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Italie : de 1960 à 1968
mercredi 27 février 2013, par
Italie : de 1960 à 1968
Les mouvements de juillet 1960 et les affrontements de Piazza Statuto de juillet 1962.
Les luttes ouvrières de l’Automne chaud ont un prélude significatif au début des années 60, lors de deux épisodes de lutte importants : les mouvements de rue de juillet 60 et les affrontements de Piazza Statuto en juillet 62 à Turin.
Ces deux épisodes, bien qu’éloignés dans le temps de l’époque 68-69, en représentent d’une certaine façon, des prémices importantes. De fait, la classe ouvrière s’est trouvée en situation de faire l’expérience des attentions de l’État à son égard.
Les mouvements de juillet 1960 démarrent à partir de la protestation contre la tenue du congrès du parti néo-fasciste à Gènes, qui est l’occasion de déclencher dans toute l’Italie une série de manifestations qui sont férocement réprimées : "A San Ferdinando di Puglia, les ouvriers étaient en grève pour le contenu des accords d’entreprise, comme dans toute l’Italie. La police les attaque, arme au poing : trois ouvriers sont gravement blessés. A Licata, dans la région d’Agrigente, se déroule une grève générale contre les conditions de travail. Le 5, la police et les carabiniers chargent et tirent sur le cortège mené par le maire DC [Démocrate Chrétien], Castelli : le commerçant Vicenzo Napoli, 25 ans, est tué d’un coup de fusil. (…) Le jour suivant, un cortège qui se dirigeait vers le sanctuaire de Porta San Paolo – le dernier bastion de la défense de Rome contre les Nazis – est chargé et violemment bastonné. (…) Une nouvelle grève générale éclate. Se produit alors une nouvelle et furieuse réaction du gouvernement qui ordonne de tirer à vue : cinq morts et vingt deux blessés par arme à feu à Reggio Emilia le 7.(…) Le premier à tomber est Lauro Ferioli, ouvrier de 22 ans. A côté de lui, un instant après, tombe aussi Mario Serri, 40 ans, ex-partisan : les tueurs sont deux agents postés au milieu d’arbres. (…) Une rafale de mitraillette fauchera plus tard Emilio Reverberi, 30 ans. Enfin, alors qu’est enregistrée la voix furieuse d’un commissaire qui crie "tirez dans le tas", c’est au tour de Afro Tondelli, 35 ans, de tomber. Comme on peut le voir sur un document photographique, il a été assassiné froidement par un policier qui s’est agenouillé pour mieux viser…" 16.
Les forces de l’ordre, comme on le voit, n’ont jamais d’égards pour les pauvres, pour les prolétaires qui revendiquent. Deux ans après, les mêmes violences policières se répètent lors des affrontements de Piazza Statuto à Turin déclenchés sur un terrain strictement ouvrier. L’UIL et la SIDA, deux syndicats qui avaient déjà démontré clairement à l’époque de quel côté ils se situaient, signent séparément avec la direction de Fiat et en toute hâte, des accords d’entreprise complètement défavorables aux travailleurs : "6 à 7000 personnes, exaspérées d’apprendre cela, se réunirent dans l’après-midi sur la Piazza Statuto, face au siège de l’UIL. Pendant deux jours, la place va être le théâtre d’une série d’affrontements extraordinaires entre les manifestants et la police : les premiers, armés de frondes, de bâtons et de chaînes, cassaient les vitrines et les fenêtres, érigeaient des barricades rudimentaires, chargeaient de façon répétée les cordons de police ; celle-ci ripostait en chargeant les foules en jeep, en asphyxiant la place avec des gaz lacrymogènes, et en frappant les manifestants à coups de crosse de fusil. Les affrontements se prolongèrent tard le soir, aussi bien le samedi 7 que le lundi 9 juillet 1962. Les dirigeants du PCI et de la CDIL, parmi lesquels Pajetta et Garavini, cherchaient à convaincre les manifestants de se disperser, sans succès. Mille manifestants furent arrêtés et plusieurs, dénoncés. La plus grande partie était composée de jeunes ouvriers, en majorité du sud." 17.
