Accueil > 02 - SCIENCES - SCIENCE > Questions de sciences > Lire Alexandre Grothendieck

Lire Alexandre Grothendieck

vendredi 16 février 2024, par Robert Paris

Lire Alexandre Grothendieck

Alexandre Grothendieck :

« Pour le dire autrement : j’ai appris, en ces années cruciales, à être seul. (Cette formulation est quelque peu impropre. Je n’ai jamais eu à « apprendre à être seul », pour la simple raison que je n’ai jamais désappris, au cours de mon enfance, cette capacité innée qui était en moi à ma naissance, comme elle est en chacun. Mais ces trois ans de travail solitaire, où j’ai pu donner ma mesure à moi-même, suivant les critères d’exigence spontanée qui étaient les miens, ont confirmé et reposé en moi, dans ma relation cette fois au travail mathématique, une assise de confiance et de tranquille assurance, qui ne devait rien aux consensus et aux modes qui font la loi.)
J’entends par là : aborder par mes propres lumières les choses que je veux connaître, plutôt que de me fiers aux idées et aux consensus, exprimés ou tacites, qui me viendraient d’un groupe plus ou moins étendu dont je me sentirais membre, ou qui pour toute autre raison serait investi pour moi d’autorité. Des consensus muets m’avaient dit, au lycée comme à l’université, qu’il n’y avait pas lieu de se poser de question sur la notion même de « volume », présentée comme « bien connue », « évidente », « sans problème ». J’avais passé outre, comme chose allant de soi (…). C’est dans (…) cet acte de « passer outre », d’être soi-même en somme et non pas simplement l’expression des consensus qui font la loi, de ne pas rester enfermé à l’intérieur du cercle impératif qu’ils nous fixent – c’est avant tout dans cet acte solitaire que se trouve « la création ». Tout le reste vient de surcroît. »
C’est un cliché de demander si le jeune Einstein pourrait être aujourd’hui recruté par une université. La réponse est évidemment non ; il n’a pas été embauché même en son temps…
Mais la plupart des scientifiques académiques, même s’ils réussissent en termes de carrière, obtiennent des financements, publient beaucoup d’articles et participent aux colloques, ne contribuent à la science que de façon marginale…
Il existe quelques caractéristiques des universités et des centres de recherche qui découragent tout changement. La première, c’est le système des comités de lecture et d’évaluation, où les décisions sur l’avenir de tels ou tels scientifiques sont prises par d’autres scientifiques. Tout comme le système d’attribution des postes permanents, celui des comités de lecture a des avantages qui expliquent pourquoi tout le monde croit que ce système est essentiel pour une bonne pratique de la science. Mais il entraîne en même temps des coûts, et il faut en être conscient.
Je suis sûr qu’une personne ordinaire n’a pas la moindre idée du temps que les universitaires passent à prendre des décisions sur le recrutement d’autres universitaires…. Passé un certain point, un scientifique confirmé peut facilement passer tout son temps à ne faire que de la politique de recrutement… Il existe un débat animé entre les physiciens sur la raison pour laquelle, en physique, il y a moins de femmes et de Noirs que dans les domaines de difficultés comparables comme les mathématiques ou l’astronomie. Je crois que la réponse est simple il s’agit de préjugés flagrants. Tous ceux qui, comme moi, ont servi pendant des décennies dans les comités de recrutement et qui disent ne pas avoir vu comment se manifestent les préjugés évidents sont soit aveugles soit malhonnêtes… Cela résulte d’un processus de consensus forcé, dont les scientifiques âgés se servent pour s’assurer que les jeunes suivront leurs pas. (…) Les comités d’évaluation, les directeurs des départements et les présidents d’universités ont souvent un autre but en tête que de recruter de bons scientifiques : accroître (ou au moins laisser intact) le statut du département. (…) En premier lieu, il sera donc important de recruter ceux qui ont des chances d’apporter un financement généreux. Cela va clairement en faveur des membres de grands programmes de recherche bien établis plutôt que d’initiateurs de programmes nouveaux. »

Alexandre Grothendieck sur le prix Nobel qui lui était attribué :

