-dessus de la société, doit estomper le conflit, le maintenir dans les limites de l’« ordre » ; et ce pouvoir, né de la société, mais qui se place au-dessus d’elle et lui devient de plus en plus étranger, c’est l’État.

Par rapport à l’ancienne organisation gentilice, l’État se caractérise en premier lieu par la répartition de ses ressortissants d’après le territoire. Comme nous l’avons vu, les anciennes associations gentilices, formées et maintenues par les liens du sang, étaient devenues insuffisantes, en grande partie parce qu’elles impliquaient que leurs membres fussent attachés à un territoire déterminé et que, depuis longtemps, ces attaches avaient cessé d’être. Le territoire demeurait, mais les gens étaient devenus mobiles. On prit donc la division territoriale comme point de départ, et on laissa les citoyens exercer leurs droits et leurs devoirs publics là où ils s’établissaient, sans égard à la gens et à la tribu. Cette organisation des ressortissants de l’État d’après leur appartenance territoriale est commune à tous les États. Aussi nous semble-t-elle naturelle ; mais nous avons vu quels rudes et longs combats il fallut avant qu’elle pût supplanter, à Athènes et à Rome, l’ancienne organisation selon les liens du sang.

En second lieu vient l’institution d’une force publique qui ne coïncide plus directement avec la population s’organisant ellemême en force armée. Cette force publique particulière est nécessaire, parce qu’une organisation armée autonome de la population est devenue impossible depuis la scission en classes. Les esclaves font aussi partie de la population ; en face des 365 000 esclaves, les 90 000 citoyens d’Athènes ne constituent qu’une classe privilégiée. L’armée populaire de la démocratie athénienne était une force publique aristocratique, vis-à-vis des esclaves qu’elle tenait en respect ; mais, pour pouvoir aussi tenir en respect les citoyens, une gendarmerie devint nécessaire, comme nous l’avons relaté précédemment. Cette force publique existe dans chaque État ; elle ne se compose pas seulement d’hommes armés, mais aussi d’annexes matérielles, de prisons et d’établissements pénitentiaires de toutes sortes, qu’ignorait la société gentilice. Elle peut être très insignifiante, quasi inexistante dans des sociétés où les antagonismes de classes ne sont pas encore développés et dans des régions écartées, comme c’est le cas à certaines époques et en certains lieux des États-Unis d’Amérique. Mais elle se renforce à mesure que les contradictions de classes s’accentuent à l’intérieur de l’État et que les États limitrophes deviennent plus grands el plus peuplés ; - considérons plutôt notre Europe actuelle, où la lutte des classes et la rivalité de conquêtes ont fait croître à te) point la force publique qu’elle menace de dévorer la société tout entière, et même l’État.

Pour maintenir cette force publique, il faut les contribution des citoyens de l’État, - les impôts. Ceux-ci étaient absolument inconnus à la société gentilice. Mais, aujourd’hui, nous pouvons en parler savamment. Eux-mêmes ne suffisent plus, avec les pro grès de la civilisation ; l’État tire des traites sur l’avenir, fait de., emprunts, des dettes d’État. Sur ce point encore, la vieille Europe sait à quoi s’en tenir.

Disposant de la force publique et du droit de faire rentrer les impôts, les fonctionnaires, comme organes de la société, sont placés au-dessus de la société. La libre estime qu’on témoignait de plein gré aux organes de l’organisation gentilice ne leur suffit point, même en supposant qu’ils pourraient en jouir ; piliers d’un pouvoir qui devient étranger à la société, il faut assurer leur autorité par des lois d’exception, grâce auxquelles ils jouissent d’une sainteté et d’une inviolabilité particulières. Le plus vil policier de l’État civilisé a plus d’« autorité » que tous les organismes réunis de la société gentilice ; mais le prince le plus puissant, le plus grand homme d’État ou le plus grand chef militaire de la civilisation peuvent envier au moindre chef gentilice l’estime spontanée et incontestée dont il jouissait. C’est que l’un est au sein même de la société, tandis que l’autre est obligé de vouloir représenter quelque chose en dehors et au-dessus d’elle.

