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Gramsci, communiste italien

jeudi 25 mai 2023, par Robert Paris

Qui était Gramsci

Deux Révolutions

Antonio Gramsci

1920

Aucune forme de pouvoir politique ne peut être historiquement conçue et justifiée autrement que comme l’appareil juridique d’un pouvoir économique réel, ne peut être conçue et justifiée autrement que comme l’organisation de défense et la condition de développement d’un ordre déterminé dans les rapports de production et de distribution de la richesse. Cette règle fondamentale (et élémentaire) du matérialisme historique résume tout l’ensemble des thèses que nous avons cherché à développer organiquement autour du problème des conseils d’usine, résume les raisons pour lesquelles nous avons posé comme centrales et prédominantes en traitant des problèmes réels de la classe prolétarienne, les expériences positives déterminées par le mouvement profond des masses ouvrières pour la création, le développement et la coordination des conseils. C’est pourquoi nous avons soutenu :

La révolution n’est pas nécessairement prolétarienne et communiste, dans la mesure où elle vise et parvient à renverser le gouvernement politique de l’Etat bourgeois ;
Elle n’est pas non plus prolétarienne et communiste dans la mesure où elle vise et parvient à anéantir les institutions représentatives et la machine administrative à travers lesquelles le gouvernement central exerce le pouvoir politique de la bourgeoisie ;
Elle n’est même pas prolétarienne et communiste si le raz de marée de l’insurrection populaire met le pouvoir entre les mains d’hommes qui se disent (et sont sincèrement) communistes.

La révolution n’est prolétarienne et communiste que dans la mesure où elle est libération de forces productives prolétariennes et communistes qui s’étaient élaborées dans le sein même de la société dominée par la classe capitaliste, elle est prolétarienne et communiste dans la mesure où elle réussit à favoriser et à promouvoir l’expansion et l’organisation de forces prolétariennes et communistes capables de commencer le travail patient et méthodique nécessaire pour construire un nouvel ordre dans les rapports de production et de distribution, un nouvel ordre sur la base duquel soit rendue impossible l’existence de la société divisée en classes, et dont le développement systématique tende, par conséquent, à coïncider avec un processus de dépérissement du pouvoir d’Etat, avec une auto-dissolution systématique de l’organisation politique de défense de la classe prolétarienne qui se dissout comme classe pour devenir l’humanité.

La révolution qui se réalise dans la destruction de l’appareil d’Etat bourgeois, et dans la construction d’un nouvel appareil d’Etat, intéresse et englobe toutes les classes opprimées par le capitalisme. Elle est déterminée immédiatement par le fait brutal que, dans les conditions de disette laissées par la guerre impérialiste, la grande majorité de la population (constituée d’artisans, de petits propriétaires terriens, de petits-bourgeois intellectuels, de masses paysannes très pauvres et aussi de masses paysannes arriérées) n’a plus aucune garantie pour ce qui concerne les exigences élémentaires de la vie quotidienne. Cette révolution tend à avoir un caractère principalement anarchique et destructeur et à se manifester comme une explosion de colère aveugle, comme un déchaînement effrayant de fureurs sans objectif concret, qui ne s’organisent en un nouveau pouvoir d’Etat que dans la mesure où la fatigue, la désillusion et la faim finissent parfaire reconnaître la nécessité d’un ordre constitué et d’un pouvoir qui le fasse vraiment respecter.

Cette révolution peut aboutir à une pure et simple assemblée constituante qui cherche à soigner les plaies faites dans l’appareil d’Etat bourgeois par la colère populaire ; elle peut arriver jusqu’au soviet, jusqu’à l’organisation politique autonome du prolétariat et des autres classes opprimées, qui pourtant n’osent pas aller au-delà de l’organisation, n’osent pas toucher aux supports économiques et sont alors refoulées par la réaction des classes possédantes ; elle peut aller jusqu’à la destruction complète de la machine d’Etat bourgeois, et à l’établissement d’une situation de désordre permanent, dans laquelle les richesses existantes et la population tombent dans la dissolution et la déchéance, écrasées par l’impossibilité de toute organisation autonome ; elle peut arriver enfin à l’établissement d’un pouvoir prolétarien et communiste qui s’épuise en tentatives répétées et désespérées pour susciter d’autorité les conditions économiques de sa permanence et de son renforcement, et finit par être emporté par la réaction capitaliste.