« Je suis sensible à l’honneur que me fait l’Académie royale des sciences de Suède en décidant d’attribuer le prix Crafoord pour cette année, assorti d’une somme importante, en commun à Pierre Deligne (qui fut mon élève) et à moi-même. Cependant je suis au regret de vous informer que je ne souhaite pas recevoir ce prix (ni d’ailleurs aucun autre), et ceci pour les raisons suivantes. 1) Mon salaire de professeur, et même ma retraite à partir du mois d’octobre prochain, est beaucoup plus que suffisant pour mes besoins matériels et pour ceux dont j’ai la charge ; donc je n’ai aucun besoin d’argent. Pour ce qui est de la distinction accordée à certains de mes travaux de fondements, je suis persuadé que la seule épreuve décisive pour la fécondité d’idées ou d’une vision nouvelle est celle du temps. La fécondité se reconnaît à la progéniture, et non par les honneurs. 2) Je constate par ailleurs que les chercheurs de haut niveau auxquels s’adresse un prix prestigieux comme le prix Crafoord sont tous d’un statut social tel qu’ils ont déjà en abondance et le bien-être matériel et le prestige scientifique, ainsi que tous les pouvoirs et prérogatives qui vont avec. Mais n’est-il pas clair que la surabondance des uns ne peut se faire qu’aux dépens du nécessaire des autres ? 3) Les travaux qui me valent la bienveillante attention de l’Académie royale datent d’il y a vingt-cinq ans, d’une époque où je faisait partie du milieu scientifique et où je partageais pour l’essentiel son esprit et ses valeurs. J’ai quitté ce milieu en 1970 et, sans renoncer pour autant à ma passion pour la recherche scientifique, je me suis éloigné intérieurement de plus en plus du milieu des scientifiques. Or, dans les deux décennies écoulées l’éthique du métier scientifique (tout au moins parmi des mathématiciens) s’est dégradée à un degré tel que le pillage pur et simple entre confrères (et surtout aux dépens de ceux qui ne sont pas en position de pouvoir se défendre) est devenu quasiment une règle générale, et qu’il est en tout cas toléré par tous, y compris dans les cas les plus flagrants et les plus iniques. Dans ces conditions, accepter d’entrer dans le jeu des prix et des récompenses serait aussi donner ma caution à un esprit et à une évolution, dans le monde scientifique, que je reconnais comme profondément malsains, et d’ailleurs condamnés à disparaître à brève échéance tant ils sont suicidaires spirituellement, et même intellectuellement et matériellement. C’est cette troisième raison qui est pour moi, et de loin, la plus sérieuse. Si j’en fais état, ce n’est nullement dans le but de critiquer les intentions de l’Académie royale dans l’administration des fonds qui lui sont confiés. Je ne doute pas qu’avant la fin du siècle des bouleversements entièrement imprévus vont transformer de fond en comble la notion même que nous avons de la « science », ses grands objectifs et l’esprit dans lequel s’accomplit le travail scientifique. Nul doute que l’Académie royale fera alors partie des institutions et des personnages qui auront un rôle utile à jouer dans un renouveau sans précédent, après une fin de civilisation également sans précédent… Je suis désolé de la contrariété que peut représenter pour vous-même et pour l’Académie royale mon refus du prix Crafoord, alors qu’il semblerait qu’une certaine publicité ait d’ores et déjà été donnée à cette attribution, sans l’assurance au préalable de l’accord des lauréats désignés. Pourtant, je n’ai pas manqué de faire mon possible pour donner à connaître dans le milieu scientifique, et tout particulièrement parmi mes anciens amis et élèves dans le monde mathématique, mes dispositions vis-à-vis de ce milieu et de la « science officielle » d’aujourd’hui. Il s’agit d’une longue réflexion, Récoltes et Semailles, sur ma vie de mathématicien, sur la création (et plus particulièrement la création scientifique) en général, qui est devenue en même temps, inopinément, un « tableau de mœurs » du monde mathématique entre 1950 et aujourd’hui. Un tirage provisoire (en attendant sa parution sous forme de livre), fait par les soins de mon université en deux cents exemplaires, a été distribué presque en totalité parmi mes collègues mathématiciens, et plus particulièrement parmi les géomètres algébristes (qui m’ont fait l’honneur de se souvenir de moi). Pour votre information personnelle, je me permets de vous en envoyer deux fascicules introductifs, sous une enveloppe séparée. »

Alexandre Grothendieck

Article du journal Le Monde du 4 mai 1988.