On doit à Dario Lanzardo 18 un compte-rendu lucide de ces journées, incluant des témoignages officiels concernant toutes les violences gratuites exercées par la police et les carabiniers, non seulement sur les manifestants mais aussi sur n’importe quelle personne circulant par malheur dans les parages de Piazza Statuto. Si on considère tous les massacres effectués par les forces de l’ordre, depuis la fin de la guerre jusqu’à l’Automne chaud lors de manifestations de prolétaires en lutte, alors on comprend vraiment la différence entre la période noire de la contre-révolution – pendant laquelle la bourgeoisie avait complètement les mains libres pour faire ce qu’elle voulait contre la classe ouvrière – et la phase de reprise des luttes pendant laquelle il est préférable pour elle de s’en remettre d’abord à l’arme de la mystification idéologique et au travail de sabotage des syndicats. En réalité, ce qui changera avec l’Automne chaud, considéré comme une manifestation de la reprise de la lutte de classe au niveau national et international, c’est justement le rapport de forces entre les classes, au niveau national et international. C’est cela la clef pour comprendre la nouvelle phase historique qui s’ouvre à la fin des années 1960, et pas une prétendue démocratisation des institutions. De ce point de vue, la position prise par le PCI sur les affrontements illustre parfaitement le positionnement politique bourgeois qui est le sien depuis quatre décennies : "… l’Unità du 9 juillet définira la révolte comme "des tentatives provocatrices de hooligans" et les manifestants comme "des éléments incontrôlés et exaspérés", "des petits groupes d’irresponsables", des "jeunes voyous", des "anarchistes, internationalistes" 19.
De l’automne étudiant à l’Automne chaud
Parler d’Automne chaud est plutôt restrictif quand on aborde un épisode historique qui, comme on a pu le voir, plonge ses racines dans une dynamique au niveau local et international qui remonte à plusieurs années en arrière. D’ailleurs, le mouvement n’a pas duré une seule saison, comme cela a été le cas pour le Mai français, mais il se maintiendra à un haut niveau pendant au moins deux ans, de 1968 à 1969, avec un retentissement qui s’étendra jusqu’à la fin de 1973.
Le mouvement prolétarien durant ces deux années et même les suivantes est profondément marqué par l’explosion des luttes étudiantes, le 68 italien. C’est pourquoi il est important de revenir sur chaque épisode pour y suivre le développement, progressif et impressionnant, de la maturation de la lutte de classe opérant son retour sur la scène historique en Italie.
Le 68 étudiant
Les écoles et surtout les universités perçoivent fortement les signaux du changement de la phase historique. Le boom économique qui s’était produit, en Italie comme dans le reste du monde, après la fin de la guerre, avait permis aux familles ouvrières de bénéficier d’un niveau de vie moins misérable et aux entreprises de compter sur un accroissement massif de leur main d’œuvre. Les jeunes générations des classes sociales les moins favorisées peuvent désormais accéder aux études universitaires pour se former à un métier, acquérir une culture plus large, avec à la clé l’accession à une position sociale plus satisfaisante que celle de leurs parents. Cependant, l’entrée massive de ces couches sociales moins favorisées à l’université ne conduisit pas seulement à un changement de la composition sociale de la population étudiante mais il en a aussi résulté une certaine dépréciation de l’image des diplômés. Désormais ils ne sont plus, comme auparavant, formés pour remplir un rôle de direction, mais pour s’intégrer dans l’organisation de la production – industrielle ou commerciale – où l’initiative individuelle est de plus en plus limitée. Ce cadre socioculturel explique, au moins en partie, les raisons du mouvement de la jeunesse durant ces années : contestation du savoir dogmatique dont la détention est le privilège d’une caste de mandarins universitaires aux méthodes moyenâgeuses, de la méritocratie, de la sectorisation, d’une société perçue comme vieillissante et