Comme l’État est né du besoin de refréner des oppositions de classes, mais comme il est né, en même temps, au milieu du conflit de ces classes, il est, dans la règle, l’État de la classe la plus puissante, de celle qui domine au point de vue économique et qui, grâce à lui, devient aussi classe politiquement dominante et acquiert ainsi de nouveaux moyens pour mater et exploiter la classe opprimée. C’est ainsi que l’État antique était avant tout l’État des propriétaires d’esclaves pour mater les esclaves, comme l’État féodal fut l’organe de la noblesse pour mater les paysans serfs et corvéables, et comme l’État représentatif moderne est l’instrument de l’exploitation du travail salarié par le capital. Exceptionnellement, il se présente pourtant des périodes où les classes en lutte sont si près de s’équilibrer que le pouvoir de l’État, comme pseudo-médiateur, garde pour un temps une certaine indépendance vis-à-vis de l’une et de l’autre. Ainsi, la monarchie absolue du XVIIe et du XVIIIe siècle maintint la balance égale entre la noblesse et la bourgeoisie ; ainsi, le bonapartisme du Premier, et notamment celui du Second Empire français, faisant jouer le prolétariat contre la bourgeoisie, et la bourgeoisie contre le prolétariat. La nouvelle performance en la matière, où dominateurs et dominés font une figure également comique, c’est le nouvel Empire allemand de nation bismarckienne : ici, capitalistes et travailleurs sont mis en balance les uns contre les autres, et sont également grugés pour le plus grand bien des hobereaux prussiens dépravés.

Dans la plupart des États que connaît l’histoire, les droits accordés aux citoyens sont en outre gradués selon leur fortune et, de ce fait, il est expressément déclaré que l’État est une organisation de la classe possédante, pour la protéger contre la classe non possédante. C’était déjà le cas pour les classes d’Athènes et de Rome établies selon la richesse. C’était le cas aussi dans l’État féodal du Moyen Age, où le pouvoir politique se hiérarchise selon la propriété foncière. C’est le cas dans le cens électoral des États représentatifs modernes. Pourtant, cette reconnaissance politique de la différence de fortune n’est pas du tout essentielle. Au contraire, elle dénote un degré inférieur du développement de l’État. La forme d’État la plus élevée, la république démocratique, qui devient de plus en plus une nécessité inéluctable dans nos conditions sociales modernes, et qui est la forme d’État sous laquelle peut seule être livrée jusqu’au bout l’ultime bataille décisive entre prolétariat et bourgeoisie, la république démocratique ne reconnaît plus officiellement, les différences de fortune. La richesse y exerce son pouvoir d’une façon indirecte, mais d’autant plus sûre. D’une part, sous forme de corruption directe des fonctionnaires, ce dont l’Amérique offre un exemple classique, d’autre part, sous forme d’alliance entre le gouvernement et la Bourse ; cette alliance se réalise d’autant plus facilement que les dettes de l’État augmentent davantage et que les sociétés par actions concentrent de plus en plus entre leurs mains non seulement le transport, mais aussi la production elle-même, et trouvent à leur tour leur point central dans la Bourse. En dehors de l’Amérique, la toute récente République française en offre un exemple frappant, et la brave Suisse, elle non plus, ne reste pas en arrière, sur ce terrain-là. Mais qu’une république démocratique ne soit pas indispensable à cette fraternelle alliance entre le gouvernement et la Bourse, c’est ce que prouve, à part l’Angleterre, le nouvel Empire allemand, où l’on ne saurait dire qui le suffrage universel a élevé plus haut, de Bismarck ou de Bleichröder [12]. Et enfin, la classe possédante règne directement au moyen du suffrage universel. Tant que la classe opprimée, c’est-à-dire, en l’occurrence, le prolétariat, ne sera pas encore assez mûr pour se libérer lui-même, il considérera dans sa majorité le régime social existant comme le seul possible et formera, politiquement parlant, la queue de la classe capitaliste, son aile gauche extrême. Mais, dans la mesure où il devient plus capable de s’émanciper lui-même, il se constitue en parti distinct, élit ses propres représentants et non ceux des capitalistes. Le suffrage universel est donc l’index qui permet de mesurer la maturité de la classe ouvrière. Il ne peut être rien de plus, il ne sera jamais rien de plus dans l’État actuel ; mais cela suffit. Le jour où le thermomètre du suffrage universel indiquera pour les travailleurs le point d’ébullition, ils sauront, aussi bien que les capitalistes, ce qu’il leur reste à faire.