Grothendieck :

Critique de la science et du scientisme ordinaire par Alexandre Grothendieck, « La nouvelle église universelle », 1971

Science et scientisme

La méthode expérimentale et déductive, depuis 400 ans de succès spectaculaires, augmente sans cesse son impact sur la vie sociale et quotidienne, et par suite, jusqu’à une date récente, son prestige. En même temps, à travers un processus « d’annexion impérialiste » qui devrait être analysé de façon plus serrée, la science a créé son idéologie propre, ayant plusieurs des caractéristiques d’une nouvelle religion, que nous pouvons appeler le scientisme. Ce pouvoir, principalement pour le grand public, tient au prestige de la science, dû à ses succès. Le scientisme est maintenant fermement enraciné dans tous les pays du monde, qu’ils soient capitalistes ou dits socialistes, développés ou en voie de développement (à d’importantes restrictions près pour la Chine) [1]. Il a, de loin, supplanté toutes les religions traditionnelles. Il s’est insinué dans l’éducation à tous les niveaux, de l’école élémentaire à l’université, tout comme dans la vie professionnelle postscolaire. Avec des nuances et une intensité variable, il prédomine dans toutes les classes de la société ; il est plus fort dans les pays développés, et parmi les professions intellectuelles et dans les domaines les plus ésotériques [2].

Les gens en général, bien qu’on leur enseigne certains des plus grossiers et des plus anciens résultats de la science, ont toujours eu peu ou pas de compréhension de ce qu’est réellement la science en tant que méthode. Cette ignorance a été perpétuée par tout l’enseignement primaire, secondaire, et même par l’importante partie de l’enseignement universitaire qui ne constitue pas une préparation à la recherche : la science y est enseignée dogmatiquement, comme une vérité révélée. Aussi, le pouvoir du mot « science » sur l’esprit du grand public est-il d’essence quasi mystique et certainement irrationnel. La science est, pour le grand public et même pour beaucoup de scientifiques, comme une magie noire, et son autorité est à la fois indiscutable et incompréhensible.

Ceci rend compte de certaines des caractéristiques du scientisme comme religion. En tant que tel, il est tout aussi irrationnel et émotionnel dans ses motivations, et intolérant dans sa pratique journalière, que n’importe laquelle des religions traditionnelles qu’il a supplantées [3]. Bien plus, il ne se borne pas à prétendre que seuls ses propres mythes sont vrais ; il est la seule religion qui ait poussé l’arrogance jusqu’à prétendre n’être basée sur aucun mythe quel qu’il soit, mais sur la raison seule, et jusqu’à présenter comme « tolérance » ce mélange particulier d’intolérance et d’amoralité qu’il promeut.

Aux yeux du grand public, les prêtres et les grands prêtres de cette religion sont les scientifiques au sens large, plus généralement les technologues, les technocrates, les experts. Mais la langue de cette religion sera pour toujours incompréhensible au peuple, d’autant que ce n’est pas même une langue, mais des milliers de langues différentes, chacune n’étant que le jargon technique particulier d’une spécialité donnée.

L’immense majorité des scientifiques sont tout à fait prêts à accepter leur rôle de prêtres et de grands prêtres de la religion dominante d’aujourd’hui. Plus que n’importe qui, ils en sont imbus, et cela d’autant plus qu’ils sont plus haut situés dans la hiérarchie scientifique. Ils réagiront à toute attaque contre cette religion, ou d’un de ses dogmes, ou d’un de ses sous-produits, avec toute la violence émotionnelle d’une élite régnante aux privilèges menacés [4]. Ils font partie intégrante des pouvoirs en place quels qu’ils soient, auxquels ils s’identifient intimement et qui tous s’appuient fortement sur leurs compétences technologiques et technocratiques.

« Il n’existe pas de dogmes écrits explicites du scientisme auxquels nous puissions nous référer » [5]. Cependant, bien qu’il ne soit formulé explicitement, un tel dogme existe implicitement et il est tout à fait précis, tout particulièrement parmi les scientifiques. Nous allons faire un essai de formulation de ce qu’on peut appeler le credo du scientisme, compris comme une collection de mythes principaux. Nous ne voulons pas dire que tous les scientifiques, même ceux à penchant franchement scientiste, seront en accord sans réserve avec la substance de chacun ni même d’aucun d’eux. Pour plus de clarté, les mythes ont été délibérément formulés sous leur forme la plus extrême, que beaucoup de scientifiques hésiteraient à cautionner, même s’ils agissent comme s’ils y adhéraient sans réserve. Cependant, nous soutenons que ce credo dans son ensemble exprime effectivement au moins leurs états limites, réalisés sous une forme plus ou moins forte et plus ou moins pure chez presque tous les scientifiques.