repliée sur elle-même. Les manifestations étudiantes avaient déjà commencé en février 1967 avec l’occupation du Palais Campana à Turin, mouvement qui s’était progressivement étendu à toutes les autres universités, depuis Normale de Pise, la faculté de sociologie de Trente, jusqu’à la faculté catholique de Milan et ainsi de suite en allant vers le sud et pendant des mois et des mois jusqu’à l’explosion finale de 1968. Pendant cette période, les groupes politiques à large audience que nous connaîtrons dans les années 1970 n’existent pas encore, mais c’est la période durant laquelle naissent les différentes cultures politiques qui seront à la base de ces groupes. Parmi les expériences qui marqueront le plus profondément la suite, il y a certainement celle de Pise, où était présent un groupe important d’éléments qui publiait déjà un journal, Il Potere Operaio, (appelé "pisan" pour ne pas le confondre avec l’autre, issu de Classe Operaia). Il Potere Operaio est déjà en réalité un journal ouvrier dans la mesure où il est publié comme journal d’usine d’Olivetti d’Ivrea. En effet, le groupe pisan, dans lequel on retrouve les noms des leaders les plus connus de ces années, avait dès le début comporté comme trait distinctif la référence à la classe ouvrière et l’intervention en son sein. Plus généralement, il existe au sein de tout le mouvement étudiant de l’époque la tendance à se tourner vers la classe ouvrière et à en faire la principale référence et le partenaire idéal, même si c’est de manière plus ou moins explicite. La plupart des villes sont gagnées par la contestation étudiante, et il arrive que des délégations d’étudiants se rendent régulièrement devant les usines pour distribuer des tracts et, plus généralement, pour établir une alliance avec le monde ouvrier, qui est de plus en plus ressenti comme celui auquel ils appartiennent. Cette identification de l’étudiant comme partie de la classe ouvrière sera même théorisée par quelques composantes de la mouvance plus opéraïste.
Le développement des luttes ouvrières
Comme nous l’avons dit, 1968 en Italie marque aussi le début d’importantes luttes ouvrières : "Au printemps 68, il se produit dans toute l’Italie une série de luttes dans les usines qui ont comme objectif des augmentations de salaire égales pour tous qui soient en mesure de compenser les "maigres" accords de 1966. Parmi les premières usines à se mobiliser, il y a la Fiat où les ouvriers mènent le plus grand conflit depuis plus de 14 ans, et à Milan où partent en grève Borletti, Ercole Marelli, Magneti Marelli, Philips, Sit SIEMENS, Innocenti, Autelco, Triplex, Brollo, Raimondi, Mezzera, Rhodex, Siae Microelettronica, Seci, Ferrotubli, Elettrocondutture, Autobianchi, AMF, Fachini, Tagliaferri, Termokimik, Minerva, Amsco et une autre vingtaine de petites entreprises. (…) Au début, la lutte est dirigée par les vieux activistes et par le syndicat extérieur à l’usine, et donc dirigée de façon plutôt autoritaire, mais après un mois, de jeunes ouvriers s’imposent, qui "critiquent vivement les syndicalistes et les membres du CI 20 sur la façon de lutter et sur les étapes de la lutte", et qui modifient qualitativement les formes de la mobilisation, avec des piquets très durs et des cortèges à l’intérieur pour obliger les employés à faire grève. Une fois, ces ouvriers ont prolongé spontanément une grève de quelques heures, obligeant les syndicats à les appuyer. Ce souffle de la jeunesse provoque une participation massive à la lutte, les heures de grève se multiplient, des manifestations se produisent à travers les rues de Sesto San Giovanni, parviennent à défoncer le portail du bâtiment qui héberge la direction de l’entreprise. Les grèves continuent, bien que l’Assolombarda pose comme condition de l’ouverture de négociations l’arrêt de celles-ci : la participation est totale chez les ouvriers et presque nulle au contraire chez les employés". 21
A partir de là, tout va crescendo : "Le bilan de 69 à la Fiat est un bulletin de guerre : 20 millions d’heures de grève, 277.000 véhicules perdus, boom (37%) des ventes de voitures étrangères" 22.