En Allemagne, en Autriche, en Bavière, en Ukraine, en Hongrie se sont produits ces développements historiques, à la révolution comme acte destructeur n’a pas succédé la révolution comme processus de reconstruction au sens communiste. L’existence des conditions extérieures : Parti communiste, destruction de l’Etat bourgeois, fortes organisations syndicales, armement du prolétariat, n’a pas suffi à compenser l’absence de cette condition : existence de forces productives tendant au développement et à l’expansion, mouvement conscient des masses prolétariennes en vue de donner le pouvoir économique pour substance au pouvoir politique, volonté dans les masses prolétariennes d’introduire à l’usine l’ordre prolétarien, de faire de l’usine la cellule du nouvel Etat, de construire le nouvel Etat comme reflet des supports industriels du système d’usine.

Voilà pourquoi nous avons toujours considéré que le devoir des noyaux communistes existant dans le Parti est de ne pas tomber dans des hallucinations particularistes (problèmes de l’abstentionnisme électoral, problème de la constitution d’un Parti « vraiment » communiste), mais de travailler à créer les conditions de masse dans lesquelles il soit possible de résoudre tous les problèmes particuliers comme problèmes du développement organique de la révolution communiste. Peut-il en effet exister un Parti communiste (qui soit un parti d’action et non une académie de purs doctrinaires et de politiciens, qui pensent « bien » et s’expriment « bien » en matière de communisme) s’il n’existe à l’intérieur de la masse l’esprit d’initiative historique et les aspirations à l’autonomie industrielle qui doivent trouver leur reflet et leur synthèse dans le Parti communiste ? Et puis que la formation des partis et l’émergence des forces historiques réelles dont les partis sont le reflet ne se produit pas d’un seul coup, à partir du néant, mais se produit selon un processus dialectique, la tâche principale des forces communistes n’est-elle pas précisément de donner conscience et organisation aux forces productives, essentiellement communistes, qui devront se développer et, par leur expansion, créer la base économique sure et permanente du pouvoir politique aux mains du prolétariat ?

De la même manière, le Parti peut-il s’abstenir de participer aux luttes électorales pour les institutions représentatives de la démocratie bourgeoise, s’il a pour tâche d’organiser politiquement toutes les classes opprimées autour du prolétariat communiste, et si pour atteindre ce but il est nécessaire que de ces classes il devienne le parti de gouvernement au sens démocratique, étant donné que c’est seulement du prolétariat communiste qu’il peut être le parti au sens révolutionnaire ?

Dans la mesure où il devient le parti de confiance « démocratique » de toutes les classes opprimées, dans la mesure où il se tient en contact permanent avec toutes les couches de la population laborieuse, le Parti communiste conduit toutes les couches du peuple à reconnaître dans le prolétariat communiste la classe dirigeante qui doit remplacer dans le pouvoir d’Etat la classe capitaliste, il crée les conditions dans lesquelles il est possible que la révolution comme destruction de l’Etat bourgeois s’identifie avec la révolution prolétarienne, avec la révolution qui doit exproprier les expropriateurs, qui doit commencer le développement d’un nouvel ordre dans les rapports de production et de distribution.

Ainsi, dans la mesure où il se pose comme parti spécifique du prolétariat industriel, dans la mesure où il travaille à donner conscience et orientation précise aux forces productives que le capitalisme a suscitées en se développant, le Parti communiste crée les conditions économiques du pouvoir d’Etat aux mains du prolétariat communiste, crée les conditions dans lesquelles il est possible que la révolution prolétarienne s’identifie avec la révolte populaire contre l’Etat bourgeois, dans lesquelles cette révolte devient l’acte de libération des forces productives réelles qui se sont accumulées au sein de la société capitaliste.

Ces diverses séries d’événements historiques ne sont pas détachées et indépendantes ; elles sont des moments d’un même processus dialectique de développement dans le cours duquel les rapports de cause à effet s’entremêlent, se renversent, interfèrent. L’expérience des révolutions a cependant montré comment, après la Russie, toutes les révolutions en deux temps ont échoué, et comment l’échec de la seconde révolution a précipité les classes ouvrières dans un état de prostration et d’avilissement qui a permis aux classes bourgeoises de se réorganiser fortement et de commencer le travail systématique d’écrasement des avant-gardes communistes qui tentaient de se reconstituer.