Le credo du scientisme

Mythe 1

Seule la connaissance scientifique est une connaissance véritable et réelle, c’est-à-dire, seul ce qui peut être exprimé quantitativement ou être formalisé, ou être répété à volonté sous des conditions de laboratoire, peut être le contenu d’une connaissance véritable. La connaissance « véritable » ou « réelle », parfois aussi appelée connaissance « objective », peut être définie comme une connaissance universelle, valable en tout temps, tout lieu, et pour tous, au-delà des sociétés et des formes de culture particulières.

Commentaires : Les sensations et expériences comme l’amour, l’émotion, la beauté, l’accomplissement, ou même l’expérience primaire du plaisir et de la douleur sont rayées du royaume de la connaissance valable, pour autant du moins qu’elles ne sont pas englobées dans une théorie scientifique. Ni Jésus ni Sapho ne savaient rien de l’amour !

Ceci restreint la « connaissance véritable » aux quelques millions de scientifiques de la planète. Les bébés et les enfants n’ont aucune connaissance digne de ce nom, ainsi que tous ceux qui n’ont pas reçu de formation scientifique. La connaissance véritable commence avec les derniers semestres de l’éducation universitaire. Une autre conséquence de ce mythe est que, la morale étant objet de connaissance, elle doit être approchée avec la méthodologie scientifique ; ceci conduit à ce que la science devienne le fondement de la morale. Ce qui suit constitue une réciproque du mythe 1.

Mythe 2

Tout ce qui peut être exprimé de façon cohérente en termes quantitatifs, ou peut être répété sous conditions de laboratoire, est l’objet de connaissance scientifique et, par là même, valable et acceptable. En d’autres termes, la vérité (avec son contenu de valeur traditionnel) est identique à la connaissance, c’est-à-dire identique à la connaissance scientifique.

Commentaires : La guerre et nombre de ses aspects peuvent être insérés dans des théories scientifiques diverses : économie, stratégie (en tant que chapitre de la théorie des probabilités ou de l’optimisation), psychiatrie, médecine, sociologie… Une nouvelle science, la polémologie, ou science de la guerre, a même été créée par des pacifistes bien intentionnés. La guerre est acceptable, étant un objet d’investigation scientifique. D’autant plus qu’on lui assigne une importante fonction régulatrice pour les processus démographiques et économiques, et stimulatrice pour la science et la technologie. Ce qu’une telle guerre peut signifier pour ceux qui la supportent ou ceux qui la font, est hors de propos car subjectif – sauf comme objet d’enquêtes « scientifiques », à buts souvent manipulatoires, ayant comme objectif de réduire le vécu à des statistiques.

Mythe 3

Conception « mécaniste » ou « formaliste », ou « analytique » de la nature : le rêve de la science. Atomes, molécules, et leurs combinaisons peuvent être entièrement décrits selon les lois mathématiques de la physique des particules élémentaires ; la vie de la cellule en termes de molécules ; les organismes pluricellulaires en termes de populations cellulaires ; la pensée et l’esprit (comprenant toutes les sortes d’expériences psychiques) en termes de circuits de neurones [6], les sociétés animales et humaines, les cultures humaines, en termes d’individus qui les composent.
En dernière analyse, toute la réalité, comprenant l’expérience et les relations humaines, les événements et les forces sociales et politiques, est exprimable en langage mathématique en termes de systèmes de particules élémentaires, et sera effectivement exprimée ainsi dès que la science sera assez avancée. À la limite, le monde n’est qu’une structure particulière au sein des mathématiques.

Commentaires : Dans une telle vue du monde, la notion de but, bien sûr, ne peut exister. N’importe quelle allusion à une explication finaliste des phénomènes naturels est écartée avec mépris, tout au moins dans les sciences naturelles. Le fait que les principales lois physiques soient exprimées aujourd’hui sous forme statistique permet à la conception mécaniste de dépasser la vision strictement déterministe de la nature, et de « réincorporer en principe la notion de libre arbitre » [7].