Ce qui change profondément avec les luttes de l’Automne chaud, c’est le rapport de forces dans l’usine. L’ouvrier exploité et humilié par les rythmes de travail, les contrôles, les punitions continuelles, entre en conflit quotidien avec le patron. L’initiative ouvrière ne concerne plus tant les heures de grève mais comment mener ces grèves. Il se développe rapidement une logique de refus du travail qui équivaut à une attitude de refus de collaborer à la stratégie de l’entreprise, en restant fermement ancrée dans la défense des conditions de vie ouvrière. Il s’ensuit une nouvelle logique quant aux modalités de la grève qui vise à ce qu’un minimum d’efforts de la part des ouvriers cause le maximum de dommages pour les patrons. C’est la grève sauvage dans laquelle ne fait grève qu’un nombre réduit d’ouvriers dont dépend cependant le cycle complet de production. En changeant à tour de rôle le groupe qui entre en grève, on réussit ainsi à bloquer autant de fois l’usine avec le minimum de "frais" pour les ouvriers.
Une autre expression du changement du rapport de forces entre classe ouvrière et patronat, c’est l’expérience des cortèges à l’intérieur des usines. Au début, ces manifestations se produisent dans les longs couloirs et allées des établissements Fiat et d’autres industries importantes et sont des expressions de protestation. Elles deviennent ensuite la pratique adoptée par les ouvriers pour convaincre les hésitants, les employés en particulier, de se joindre à la grève : "Les cortèges à l’intérieur partaient toujours de la carrosserie, souvent de l’atelier de vernissage. On entendait dire qu’un atelier quelconque avait repris le travail, ou alors qu’ils avaient concentrés les non grévistes dans le bureau 16, celui des femmes. Alors, nous passions et nous ramassions tout le monde. Nous faisions la pêche au chalut. Mirafiori est tout en couloirs et dans les endroits étroits, personne ne pouvait s’échapper. Bientôt, ce ne fut plus nécessaire : dès qu’on nous voyait, les gens ralentissaient la chaîne et nous suivaient." 23
En ce qui concerne la représentativité ouvrière, ce qui est caractéristique de cette période, c’est le slogan : "nous sommes tous délégués", ce qui signifie le refus de toute médiation syndicale et qu’on impose au patronat un rapport de forces direct au moyen de la lutte des ouvriers. Il est important de revenir sur ce mot d’ordre qui se propagera tout au long des luttes, imprégnera longtemps la lutte de classe durant ces années. Cette expérience est précieuse en particulier face aux doutes qu’ont parfois aujourd’hui les minorités prolétariennes qui voudraient engager une lutte en dehors des syndicats mais qui ne voient pas comment faire en n’étant pas elles-mêmes reconnues par l’État.