L’État n’existe donc pas de toute éternité. Il y a eu des sociétés qui se sont tirées d’affaire sans lui, qui n’avaient aucune idée de l’État et du pouvoir d’État. A un certain stade du développement économique, qui était nécessairement lié à la division de la société en classes, cette division fit de l’État une nécessité. Nous nous rapprochons maintenant à pas rapides d’un stade de développement de la production dans lequel l’existence de ces classes a non seulement cessé d’être une nécessité, mais devient un obstacle positif à la production. Ces classes tomberont aussi inévitablement qu’elles ont surgi autrefois. L’État tombe inévitablement avec elles. La société, qui réorganisera la production sur la base d’une association libre et égalitaire des producteurs, reléguera toute la machine de l’État là où sera dorénavant sa place : au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze.

D’après ce que nous avons exposé précédemment, la civilisation est donc le stade de développement de la société où la division du travail, l’échange qui en résulte entre les individus et la production marchande qui englobe ces deux faits parviennent à leur plein déploiement et bouleversent toute la société antérieure.

A tous les stades antérieurs de la société, la production était essentiellement une production commune, de même que la consommation se faisait par une répartition directe des Produits au sein de collectivités communistes plus ou moins vastes. Cette communauté de la production avait lieu dans les limites les plus étroites ; mais elle impliquait la maîtrise des producteurs sur le processus de production et sur leur produit. Ils savent ce qu’il advient du produit : ils le consomment, il ne sort pas de leurs mains ; et tant que la production est établie sur cette base, son contrôle ne peut échapper aux producteurs, elle ne peut faire surgir devant eux le spectre de forces étrangères, comme c’est le cas, régulièrement et inéluctablement, dans la civilisation.

Mais la division du travail s’infiltre lentement dans ce processus de production. Elle sape la communauté de production et d’appropriation, elle érige en règle prédominante l’appropriation individuelle et fait naître ainsi l’échange entre individus, - nous avons examiné précédemment de quelle façon. Peu à peu, la production marchande devient la forme dominante.

Avec la production marchande, la production non plus pour la consommation personnelle, mais pour l’échange, les produits changent nécessairement de mains. Le producteur se dessaisit de son produit dans l’échange, il ne sait plus ce qu’il en advient. Dès qu’intervient la monnaie, et, avec la monnaie, le marchand comme intermédiaire entre les producteurs, le processus d’échange devient encore plus embrouillé, le destin final des produits plus incertain encore. Les marchands sont légion, et aucun d’eux ne sait ce que fait l’autre. Désormais, les marchandises ne passent plus seulement de main en main, elles passent aussi de marché en marché ; les producteurs ont perdu la maîtrise sur l’ensemble de la production dans leur cercle vital et les marchands ne l’ont pas reçue. Produits et production sont livrés au hasard.