Mythe 4

Le rôle de l’expert : la connaissance, tant pour son développement que pour sa transmission par l’enseignement, doit être coupée en de nombreuses tranches ou spécialités : d’abord en larges champs tels que les mathématiques, la physique, la chimie, la biologie, la sociologie, la psychologie, etc., qui sont encore subdivisées ad libitum, à mesure que la science avance. Pour n’importe quelle question appartenant à un domaine donné, seule l’opinion des experts de ce domaine particulier est pertinente ; si plusieurs domaines sont concernés, seule l’opinion collective des experts de tous ces domaines l’est.

Commentaires : Exceptionnellement, une personne peut être un expert dans plusieurs domaines, mais personne ne peut l’être dans de nombreux domaines. N’importe quelle question touchant à la réalité concrète, pour être réellement comprise, implique une analyse de nombreux aspects, intimement imbriqués, appartenant à de nombreux champs différents de la science. En la réduisant à un seul de ces aspects, ou à un petit nombre, ou en les maintenant séparés, on mutile grossièrement la réalité [8].

Par conséquent, dans une situation complexe, une personne seule ne peut être tenue comme compétente pour la comprendre, ni tenue pour responsable de sa compréhension ou de son manque de compréhension. Le mythe 4 pose les fondements du pouvoir de l’expert, issu de l’incompréhensibilité de sa science pour tous ceux situés hors de son champ d’expertise. Il fournit aussi le fondement de la conséquence suivante (rarement formulée) : nul ne peut prétendre à lui seul à une connaissance valable d’aucune partie complexe de la réalité. Pour compenser cela, le pouvoir collectif de la technocratie est établi dans le mythe suivant, d’apparence anodine, du credo scientiste :

Mythe 5

La science, et la technologie issue de la science, peuvent résoudre les problèmes de l’homme, et elles seules. Ceci s’applique également aux problèmes des humains, notamment aux problèmes psychologiques, moraux, sociaux et politiques.

Commentaires : Ceci conduit logiquement au :

Mythe 6

Seuls les experts sont qualifiés pour prendre part aux décisions, car seuls les experts « savent ».

Commentaires : Dans la sphère des décisions sociales et politiques, la réalité est bien trop complexe pour qu’un expert unique soit réellement compétent. Cette difficulté est résolue en pratique par l’introduction d’une autre sorte d’expert : « l’expert ès décisions », qui peut être un fonctionnaire, un directeur de société ou un militaire haut gradé. Son rôle est d’écouter derrière des portes closes les avis des experts dans différentes spécialités impliquées dans les décisions à prendre, et de prendre la décision.

Combattre le scientisme

En eux-mêmes, au niveau purement intellectuel, ces mythes principaux du scientisme exercent un certain attrait, qui explique en partie leur extraordinaire succès. Ils introduisent des simplifications énormes dans la complexité fluctuante des phénomènes naturels et de l’expérience humaine. Ainsi qui, parmi les scientifiques, quand enfant il apprenait la loi de Newton de l’attraction universelle, n’a pas été confondu par l’excitant défi de rendre vraie l’intuition hardie de Pythagore, « tout est nombre », et de construire une description entièrement mécaniste du monde ? [9]

D’ailleurs, comme tous les mythes, ceux du scientisme contiennent quelques solides éléments de vérité. Le fait qu’ils se prétendent fondés sur la seule raison leur a donné un pouvoir supplémentaire. Pendant les siècles précédents s’est en effet affirmée avec une intransigeance croissante la suprématie de la raison ou de l’intellect sur tous les autres aspects de l’expérience et des capacités humaines, y compris les aspects sensuels, émotionnels et éthiques. Et, pis encore, un seul outil particulier de l’intellect de l’homme, à savoir la méthode scientifique expérimentale et déductive, qui ne s’est développée qu’au cours des derniers siècles, excité par ses grands succès dans certains domaines limités de l’investigation et des réalisations de l’homme, a été amené à assumer un rôle impérialiste croissant, et finalement à s’identifier à la raison elle-même, rejetant tout ce qu’il ne pouvait assumer comme étant « irrationnel », « émotionnel », « instinctif », « non humain », etc. [10]