Ce n’est pas le problème des ouvriers à l’époque de l’Automne chaud : quand il le faut, ils luttent, font grève, en dehors des syndicats et contre leurs consignes ; mais ils ne poursuivent pas toujours un but immédiat : dans cette phase, la lutte des ouvriers est l’expression d’une énorme combativité, d’une volonté longtemps refoulée de répondre aux intimidations du patronat ; elle n’a pas nécessairement besoin de motifs et d’objectifs immédiats pour s’exprimer, elle est son propre stimulant, crée un rapport de forces, change progressivement l’état d’esprit de la classe ouvrière. Le syndicat n’a dans tout cela qu’une présence éphémère. En réalité, le syndicat, comme la bourgeoisie pendant ces années, reste à l’écart, du fait de la force de la lutte de la classe ouvrière. Il fait la seule chose qu’il puisse faire : chercher à se maintenir la tête hors de l’eau, suivre le mouvement et ne pas trop se faire dépasser par lui. Par ailleurs, une réaction aussi forte au sein de la classe est aussi l’expression du manque d’un véritable enracinement des syndicats dans le prolétariat et donc de leur capacité à prévenir ou à bloquer la combativité comme cela arrive au contraire aujourd’hui. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il existe alors une profonde conscience antisyndicale dans la classe ouvrière. En fait, les ouvriers bougent malgré les syndicats, pas contre eux, même si il y a des avancées significatives de la conscience, comme l’illustre le cas des Comités Unitaires de Base (CUB) dans le milanais : "les syndicats sont des "professionnels de la négociation" qui ont choisi avec les soi-disant partis des travailleurs la voie de la réforme, c’est-à-dire la voie de l’accord global et définitif avec les patrons".24
Les années 1968-69 sont un rouleau compresseur de luttes et de manifestations, avec des moments de forte tension comme dans les luttes dans la région de Syracuse, qui aboutissent aux affrontements d’Avola 25, ou celles de Battipaglia qui engendrent des affrontements très violents 26. Mais les affrontements de Corso Traiano à Turin en juillet 1969 représentent certainement une étape historique dans cette dynamique. En cette occasion, le mouvement de classe en Italie réalise une étape importante : la confluence entre le mouvement ouvrier et celui des avant-gardes étudiantes. Les étudiants, ayant plus de temps disponible et étant plus mobiles, réussissent à apporter une contribution importante à la classe ouvrière en lutte, qui en retour, à travers la jeunesse qui s’éveille, prend conscience de son aliénation, et exprime sa volonté d’en finir avec l’esclavage de l’usine. Le lien entre ces deux mondes donnera une forte impulsion aux luttes qui se produiront en 1969 et, en particulier, à celle de Corso Traiano. Nous citons ici un long extrait d’un tract de l’assemblée ouvrière de Turin, rédigé le 5 juillet, parce qu’il représente non seulement un excellent compte-rendu de ce qui s’est passé, mais aussi un document qui a une très grande qualité politique :
"La journée du 3 juillet n’est pas un épisode isolé ou une explosion incontrôlée de révolte. Elle arrive après cinquante journées de luttes qui ont rassemblé un nombre énorme d’ouvriers, bloqué complètement le cycle de production, représenté le point le plus élevé d’autonomie politique et organisationnelle qu’aient atteint les luttes ouvrières jusqu’à maintenant en détruisant toute capacité de contrôle du syndicat.
Complètement expulsés de la lutte ouvrière, les syndicats ont tenté de la faire sortir des usines vers l’extérieur et d’en reconquérir le contrôle en appelant à une grève générale de 24 heures pour bloquer les loyers. Mais encore une fois l’initiative ouvrière a eu le dessus. Les grèves symboliques qui se transforment en congés, avec quelques défilés çà et là, ne servent que les bureaucrates. Dans les mains des ouvriers, la grève générale devient l’occasion de s’unir, pour généraliser la lutte menée dans l’usine. La presse de tout bord se refuse à parler de ce qui se passe à Fiat ou dit des mensonges à son propos. C’est le moment de briser cette conjuration du silence, de sortir de l’isolement, de communiquer à tous, avec la réalité des faits, l’expérience des ouvriers de Mirafiori.
Des centaines d’ouvriers et d’étudiants décident en assemblée de convoquer pour le jour de la grève un grand cortège qui, partant de Mirafiori, ira dans les quartiers populaires, afin d’unir les ouvriers des différentes usines. (…)
C’en est trop pour les patrons. Avant même que le cortège ne se forme, une armée de gros bras et de policiers se jette sans aucun avertissement sur la foule, matraquant, arrêtant, lançant des grenades lacrymogènes (…) En peu de temps, ce ne sont pas seulement les avant-gardes ouvrières et étudiantes qui font face mais toute la population prolétarienne du quartier. Des barricades s’érigent, on répond aux charges de la police par des charges. Pendant des heures et des heures, la bataille continue et la police est obligée de battre en retraite. (…)
Dans ce processus, le contrôle et la médiation des syndicats ont été jetés par-dessus bord : au-delà des objectifs partiels, la lutte a signifié :
– le refus de l’organisation capitaliste du travail,
– le refus du salaire lié aux exigences du patron pour la production,
– le refus de l’exploitation dans et en dehors de l’usine.
