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Jean van Heijenoort : un mathématicien contre Engels et la dialectique matérialiste (3)

samedi 17 mai 2014, par Alex

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Premier article

Deuxième article

Un des reproches faits par JvH dans son article est la faiblesse de la formation d’Engels en mathématiques, le peu de manuels qu’il a lus étant dépassés à son époque. JvH s’appuie encore sur un bon sens trompeur.

Malheureusement le système éducatif nous donne peu d’éléments d’histoire de l’éducation, il fait rarement son auto-bilan. Les grands penseurs le devinrent souvent parce qu’ils se formèrent en autodidactes, pas grâce au système éducatif. L’éducation de leur temps était celle d’un système qu’ils allaient souvent bouleverser.

JvH, étudiant en mathématiques travesti en gendarme des mathématiques

Les reproches de JvH sont l’occasion de dissiper certains mythes sur l’éducation scolaire. Notons tout d’abord que JvH se pose en mathématicien jugeant un amateur pénétrant sur son territoire et lui demandant ses papiers. Or En 1948, année où JvH écrit son article, il n’est pas lui-même un mathématicien professionnel. Il est certes déjà relativement âgé, 36 ans ... mais n’est pas docteur en mathématiques, il n’est qu’un ’vieil étudiant’ en mathématiques ! Il se pose donc abusivement en mathématicien, si l’on s’en tient à ses critères, qui sont ceux de l’autorité académique.

Mais n’utilisons pas les critères de JvH, et rappelons que certains des plus grands mathématiciens ont eu une éducation mathématique que JvH aurait qualifiée de dépassée, médiocre, tirée de manuels hors d’usage.

Un génie des mathématiques mal éduqué en mathématiques : Ramanujan

Peut-on devenir un grand mathématicien en n’ayant reçu aucune éducation mathématique digne de ce nom ? Oui, l’exemple du mathématicien Indien Ramanujan est décrit en ces termes par le mathématicien anglais G. Hardy qui le découvrit et l’aida à gagner l’Angleterre :

Il n’avait reçu qu’un commencement d’instruction et encore, il n’eut jamais la chance de profiter, comme tant d’autres, de l’instruction traditionnelle indienne. Il n’arriva jamais dans son pays jusqu’au« First Arts Examination ». de l’université indienne, ni même à celui de « recalé » du Bachelor of Arts. Il travailla la plus grande partie de sa vie dans une ignorance presque totale des mathématiques européennes modernes et mourut, âgé d’à peine plus de trente ans, au moment où son éducation mathématique proprement dite venait juste de commencer.

Un grand mathématiciens mal éduqué en mathématiques : Leibniz

Un autre exemple de mathématiciens reconnu ayant reçu une éducation à caractère complètement « obsolète » est Leibniz. Le mathématicien contemporain Martin Davis, dans son livre ’The universal computer- The road from Leibniz to Turing’ décrit le fait que l’éducation de Leibniz a été conduite par des enseignants complètement dépassés, ignorants des progrès des mathématiques de leur époque. Ils étaient même partisans de la science aristotélicienne. Paradoxalement c’est leur anachronisme qui va être source d’inspiration pour Leibniz. Fasciné par les catégories d’Aristote, c’est dès sa prime jeunesse qu’influencé par son contact avec Aristote qu’il va esquisser son grand projet de "Caractéristique universelle" qui serait un calcul logique permettant de mécaniser une partie du raisonnement humain. Il fit ainsi revivre une vision du monde que des "spécialistes" comme JvH auraient décrétée d’avance comme "dépassée".

M. Davis rappelle que l’impulsion décisive en mathématique pour Leibniz vint de sa rencontre avec le hollandais Huygens qui lui donna une liste de lecture pour combler ses lacunes en mathématiques.

Remarquons que les Catégories d’Aristote ont inspiré le nom d’une des dernières révolutions des mathématiques : la Théorie des catégories, mise au point par des mathématiciens américains vers 1940. Cette théorie offre un cadre admirable pour le fondement des mathématiques, bien meilleur que la Théorie des ensembles, point de vue du promu par le groupe français Bourbaki vers l’époque où JvH écrit son article. Aristote était pourtant ’dépassé’ en 1940. Le mathématiciens bourbakiste ’progressiste’ Laurent Schwartz ayant décidé que les Catégories sont inutiles, elles ne font toujours pas partie de l’enseignement de bases des mathématiques supérieures en France.