Pour les communistes qui ne se contentent pas d’une rumination monotone des premiers éléments du communisme et du matérialisme historique, mais qui vivent dans la réalité de la lutte et comprennent la réalité, telle qu’elle est, du point de vue du matérialisme historique et du communisme, la révolution comme conquête du pouvoir social par le prolétariat ne peut être conçue que comme un processus dialectique dans lequel le pouvoir politique rend possible le pouvoir industriel et le pouvoir industriel rend possible le pouvoir politique ; le soviet est l’instrument de lutte révolutionnaire qui permet le développement autonome de l’organisation économique qui va du conseil d’usine au conseil central économique, qui établit les plans de production et de distribution et parvient ainsi à supprimer la concurrence capitaliste ; le conseil d’usine, comme forme de l’autonomie du producteur dans le domaine industriel et comme base de l’organisation économique communiste, est l’instrument de la lutte mortelle pour le régime capitaliste, dans la mesure où elle crée les conditions dans lesquelles la société divisée en classes est supprimée, et dans lesquelles est rendue « matériellement » impossible toute nouvelle division de classes.

Mais pour les communistes qui vivent dans la lutte, cette conception ne reste pas pensée abstraite ; elle devient motif de lutte, elle devient stimulant pour un plus grand effort d’organisation et de propagande.

Le développement industriel a déterminé dans les masses un certain degré d’autonomie spirituelle et un certain esprit d’initiative historique positive ; il est nécessaire de donner une organisation et une forme à ces éléments de révolution prolétarienne, de créer les conditions psychologiques de leur développement et de leur généralisation parmi toutes les masses laborieuses à travers la lutte pour le contrôle de la production.

Il est nécessaire de promouvoir la constitution organique d’un parti communiste qui ne soit pas une assemblée de doctrinaires ou de petits Machiavel, mais un parti d’action communiste révolutionnaire, un parti qui ait conscience exacte de la mission historique du prolétariat et sache guider le prolétariat vers la réalisation de sa mission, qui soit donc le parti des masses qui veulent se libérer par leurs propres moyens, de façon autonome, de l’esclavage politique et industriel à travers l’organisation de l’économie sociale, et non un parti qui se serve des masses pour tenter des imitations héroïques des Jacobins français. Il est nécessaire de créer, dans la mesure de ce qui peut être obtenu par l’action d’un parti, les conditions dans lesquelles on n’ait pas deux révolutions, mais dans lesquelles la révolte populaire contre l’Etat bourgeois trouve les forces organisées, capables de commencer la transformation de l’appareil national de production pour que d’instrument d’oppression, ploutocratique il devienne instrument de libération communiste.

Aux délégués d’ateliers de l’usine Fiat-centre et de l’usine Brevetti-Fiat

Antono Gramsci

13 septembre 1919

Camarades,

La nouvelle forme prise dans votre usine par le comité d’entreprise, avec la nomination de délégués d’ateliers1 ainsi que les discussions qui ont précédé et accompagne cette transformation, ne sont pas passées inaperçues dans le monde ouvrier ni dans le monde patronal turinois. Dans l’un des camps, les ouvriers d’autres établissements de la ville et de la province s’appliquent à vous imiter, dans l’autre, les propriétaires et leurs agents directs, les dirigeants des grandes entreprises industrielles, observent ce mouvement avec un intérêt croissant, et ils se demandent, et ils vous demandent, quel peut être son but, quel est le programme que la classe ouvrière turinoise se propose de réaliser.

Nous savons que notre journal n’a pas peu contribué à provoquer ce mouvement. Dans ses colonnes, non seulement la question a été examinée d’un point de vue théorique et général, mais encore les résultats des expériences des autres pays ont été rassemblés et exposés, afin de fournir des éléments à l’étude des applications pratiques. Nous savons cependant que si notre œuvre a eu une valeur, c’est dans la mesure où elle a répondu à un besoin, où elle a favorisé la concrétisation d’une aspiration latente dans la conscience des masses laborieuses. C’est pourquoi nous sommes parvenus si rapidement à un accord, c’est pourquoi nous avons pu passer avec autant d’assurance de la discussion à la réalisation.