Les grèves, les cortèges, les assemblées internes, ont fait sauter la division entre les ouvriers et ont fait mûrir l’organisation autonome de classe en donnant les objectifs :
– toujours garder l’initiative dans l’usine contre le syndicat,
– 100 lires d’augmentation du salaire de base égale pour tous,
– seconde catégorie pour tous,
– réelles réductions du temps de travail.
(…) La lutte des ouvriers de la Fiat a de fait reproduit à un niveau massif les objectifs déjà formulés au cours des années 68-69 par les luttes des plus grandes concentrations ouvrières en Italie, de Milan à Porto Marghera, d’Ivrea à Valdagno. Ces objectifs sont :
– forte augmentation du salaire de base égale pour tous,
– abolition des catégories,
– réduction immédiate et drastique des horaires de travail sans diminution de salaire,
– égalité immédiate et complète entre ouvriers et employés." 27
Comme on l’a déjà dit, toute une série de points forts de l’Automne chaud peuvent être perçus dans ce tract. D’abord l’idée de l’égalité, c’est-à-dire que les augmentations doivent être égales pour tous, indépendamment de la catégorie d’origine, et non assujetties à la rentabilité du travail. Ensuite, la récupération de temps libre pour les ouvriers, pour pouvoir avoir une vie, pour pouvoir faire de la politique, etc. De là, la revendication de réduction des horaires de travail et le refus affirmé du travail à la tâche.
Dans ce même tract, il est rapporté que, sur la base de ces éléments, les ouvriers turinois réunis en assemblée après les affrontements du 3 juillet proposent à tous les ouvriers italiens d’entamer une nouvelle phase de lutte de classe plus radicale, qui fasse avancer, sur les objectifs mis en avant par les ouvriers eux-mêmes, l’unification politique de toutes les expériences autonomes de luttes faites jusque là.
A cette fin, un rassemblement national des comités et des avant-gardes ouvrières est convoqué à Turin :
1. pour confronter et unifier les différentes expériences de lutte sur la base de ce qu’a signifié la lutte à Fiat,
2. pour mettre au point les objectifs de la nouvelle phase de confrontation de classe qui, partant des conditions matérielles dans lesquelles se trouvent les ouvriers, devra investir toute l’organisation sociale capitaliste.
Ce qui se tiendra les 26/27 juillet au Palasport de Turin sera un "rassemblement national des avant-gardes ouvrières". Des ouvriers de toute l’Italie, qui rendent compte des grèves et des manifestations, parlent et avancent des revendications comme l’abolition des catégories, la réduction de l’horaire de travail à 40 heures, des augmentations de salaires égales pour tous en absolu et pas en pourcentage et la reconnaissance de la parité avec les employés. "Toute l’industrie italienne est représentée : par ordre d’intervention, après Mirafiori, la Pétrochimie de Marghera, la Dalmine et Il Nuovo Pignone de Massa, Solvay de Rossignano, Muggiano de La Spezzia, Piaggio de Pontedera, l’Italsider de Piombino, Saint Gobain de Pise, la Fatme, l’Autovox, Sacet et Voxon de Rome, la SNAM, Farmitalia, Sit Siemens, Alfa Romeo et Ercole Marelli de Milan, Ducati et Weber de Bologne, Fiat de Marina di Pisa, Montedison de Ferrare, Ignis de Varese, Necchi de Pavie, la Sir de Porto Torres, les techniciens de la Rai de Milan, Galileo Oti de Florence, les comités unitaires de base de Pirelli, l’arsenal de la Spezzia" 28. Quelque chose qu’on n’avait jamais vu, une assemblée nationale des avant-gardes ouvrières de toute l’Italie, un moment où la classe ouvrière s’affirme et auquel il n’est possible d’assister que dans un moment de forte montée de la combativité ouvrière, comme l’était justement l’Automne chaud.