Mais le hasard n’est que l’un des pôles d’un ensemble dont l’autre pôle s’appelle nécessité. Dans la nature, où le hasard aussi semble régner, nous avons démontré depuis longtemps, dans chaque domaine particulier, la nécessité immanente et la loi interne qui s’imposent dans ce hasard. [Et ce qui est vrai de la nature ne l’est pas moins de la société.] [13] Plus une activité sociale, une série de faits sociaux échappent au contrôle conscient des hommes et les dépassent, plus ils semblent livrés au pur hasard, et plus leurs lois propres, inhérentes, s’imposent dans ce hasard, comme par une nécessité de la nature. Des lois analogues régissent aussi les hasards de la production marchande et de l’échange des marchandises ; elles se dressent en face du producteur et de l’échangiste isolés comme des forces étrangères qu’on ne reconnaît pas tout d’abord et dont il faut encore péniblement étudier et approfondir la nature. Ces lois économiques de la production marchande se modifient avec les différents degrés de développement de cette forme de production ; mais toute la période de la civilisation est placée, dans son ensemble, sous leur dépendance. Et, de nos jours encore, le produit domine les producteurs ; de nos jours encore, la production totale de la société est réglée non d’après un plan élaboré en commun, mais par des lois aveugles qui s’imposent avec la violence d’un cataclysme naturel, en dernier ressort dans les orages des crises commerciales périodiques.

Nous avons vu plus haut comment, à un degré assez primitif du développement de la production, la force de travail humaine devient capable de fournir un produit bien plus considérable que ce qui est nécessaire à la subsistance des producteurs, et comment ce degré de développement est, pour l’essentiel, le même que celui où apparaissent la division du travail et l’échange entre individus. Il ne fallut plus bien longtemps pour découvrir cette grande « vérité » : que l’homme aussi peut être une marchandise, que la force humaine est matière échangeable et exploitable, si l’on transforme l’homme en esclave. A peine les hommes avaient-ils commencé à pratiquer l’échange que déjà, eux-mêmes, furent échangés.

Avec l’esclavage, qui prit sous la civilisation son développement le plus ample, s’opéra la première grande scission de la société en une classe exploitante et une classe exploitée. Cette scission se maintint pendant toute la période civilisée. L’esclavage est la première forme de l’exploitation, la forme propre au monde antique ; le servage lui succède au Moyen Age, le salariat dans les temps modernes. Ce sont là les trois grandes formes de la servitude qui caractérisent les trois grandes époques de la civilisation ; l’esclavage, d’abord avoué, et depuis peu déguisé, subsiste toujours à côté d’elles.

Le stade de la production marchande avec lequel commence la civilisation est caractérisé, au point de vue économique, par l’introduction : 1. de la monnaie métallique et, avec elle, du capital-argent, de l’intérêt et de l’usure ; 2. des marchands, en tant que classe médiatrice entre les producteurs ; 3. de la propriété foncière privée et de l’hypothèque et 4. du travail des esclaves comme forme dominante de la production. La forme de famille correspondant à la civilisation et qui s’instaure définitivement avec elle est la monogamie, la suprématie de l’homme sur la femme et la famille conjugale comme unité économique de la société. Le compendium de la société civilisée est l’État qui, dans toutes les périodes typiques, est exclusivement l’État de la classe dominante et qui reste essentiellement, dans tous les cas, une machine destinée à maintenir dans la sujétion la classe opprimée, exploitée. Sont également caractéristiques pour la civilisation : d’une part, la consolidation de l’opposition entre la ville et la campagne, comme base de toute la division sociale du travail ; d’autre part, l’introduction des testaments, en vertu desquels le propriétaire peut disposer de ses biens, même au-delà de la mort. Cette institution, qui est contraire à l’antique organisation gentilice, était inconnue à Athènes jusqu’à l’époque de Solon ; elle fut introduite à Rome de bonne heure, mais nous ne savons pas à quelle époque [14] ; chez les Allemands, ce sont les prêtres qui l’ont introduite, afin que le brave Allemand puisse aisément léguer à l’Église son héritage.