*

Nous tenons tous ces mythes principaux du scientisme pour des erreurs. Sur l’expert, qui se sent parmi les principaux bénéficiaires de ces mythes destinés à affermir son pouvoir collectif, ils ont un effet estropiant, à la fois spirituellement et intellectuellement, l’éloignant toujours plus du concert des êtres vivants, pour l’apparenter à un simple mécanisme cérébral cybernétisé toujours plus spécialisé. Sur les experts comme sur les profanes, ils ont un effet paralysant : paralysant en ce qui concerne le désir naturel d’en savoir plus sur la nature, la vie et nous-mêmes, qu’un seul jargon particulier ne peut exprimer ; et en conséquence, paralysant en terme d’engagement moral et de responsabilité personnelle dans tous les domaines impliquant la société comme un tout, car ils contribuent à creuser le fossé s’élargissant sans cesse entre ces trois pôles de l’expérience humaine : la pensée, l’émotion et l’action. En termes socio-politiques, le scientisme justifie la hiérarchisation rigide existante de la société, et tend à l’accroître toujours plus, poussant au sommet une technocra- tie fortement hiérarchisée qui prend les décisions — y compris celles qui, maintenant, peuvent affecter de façon vitale la destinée de toute vie sur Terre pour des millions d’années à venir.

Dans la plupart, sinon tous les pays du monde, sous différents déguisements, le scientisme s’est établi comme l’idéologie dominante. Comme tel, il fournit la justification principale et des rationalisations multiples à la course insensée au soi-disant « progrès », vu exclusivement comme un progrès scientifique et technique (en accord avec le dogme du scientisme). Ceci, à son tour, est une des principales forces motrices pour la religion de la production et de la croissance pour elles-mêmes. Cette course et cette croissance insensées ont conduit à la crise écologique actuelle, dont nous n’assistons qu’aux premiers stades, et à une crise majeure dans notre civilisation. Le scientisme, qui a été une force décisive pour engendrer ces deux crises, est totalement incapable de les surmonter. Il est incapable de reconnaître l’existence d’une crise de civilisation, car ceci reviendrait à mettre en question l’idéologie scientiste elle-même.

Pour toutes ces raisons, nous tenons que l’idéologie la plus dangereuse et la plus puissante aujourd’hui est le scientisme, bien qu’elle n’ait généralement pas été reconnue comme une puissance idéologique par elle- même. Elle peut être considérée comme un solide fond commun à l’idéologie capitaliste et à l’idéologie communiste sous la forme en vigueur dans la plupart des pays dits socialistes. Nous pensons que de plus en plus la principale ligne de partage politique se trouvera moins dans la distinction traditionnelle entre la « gauche » et la « droite », que dans l’opposition entre les scientistes, tenants du « progrès technologique à tout prix », et leurs adversaires, id est grosso modo ceux pour lesquels l’épanouissement de la Vie, dans toute sa richesse et sa variété, et non le progrès technique, a priorité absolue.

L’ascension vertigineuse du pouvoir de l’idéologie scientiste sur l’esprit du grand public, se poursuivant depuis plusieurs siècles, semble avoir atteint son apogée il y deux ans environ, avec le premier vol spatial habité américain vers la Lune, qui donna lieu à ce que l’on pourrait appeler une hystérie collective à l’échelle mondiale. Depuis lors, on perçoit des signes clairs d’un « coup en retour », exprimant la désillusion et le scepticisme croissant concernant les « miracles » de la science et de la technologie, leur prétention d’être la clé du bonheur humain, et de savoir résoudre les problèmes qu’ils ont eux mêmes créés. Ce coup en retour était certainement préparé par la montée mondiale d’une contre-culturemarginale, qui pourrait être interprétée elle- même comme étant largement une « réaction à l’idéologie scientiste » [11].

Ce coup en retour est également manifeste dans la façon considérablement plus réservée avec laquelle les mass media réagissent maintenant à de nouvelles prouesses scientifiques et technologiques, allant parfois jusqu’à la critique ouverte [12]. Une opposition plus dure, souvent voilée encore sous des formes déférentes pour la science et les savants, provient d’un nombre croissant de groupes de défense de l’environnement qui surgissent de toutes parts, se radicalisant à mesure que leurs militants se familiarisent avec les problèmes affrontés et avec l’inertie, voire la complicité, de la « communauté scientifique » avec les puissances qui nous menacent. Tous ces signes nous semblent présager le commencement du déclin du scientisme.

Le temps est mûr maintenant de hâter ce déclin dans un combat déclaré.

Un combat de l’intérieur

Une des voies les plus efficaces pour combattre le scientisme semblerait un combat de l’intérieur, par les scientifiques devenus conscients de ses erreurs et ses dangers. Ce combat a déjà commencé depuis quelques années, et des horizons les plus variés. Cette opposition (quoique souvent mitigée) vient en partie de certains scientifiques gauchisants. Une remise en question plus radicale vient du mouvement hippie, qui a quelques membres et sympathisants dans la « communauté scientifique ». Ce sont généralement de jeunes scientifiques, au statut académique relativement modeste. Seulement plus récemment, semble-t-il, des scientifiques établis ont rejoint la bataille.