Les mois qui suivent, ceux qui sont restés dans la mémoire historique comme "l’Automne chaud", se déroulent selon la même ligne. Les nombreux épisodes de lutte, dont une intéressante documentation photographique peut être trouvée sur le site de La Repubblica 29, s’enchaînent les uns aux autres à une cadence infernale. En voici une sélection non exhaustive :
2/09 : grève des ouvriers et des employés à Pirelli pour la prime à la production et les droits syndicaux. A Fiat, les ouvriers des départements 32 et 33 de Mirafiori se mettent à lutter, contrevenant aux directives syndicales, contre la discrimination de l’entreprise sur les changements de catégorie ;
4/09 : Agnelli, patron de Fiat, met à pied 30 000 travailleurs ;
5/09 : la tentative des directions syndicales d’isoler les ouvriers d’avant-garde de Fiat échoue, Agnelli est obligé de retirer les mises à pied ;
6/09 : plus de deux millions de métallos, d’employés du bâtiment et de la chimie partent en lutte pour le renouvellement du contrat salarial ;
11/09 : à la suite de la rupture des négociations concernant le renouvellement du contrat des métallos le 8 septembre, un million de métallurgistes fait grève dans toute l’Italie. À Turin, 100 000 ouvriers bloquent la Fiat ;
12/09 : grève nationale des ouvriers du bâtiment, tous les chantiers du pays sont fermés. Manifestations des métallurgistes à Turin, Milan et Tarente ;
16-17/09 : grève nationale de 48 heures des ouvriers de la chimie, grève nationale dans les cimenteries et nouvelle journée de lutte des ouvriers du bâtiment ;
22/09 : manifestation de 6000 ouvriers d’Alfa Roméo à Milan. Journée de lutte des métallurgistes à Turin, Venise, Modène et Cagliari ;
23-24/09 : nouvelle grève générale de 48 heures des ouvriers des cimenteries ;
25/09 : lock-out à Pirelli, suspension pour un temps indéterminé de 12.000 ouvriers. Réaction immédiate des ouvriers qui bloquent tous les établissements du groupe ;
26/09 : manifestation des métallurgistes à Turin où un cortège de 50 000 ouvriers part de Fiat. Grève générale à Milan et manifestations de centaines de milliers d’ouvriers qui imposent ainsi à Pirelli la fin du lock-out. Cortèges de dizaines de milliers de travailleurs à Florence et Bari ;
29/09 : manifestations des métallurgistes, ouvriers de la chimie et du bâtiment à Porto Marghera, Brescia et Gènes ;
30/09 : grève des ouvriers du bâtiment à Rome, manifestations de 15 000 métallurgistes à Livourne ;
7/10 : grève des métallurgistes dans la province de Milan, 100 000 ouvriers provenant de 9 cortèges se rejoignent sur la Place du Dôme ;
8/10 : grève générale nationale des employés de la chimie. Grève dans la région de Terni. Manifestations des métallurgistes à Rome, Sestri, Piombino, Marina di Pisa et L’Aquila ;
9/10 : 60 000 métallurgistes font grève à Gènes. Grève générale dans le Frioul et la Vénétie Julienne ;
10/10 : pour la première fois, se tient une assemblée à l’intérieur des ateliers de Fiat-Mirafiori. Des assemblées et des défilés ont également lieu à l’intérieur des autres usines du groupe. La police charge à l’extérieur des établissements. Grève à Italsider de Bagnoli contre la suspension de 5 ouvriers ;
16/10 : les hospitaliers, les cheminots, les postiers, les travailleurs des administrations locales et les ouvriers journaliers partent en lutte pour le renouvellement de leurs contrats. Des grèves générales ont lieu dans les provinces de Palerme et Matera ;
22/10 : 40 usines de Milan gagnent le droit de faire des assemblées ;