Avec cette organisation pour base, la civilisation a accompli des choses dont l’ancienne société gentilice n’était pas capable le moins du monde. Mais elle les a accomplies en mettant en branle les instincts et les passions les plus ignobles de l’homme, et en les développant au détriment de toutes ses autres aptitudes. La basse cupidité fut l’âme de la civilisation, de son premier jour à nos jours, la richesse, encore la richesse et toujours la richesse, non pas la richesse de la société, mais celle de ce piètre individu isolé, son unique but déterminant. Si elle a connu, d’aventure, le développement croissant de la science et, en des périodes répétées, la plus splendide floraison de l’art, c’est uniquement parce que, sans eux, la pleine conquête des richesses de notre temps n’eût pas été possible.

Comme le fondement de la civilisation est l’exploitation d’une classe par une autre classe, tout son développement se meut dans une contradiction permanente. Chaque progrès de la production marque en même temps un recul dans la situation de la classe opprimée, c’est-à-dire de la grande majorité. Ce qui est pour les uns un bienfait est nécessairement un mal pour les autres, chaque libération nouvelle de l’une des classes est une oppression nouvelle pour une autre classe. L’introduction du machinisme, dont les effets sont universellement connus aujourd’hui, en fournit la preuve la plus frappante. Et si, comme nous l’avons vu, la différence pouvait encore à peine être établie chez les Barbares entre les droits et les devoirs, la civilisation montre clairement, même au plus inepte, la différence et le contraste qui existe entre les deux, en accordant à l’une des classes à peu près tous les droits, et à l’autre, par contre, à peu près tous les devoirs.

Mais cela ne doit pas être. Ce qui est bon pour la classe dominante doit être bon pour toute la société avec laquelle s’identifie la classe dominante. Donc, plus la civilisation progresse, plus elle est obligée de couvrir avec le manteau de la charité les maux qu’elle a nécessairement engendrés, de les farder ou de les nier, bref, d’instituer une hypocrisie conventionnelle que ne connaissaient ni les formes de société antérieures, ni même les premiers stades de la civilisation, et qui culmine finalement dans l’affirmation suivante : l’exploitation de la classe opprimée serait pratiquée par la classe exploitante uniquement dans l’intérêt même de la classe exploitée ; et si cette dernière n’en convient pas, si elle va même jusqu’à se rebeller, c’est la plus noire des ingratitudes envers ses bienfaiteurs, ses exploiteurs [15].

Et voici maintenant, pour finir, le jugement de Morgan sur la civilisation :

« Depuis l’avènement de la civilisation, l’accroissement de la richesse est devenu si énorme, ses formes si diverses, son application si vaste et son administration si habile dans l’intérêt des propriétaires que cette richesse, en face du peuple, est devenue une force impossible à maîtriser. L’esprit humain s’arrête, perplexe et interdit, devant sa Propre création. Mais cependant, le temps viendra où la raison humaine sera assez forte pour dominer la richesse, où elle fixera aussi bien les rapports de l’État et de la propriété qu’il protège, que les limites des droits des propriétaires. Les intérêts de la société passent absolument avant les intérêts particuliers, et les uns et les autres doivent être mis dans un rapport juste et harmonieux. La simple chasse à la richesse n’est pas le destin final de l’humanité, si toutefois le progrès reste la loi de l’avenir, comme il a été celle du passé. Le temps écoulé depuis l’aube de la civilisation n’est qu’une infime fraction de l’existence passée de l’humanité, qu’une infime fraction du temps qu’elle a devant elle. La dissolution de la société se dresse devant nous, menaçante, comme le terme d’une période historique dont l’unique but final est la richesse ; car une telle période renferme les éléments de sa propre ruine. La démocratie dans l’administration, la fraternité dans la société, l’égalité des droits, l’instruction universelle inaugureront la prochaine étape supérieure de la société, à laquelle travaillent constamment l’expérience, la raison et la science. Ce sera une reviviscence - mais sous une forme supérieure - de la liberté, de l’égalité et de la fraternité des antiques gentes. » (MORGAN, Ancient Society, p. 552.)