Durant les quelques dernières années se sont créés des groupes scientifiques qui se sont engagés dans une critique plus ou moins radicale du scientisme. Il y a maintenant certainement plus d’une centaine de tels groupes répartis dans divers pays, et de nouveaux groupes surgissent constamment. Survivre est justement un de ces groupes. Parmi les autres avec lesquels nous somme en contact, citons Science pour le peuple (principalement nord-américain), Lasitoc (membres de pays divers, comprenant Angleterre et Suède), British Society for Social Responsability in Science (BSSRS), etc.

Pour beaucoup, la motivation de cette révolte « de l’intérieur » contre le scientisme semble être une répulsion intellectuelle ou morale en face de ses limitations internes ou de ses implications externes. Quoi qu’il en soit, un nombre considérablement plus grand d’opposants va vraisemblablement surgir dans les années à venir, dans le monde occidental au moins, en raison du nombre considérable de scientifiques entraînés de techniciens qui vont être au chômage, ou employés dans une profession pour laquelle ils n’ont pas été formés, ou avec un statut et un salaire considérablement inférieurs à ceux auxquels ils pensent avoir droit en raison de leur compétence scientifique. Ici, nous voyons apparaître ce que les marxistes appelleraient sans doute une « contradiction interne de classe » dans la caste scientifique, donnant naissance à ce que l’on pourrait appeler un « prolétariat scientifique ». N’ayant plus d’intérêts de classe puissants comme enjeu, ces prolétaires seront très probablement un facteur supplémentaire de désintégration de l’idéologie scientiste.

La rédaction de Survivre

Article publié dans la revue
Survivre… et vivre n°9, août-septembre 1971.

[1] Toutes les indications semblent notamment concorder pour établir que le mythe de l’expert est systématiquement battu en brèche en Chine.

[2] Esotérique : inaccessible au profane.

[3] Parmi les innombrables exemples de cette intolérance, signalons l’excommunication par la médecine officielle de toutes les techniques et théories médicales marginales (y compris, en son temps, celles de Pasteur lui-même !). Pour une attitude typique d’intolérance idéologique se réclamant sans vergogne de la « tolérance », voir l’article de Rabinovitch cité dans la note suivante.

[4] Cf. l’article d’Eugène Rabinovitch “The mounting tide of unreason” (La vague montante de la déraison) paru dans le Bulletin of the Atomic Scientist, mai 1971.

[5] Le livre de Jacques Monod, Le hasard et la nécessité (Seuil, 1970), s’il n’est pas un dogme complet du scientisme, en est cependant une illustration particulièrement frappante.

[6] Neurone : cellule nerveuse.

[7] C’est le « hasard » de Jacques Monod.

[8] On se souviendra à ce propos de l’enquête parue dans France-Soir en 1962 sur l’image que se font les Français de la femme idéale. Les personnes interrogées avaient eu à choisir un front, un menton, une chevelure, une forme de visage parmi un grand nombre – les journalistes avaient alors reconstitué la beauté de rêve de la majorité des Français… qui s’est révélée être une laideron glaçant… La beauté n’avait pu être approchée par une méthode analytique.

[9] Signalons ici que Newton lui-même était trop subtil pour croire à la validité d’une telle description.

[10] Voir encore l’inépuisable article de Rabinovitch cité en note 4.

[11] Cette réaction conduit souvent à mettre l’accent sur l’aspect mystique, magique ou religieux de l’expérience humaine de la nature. Ainsi paradoxalement la science, qui était censée extirper ces aspects, par les excès même de l’idéologie scientiste, a au contraire contribué à leur renouveau.

[12] L’exemple de l’abandon de l’avion supersonique américain est à cet égard symptomatique.

Lire encore :

Qui était Alexandre Grothendieck

Récoltes et semailles

Texte 1

Texte 2

Texte 3

Texte 4

Texte 5

Texte 6

Texte 7

Texte 8

Texte 9

Texte 10

Texte 11

Texte 12

Texte 13

Texte 14

Texte 15

Lire encore

Travaux mathématiques

D’après wikipedia

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.