Le besoin et les aspirations qui sont à la source de ce mouvement rénovateur de l’organisation ouvrière que vous avez entamé, se trouvent inscrits, nous le croyons, dans les faits eux-mêmes, ils sont une conséquence directe du point qu’a atteint, dans son développement, l’organisme social basé sur l’appropriation privée des moyens d’échange et de production. De nos jours, l’ouvrier d’usine et le paysan des campagnes, aussi bien le mineur anglais que le moujik russe, pressentent de façon plus ou moins sûre, éprouvent de façon plus ou moins directe cette vérité que les théoriciens avaient prévue, et dont ils commencent à acquérir une certitude toujours plus grande lorsqu’ils observent les événements de cette période de l’humanité : nous en sommes arrivés au point où la classe laborieuse, si elle ne veut manquer au devoir de réorganisation qui est inscrit dans sa destinée historique et dans sa volonté, doit commencer à s’organiser de façon positive et adaptée au but à atteindre.

Et s’il est vrai que la société nouvelle sera basée sur le travail et sur la coordination des énergies des producteurs, les lieux où l’on travaille, ceux où les producteurs vivent et œuvrent en commun, seront demain les centres de l’organisme social, et devront remplacer les rouages directeurs de la société d’aujourd’hui. Aux premiers temps de la lutte ouvrière, l’organisation par corps de métiers était celle qui se prêtait le mieux aux objectifs défensifs, aux nécessités des luttes pour l’amélioration économique et pour l’établissement immédiat d’une discipline ; aujourd’hui, alors que les objectifs de la réorganisation commencent à se dessiner et à prendre chaque jour une plus grande consistance entre les mains des ouvriers, il faut que soit créée, à côté de cette première organisation, une organisation usine par usine, qui sera la véritable école des capacités réorganisatrices des travailleurs.

La masse ouvrière doit se préparer effectivement afin d’acquérir une complète maîtrise de soi, et le premier pas à franchir dans cette voie consiste à être plus solidement disciplinée à l’intérieur de l’usine, à l’être de façon autonome, spontanée et libre. Et l’on ne peut, certes, nier que la discipline qui sera instaurée par le nouveau système conduira à une amélioration de la production, mais ceci n’est pas autre chose que la confirmation de cette thèse du socialisme qui affirme que plus les forces humaines productives, en s’émancipant de l’esclavage auquel le capitalisme voudrait les condamner pour toujours, prennent conscience d’elles-mêmes, se libèrent, et s’organisent librement, plus les modalités de leur utilisation tendent à s’améliorer : l’homme travaillera toujours mieux que l’esclave. A ceux qui objectent que. par ce biais on en vient à collaborer avec nos adversaires, avec les propriétaires des entreprises, nous répondons que c’est là, au contraire, le seul moyen de leur faire sentir de façon concrète que la fin de leur domination est proche, parce que la classe ouvrière conçoit désormais la possibilité de se débrouiller seule, et de se bien débrouiller, et qu’elle acquiert même la certitude, de jour en jour plus claire, qu’elle est seule capable de sauver le monde entier de la ruine et de la désolation. C’est pourquoi toute action que vous entreprendrez, tout combat qui sera livré sous votre conduite sera éclairé par la lumière de ce but suprême qui est présent à vos esprits et anime vos intentions.

C’est ainsi que même les actions apparemment sans importance par lesquelles s’exercera le mandat qui vous sera conféré, prendront une très grande valeur. Élus par une masse ouvrière qui comprend encore de nombreux éléments inorganisés, votre premier soin sera certainement de les faire entrer dans les rangs de l’organisation, travail qui, du reste, sera rendu facile s’ils trouvent en vous quelqu’un de toujours prêt à les défendre, à les guider, à les intégrer à la vie de l’usine. Vous leur montrerez par l’exemple que la force de l’ouvrier est tout entière dans l’union et dans la solidarité avec ses camarades.