8/11 : le contrat des ouvriers du bâtiment est signé : il prévoit l’augmentation de 13% sur les plus basses rétributions, la réduction graduelle du temps de travail à 40 heures, le droit de faire des assemblées sur les chantiers ;
13/11 : affrontements très durs entre les ouvriers et la police à Turin ;
25/11 : grève générale dans la chimie ;
28/11 : des centaines de milliers de métallurgistes animent, à Rome, une des plus grandes et des plus combatives manifestations qui ait jamais eu lieu en Italie pour soutenir leurs revendications ;
3/12 : grève totale des ouvriers des carrosseries à Fiat, manifestation des employés des administrations locales ;
7/12 : un accord est trouvé pour le contrat dans la chimie : il prévoit des augmentations de salaire de 19.000 lires par mois, un horaire hebdomadaire de 40 heures sur 5 jours, et trois semaines de congés payés ;
8/12 : accord sur le contrat dans les entreprises de la métallurgie dans lesquelles l’État a une participation : le contrat prévoit l’augmentation de 65 lires par heure, augmentation égale pour tous, la parité légale entre ouvriers et employés, le droit de faire des assemblées dans l’entreprise pendant les heures de travail à raison de 10 heures par an, payées, et 40 heures de travail hebdomadaire ;
10/12 : grève générale des ouvriers agricoles pour le pacte national, des centaines de milliers manifestent dans toute l’Italie. Début de la grève de 4 jours des employés des sociétés pétrolières privées pour le renouvellement du contrat ;
19/12 : grève nationale des travailleurs de l’industrie pour soutenir le conflit des métallurgistes. Nouvelle grève nationale des ouvriers agricoles ;
23/12 : signature de l’accord pour le nouveau contrat des métallurgistes : il prévoit des augmentations salariales de 65 lires par heure pour les ouvriers et de 13.500 lires par mois pour les employés, le treizième mois, le droit de faire des assemblées dans l’usine, la reconnaissance des représentants syndicaux d’entreprise et la réduction de l’horaire de travail à 40 heures par semaine ;
24/12 : le pacte national pour les ouvriers agricoles est signé après 4 mois de lutte, il prévoit la réduction progressive de l’horaire de travail à 42 heures par semaine et 20 jours de congés 30.
Cet enchaînement impressionnant de luttes n’est pas seulement le produit d’une forte poussée ouvrière mais porte aussi la marque des manœuvres des syndicats qui dispersent les luttes en autant de foyers distincts allumés à l’occasion du renouvellement des contrats collectifs venant à échéance dans différents secteurs et entreprises. C’est le moyen par lequel la bourgeoisie parvient à faire en sorte que le mécontentement social profond qui se fait jour ne débouche sur un embrasement généralisé.
Ce développement énorme de la combativité, accompagné de moments de clarification significatifs dans la classe ouvrière, rencontrera également d’autres obstacles importants dans la période qui va suivre. La bourgeoisie italienne, comme celle des autres pays qui ont dû faire face au réveil de la classe ouvrière, n’est pas restée les mains dans les poches et, à côté des interventions frontales effectuées par les corps de police, elle a cherché graduellement à contourner l’obstacle en utilisant d’autres moyens. Ce que nous verrons dans la deuxième partie de l’article, c’est que la capacité qu’a la bourgeoisie de reprendre le contrôle de la situation se fonde principalement sur les faiblesses d’un mouvement prolétarien qui, malgré son énorme combativité, manquait encore d’une conscience de classe claire et dont même les avant-gardes n’avaient pas la maturité et la clarté nécessaires pour jouer leur rôle.
1/11/09 Ezechiele