Un argument contre JvH est qu’il est absurde de dire qu’un manuel d’enseignement est « dépassé ». Car un manuel d’enseignement, n’est pas un article de recherche, il n’a pas pour but de mettre au courant des dernières recherches. Les manuels les plus récents sont-ils les meilleurs ? La publication de manuel a de plus en plus un objectif commercial, il ne faut pas croire qu’ils présentent d’une manière nouvelle les bases des mathématiques pour faire profiter la jeunesse des dernières théories du domaines. Donc de vieux manuels peuvent être meilleurs.

De plus qu’est-ce qui va donner l’impulsion décisive à un individu et l’influencer pour devenir un grand mathématicien ? JvH a une réponse qui satisfait le bon sens, c’est celle du positivisme : un manuel présentant les derniers faits, au goût du jour.

Dostoïevski avait déjà réfuté ce point de vue. Des Russes jeunes et sincères voulaient "éduquer" le peuple, donc écrire des livres "positivistes", spécialement écrits dans ce but. Mais Dostoïevski leur répond : prenons l’exemple d’un grand général. Qu’est-ce qui l’a poussé à devenir ce qu’il est : on ne le saura jamais, et c’est mieux ainsi car les positivistes seraient déçus de constater que ce n’est pas un traité de balistique, mais un poème bien écrit, qui a donné confiance et enthousiasme à une jeune âme, et l’a fait persévérer dans une voie qu’il suivait déjà, mais sans passion et sans idéal (je cite de mémoire l’esprit de l’article, pas la lettre, merci aux camarades qui retrouveront ce texte de Dostoievski).

Engels ne prétendait pas être un mathématiciens, il écrivait un livre de philosophie des sciences. Une éducation reçue de manuels dépassés n’a pas empêché de grands esprits de devenir de grands mathématiciens, pourquoi aurait-elle empêché-elle Engels d’être un bon philosophe des mathématiques ?

Un anachronisme de JvH : la notion de mathématiques pures

Mais l’argument décisif contre JvH est sans doute donné par ... JvH lui-même :

In sciences other than mathematics, for example in chemistry, physics or astronomy, the list of books that Engels mentions is abundant enough to permit us to follow his progress in these domains with satisfactory accuracy. But, in mathematics, the list is rather poor. Engels reads much more, for example, in astronomy, a rather special science at that time, than in the whole field of pure mathematics.

JvH reconnait qu’Engels a une culture respectable en astronomie ; mais pas en mathématiques pures. Or ceci est un anachronisme. Qu’entend JvH par mathématiques pures ? Des mathématiques comme par exemple la construction axiomatique des nombres réels ? des géométries non euclidiennes ? de la topologie, de la théorie des ensembles ? Tous ces domaines qui sont par excellence les maths pures ... étaient connus de peu de mathématiciens jusque vers 1900. Lorsque Georg Cantor publia ses articles fondateurs de la Théorie des ensembles (peu avant 1900) , théorie que JvH voyait sans doute comme l’exemple type des maths pures, il fut violemment combattu par les mathématiciens eux mêmes. Mêm un de ses partisans français comme Hermite lui disait : on n’y comprend rien à ta théorie de ensembles ! Qu’étaient donc les les maths à l’époque de Engels : justement celles liées à la physique. On en était encore à l’époque où Kepler qui aujourd’hui est présenté comme un astronome, se disait mathématicien.

Que le lecteur non convaincu prenne n’importe quel manuel de mécanique classique, il sera vite confronté à des mathématiques. Les maths pures que JwH mentionne, sans donner aucune précision, sont largement postérieures à 1895, date de la mort d’Engels ! Comprendre un manuel de thermodynamique ou d’astronomie signifiait avoir un bon niveau en mathématiques. Remarquons que dans le système d’éducation américain cela reste encore valable : tout traité de ’Calculus’ est un traité de mathématiques appliquées (les "maths pures" sont une notion très religieuse issues du Pythagorisme).

JvH se base donc sur un anachronisme et des préjugés positivistes qui sont largement partagés, pour rabaisser le niveau des connaissances d’Engels en mathématiques. Ces arguments ne sont donc pas valables.

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