C’est à vous également qu’incombera la mission d’être vigilants afin que dans les ateliers soient respectées les règles de travail fixées par les fédérations professionnelles et ratifiées par les concordats, car dans ce domaine, une dérogation, même légère, aux principes établis, peut parfois constituer une atteinte grave aux droits et à la personnalité de l’ouvrier dont vous serez les défenseurs et les gardiens rigoureux et fidèles. Et comme vous vivrez vous-mêmes continuellement parmi les ouvriers et au cœur du travail, vous serez en mesure de connaître les modifications qu’il faudra peu à peu apporter aux règlements, modifications qui seront imposées, tant par le progrès technique de la production, que par l’accroissement du degré de conscience et des capacités professionnelles des travailleurs eux-mêmes. De cette façon se constituera peu à peu une coutume d’usine, premier germe de la véritable et effective législation du travail, c’est-à-dire de cet ensemble de lois que les producteurs élaboreront, et qu’ils se donneront à eux-mêmes. Nous sommes certains que l’importance de ce fait ne vous échappe pas, qu’il apparaît comme évident à l’esprit de tous les ouvriers qui, avec promptitude et enthousiasme, ont compris la valeur et le sens de l’œuvre que vous vous proposez d’entreprendre car c’est le commencement de l’intervention active des forces mêmes du travail dans le domaine technique et dans celui de la discipline.

Dans le domaine technique, vous pourrez tout d’abord accomplir un très utile travail d’information, en rassemblant des données et des éléments précieux tant pour les fédérations professionnelles que pour les administrations centrales de direction des nouvelles organisations d’usines. Vous veillerez en outre à ce que les ouvriers des divers ateliers acquièrent une capacité toujours accrue, et vous ferez disparaître les sentiments mesquins de jalousie professionnelle qui créent encore entre eux la division et la discorde. Vous les entraînerez ainsi pour le jour où, ne devant plus travailler pour un patron mais pour eux-mêmes, il leur sera nécessaire d’être unis et solidaires, afin d’accroître la force de la grande armée prolétarienne, dont ils sont les cellules premières. Pourquoi ne pourriez-vous pas arriver à ce que se créent, dans l’usine même, des ateliers spécialisés dans l’instruction, véritables écoles professionnelles, où chaque ouvrier pourrait, en échappant à l’abrutissement de la fatigue, ouvrir son esprit à la connaissance des divers procédés de production et se perfectionner ?

Certainement, la discipline sera indispensable pour accomplir tout cela, mais la discipline que vous demanderez à la masse ouvrière sera bien différente de celle que le patron imposait et à laquelle il prétendait, fort de ce droit de propriété qui lui conférait sa position de privilégié. Vous serez forts d’un autre droit : celui du travail, qui, après avoir été pendant des siècles un instrument entre les mains de ceux qui l’exploitaient, veut aujourd’hui s’affranchir, veut se diriger lui-même. Votre pouvoir, opposé à celui des patrons et de leurs acolytes, représentera en face des forces du passé, les libres forces de l’avenir, qui attendent leur heure et la préparent, en sachant qu’elle sera l’heure de la rédemption de tous les esclavages.

Et c’est ainsi que les organismes centraux qui seront créés pour chaque groupe d’ateliers, pour chaque groupe d’usines, pour chaque ville, pour chaque région, et qui aboutiront au Conseil ouvrier national suprême, poursuivront, élargiront, intensifieront l’œuvre de contrôle, de préparation et d’organisation de la classe tout entière avec, comme objectif, la prise du pouvoir et la conquête du gouvernement.

Le chemin ne sera ni court, ni facile, nous le savons beaucoup de difficultés surgiront et vous seront opposées, et pour en triompher, il vous faudra faire usage de grande habileté, il faudra peut-être parfois faire appel à l’intervention de la force de classe organisée, il faudra toujours être animés et poussés à l’action par une grande foi. Mais ce qui est le plus important, camarades, c’est que les ouvriers guidés par vous et par ceux qui suivront votre exemple, acquièrent la conviction profonde qu’ils marchent désormais, certains du but à atteindre, sur la grande route de l’avenir.

Signé « L’Ordine Nuovo », L’Ordine Nuovo, 1, 18, 13 septembre 1919.

Notes

1 Le comité d’entreprise (commissione interna) de la Fiat-Centro, qui représentait 10 000 ouvriers, démissionna en août 1919. La nouvelle commission décida de faire désigner des « délégués d’atelier » (Commissari di reparto), dont les fonctions, ainsi que l’Avanti allait le faire remarquer, s’apparentaient à celles des shop stewards britanniques. Sur l’exemple des 42 ateliers de la Fiat, des délégués furent ainsi élus dans la plupart des entreprises métallurgiques de Turin. A la mi-octobre 1919 se réunit la première assemblée des comités exécutifs des Conseils d’usines de Turin. Elle représentait plus de 30 000 ouvriers.