Notes

[1] En particulier sur la côte nord-ouest de l’Amérique (voir BANCROFT). Chez les Haidabs, dans les îles de la Reine Charlotte, on trouve des économies domestiques réunissant sous un même toit jusqu’à 700 personnes. Chez les Nootkas, des tribus entières vivaient sous le même toit. (Remarque d’Engels.)

[2] Voir p. 144, note 2.

[3] Archiv, p. 154

[4] Dans la première édition : sait s’assujettir.

[5] Cette citation de MOLIÈRE (Georges Dandin, Acte V, scène 9) est en français dans le texte.

[6] Voir ci-dessus, p. 127, les chiffres pour Athènes. A Corinthe, aux temps florissants de cette ville, le total était de 460 000 ; à Égine, 470 000 ; dans les deux cas, le décuple de la population des citoyens libres. (Note d’Engels.)

[7] Dans la première édition, ce membre de phrase est rédigé comme suit : dont les conditions économiques de son existence avaient dû diviser la société ...

[8] Dans la première édition : qui divisait la société en classes.

[9] Dans la première édition : conquérants.

[10] Le premier historien qui eut, de la nature de la gens, une idée au moins approximative fut Niebuhr ; il le doit - aussi bien que les erreurs qu’il colporte sans contrôle - à sa connaissance des familles dithmarses*. (Note d’Engels.)

* Le Dithmarschen est l’un des quatre bailliages de l’ancien duché de Holstein. Cette région de la côte occidentale du Slesvig-Holstein, appelée également pays des Dithmarses, a connu un développement original. Vers le milieu du XIIe siècle, ses habitants, des paysans libres pour la plupart, conquirent peu à peu leur indépendance et la gardèrent pratiquement du début du XIIIe siècle jusqu’au milieu du XVIe siècle. La noblesse locale disparut en fait au XIIIe siècle. Le pays était constitué de communautés paysannes se gouvernant elles-mêmes dont la base était souvent les anciennes gentes. En 1559 les troupes du roi de Danemark et des dues de Holstein réussirent à briser là résistance en Dithmarses, mais la constitution des communes et leur administration autonome persistèrent jusque dans la deuxième moitié du XIXe siècle.

[11] HEGEL : Principes de la Philosophie du droit, §§ 257 et 360.

[12] Bleichröder était le directeur de la banque berlinoise qui portait son nom.

[13] Dans la première édition : Il en est de même dans la société.

[14] Le système des droits acquis, de Lassalle, roule essentiellement [dans sa seconde partie] sur l’affirmation selon laquelle le testament romain serait aussi ancien que Rome même ; il n’y aurait jamais eu, pour l’histoire romaine, « une époque sans testament » ; mieux encore : le testament serait né du culte des morts, avant l’époque romaine. Lassalle, en sa qualité d’hégélien de vieille observance, ne fait pas dériver les dispositions juridiques romaines des conditions sociales des Romains, mais du « concept spéculatif » de la volonté ; ce qui l’amène à cette affirmation que contredit l’histoire. On ne saurait s’en étonner dans un livre qui, se fondant sur ce même concept spéculatif, en vient à affirmer que, dans l’héritage romain, la transmission des biens aurait été chose secondaire. Lassalle ne croit pas seulement aux illusions des juristes romains, surtout de ceux des temps reculés ; il renchérit encore sur elles. (Note d’Engels.)

[15] J’avais d’abord l’intention de placer la brillante critique de la civilisation qui se trouve, éparse, dans les oeuvres de Charles Fourier, à côté de celle de Morgan et de la mienne. Malheureusement, le temps me manque. Je noterai seulement que, déjà chez Fourier, la monogamie et la propriété foncière sont considérées comme les caractéristiques principales de la civilisation et qu’il appelle celle-ci une guerre du riche contre le pauvre. De même, on trouve déjà chez lui cette vue profonde que dans toutes les sociétés défectueuses, déchirées en antagonismes, les familles conjugales (« les familles incohérentes ») sont les unités économiques. (Note d’Engels.)

https://www.marxists.org/francais/engels/works/1884/00/fe18840000o.htm

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