Un grand militant est mort... Gramsci

Pietro Tresso (Blasco)

Après onze ans de prison, Antonio Gramsci est mort d’une apoplexie à Rome, dans une clinique, où la bestiale répression fasciste s’était vue obligée de le transférer il y a deux ans, pour éviter que l’homme le plus aimé du prolétariat d’Italie, finît par mourir au fond de son cachot.

Antonio Gramsci était venu au socialisme dans les années qui précédèrent immédiatement la guerre de 1914, lorsque, jeune étudiant, fils de paysans pauvres, de sa Sardaigne natale, il alla à Turin dans le but de continuer ses études. Ce fut dans la capitale du Piémont, au contact du prolétariat industriel le plus concentré et le plus expérimenté d’Italie, qu’il fit ses premiers pas sur le chemin de la révolution. Quoique d’un extérieur extrêmement négligé et d’un physique pénible, il faisait du premier abord la plus grande impression sur ceux qui avaient l’occasion de s’entretenir avec lui. Mussolini, qui, en 1914, avant son reniement, avait été appelé à Turin par le groupe des étudiants socialistes, dont Gramsci, se souvenait justement de lui, huit ans plus tard lorsqu’il écrit que le Parti Communiste avait pour tête un petit bossu, extraordinairement intelligent et malin...

La tourmente de 1914 et l’entrée en guerre de l’Italie en 1915 trouvèrent Gramsci, encore ignoré, encore obscur, à son poste de combat. Il ne fléchit point. Les racontars selon lesquels il aurait eu des hésitations ou même des sympathies pour le mouvement interventionniste, ne sont que des insinuations habilement répandues par certains « disciples » à retardement dans le but de justifier leur désertion et leur lâcheté. En 1917, dans l’année la plus dure de la guerre, au moment où la réaction s’acharne impitoyablement contre le révolutionnaire, tandis que Ercoli (l’actuel secrétaire de l’I.C.), reniait le Parti au nom de la « Magna Anglia », Gramsci continue sa modeste besogne, assure le service de correspondance avec l’organe central du Parti « l’Avanti » comme il assure les liaisons avec les camarades restés à Turin, ou qui reviennent de la zone de guerre. Gramsci m’a affirmé lui-même, en 1922, qu’il n’avait jamais été interventionniste.

Mais c’est seulement en 1919 que Gramsci révèle entièrement toutes ses qualités de polémiste, de tête et de cœur de la classe ouvrière et plus particulièrement du prolétariat industriel du Piémont.

En 1919, le prolétariat italien est en pleine effervescence révolutionnaire. Les reculs successifs de la bourgeoisie rapprochent extraordinairement aux yeux de la classe ouvrière et des masses laborieuses la possibilité de la victoire définitive, du triomphe de la révolution. Les nouvelles provenant de Russie sur les victoires et la consolidation du pouvoir soviétique, emportent les masses d’enthousiasme. L’emblème de la faucille et du marteau couvre les murs des villes et des villages d’un côté à l’autre de l’Italie. Les noms de Lénine et de Trotsky sont acclamés comme des défis de combat par des millions d’ouvriers, de soldats, de petits paysans. Le Parti Socialiste, qui grossit de jour en jour se révèle absolument impuissant pour coordonner le mouvement des masses, pour organiser la révolution. Même les éléments révolutionnaires les plus conscients et décidés avancent d’un pas irrésolu et incertain.

Deux noms émergent : Bordiga et Gramsci.

Bordiga, déjà connu des jeunes avant la guerre, qui connaît mieux que Gramsci les hommes du Parti Socialiste, et le Parti lui-même, fonde à Naples l’hebdomadaire « Le Soviet » et organise d’un bout à l’autre de l’Italie sa fraction qui plus tard sera appelée la « fraction des abstentionnistes » parce qu’elle préconisa l’abstention des élections parlementaires. Le combat de Bordiga est le combat pour la scission d’avec les réformistes et les centristes ; le combat pour la construction du Parti de la révolution. Il est seul à se battre déjà depuis plus d’une année pour ce but. Gramsci ne voit pas encore cette nécessité. De l’expérience toute fraîche de la révolution d’octobre et des révolutions des autres pays, il retient surtout le phénomène de la croissance et du développement des « Conseils de Fabrique ». Il voit dans ces Conseils la forme révélée par l’histoire de l’auto gouvernement des masses travailleuses, les cellules vivantes de l’Ordre Nouveau.

L’Ordine Nuovo sera donc le titre de l’hebdomadaire qu’il fonde à Turin et dont il prend la direction. Toute la vraie personnalité de Gramsci, son originalité, sa grandeur, se trouvent dans ce journal. Pendant deux ans, dans des articles à forme très personnelle, mais qui reflètent tout le tourment et tout l’effort créateur de l’avant-garde révolutionnaire du prolétariat de Turin, Gramsci dévore les trésors de son intelligence, de sa culture et de sa passion révolutionnaire pour impulser les Conseils d’usine, pour en démontrer la valeur destructive de l’ordre capitaliste et nécessaire en tant que cellules constitutives de l’Ordre Nouveau, de l’ordre socialiste et communiste. Les ouvriers avancés des grandes usines de Turin, les membres des « Commissions Internes », se serrent autour de lui. Les bureaucrates syndicaux l’accusent de saper l’autorité et les fonctions des syndicats, mais lui-même répond en gagnant à son point de vue les majorités syndicales et en transformant ainsi les syndicats en puissants soutiens des Conseils d’usines au lieu d’en être les adversaires.

La défaite subie par le prolétariat italien en septembre 1920 à la suite de l’abandon des usines occupées sera la fin aussi de ce mouvement des Conseils d’usines, auxquels Gramsci a donné le meilleur de sa vie. « L’Ordine Nuovo », d’hebdomadaire se transforme en quotidien, mais il sera désormais autre chose que celui qu’il avait fondé.

Les philistins et les bureaucrates, ceux qui, aujourd’hui, cherchent à exploiter Gramsci au profit de la trahison et de l’escroquerie stalinienne, nous présentent déjà un Gramsci truqué, méconnaissable à ceux qui l’ont connu et à lui-même s’il était encore vivant.

Nous croyons pouvoir dire, par contre, que Gramsci, malgré ses qualités éminentes, s’est lui aussi trompé, et sur des problèmes importants. Et nous pouvons ajouter que lui en avait pleine conscience et ne craignait pas de le dire. La preuve en est que pendant des années il s’est refusé à recueillir en volume ses écrits. A la fin, il s’était décidé à le faire, mais il avait commencé à écrire une préface (il en avait déjà écrit environ 100 petits papiers de sa très petite mais claire calligraphie) dans laquelle il se critiquait lui-même avec cette honnêteté intellectuelle qui le caractérisait.

Ce projet a été brisé par son arrestation au moment des lois d’exception et maintenant, par sa mort.

Nous ne savons pas quelle a été l’évolution de Gramsci au cours des onze années de prison, mais nous pouvons affirmer ceci : toute l’activité de Gramsci, toute sa conception du développement du Parti et du mouvement ouvrier s’oppose de façon absolue au Stalinisme, à ses crapuleries politiques, à ses falsifications éhontées. Un des derniers actes politiques de Gramsci avant son arrestation, en 1926, a été celui de faire approuver par le B.P. du Parti italien, une lettre adressée au B.P. du Parti russe lui demandant de se contenir vis-à-vis du camarade Trotsky dans les limites d’une discussion entre camarades, et de ne pas adopter les méthodes qui fausseraient les problèmes controversés et empêcheraient le Parti et l’Internationale de se prononcer en pleine connaissance de cause. Cette lettre fut approuvée aussi par Grieco (Garlandi), Camilla Rayera et Mauro Scoccimarro.

Mais elle fut envoyée sur « une voie de garage » par Ercoli qui, étant à Moscou et en ayant pressenti les destinataires, a cru bon de la garder dans sa poche.

Nous pouvons affirmer aussi que, au moins depuis 1931, et jusqu’en 1935, la rupture morale et politique de Gramsci avec le Parti stalinisé était complète. La preuve est donnée non seulement par le fait que pendant ces années la presse a mis la sourdine à la campagne pour la libération de Gramsci, mais aussi par le fait que Gramsci avait été officiellement destitué en tant que Chef du Parti et que, à sa place, on avait dressé ce clown bon à tout faire qui s’appelle Ercoli ! Les camarades sortis de prison nous ont communiqué aussi, il y a deux ans, que Gramsci avait été exclu du Parti, exclusion que la direction avait décidé de tenir cachée au moins jusqu’à ce que Gramsci aurait été dans la possibilité de parler librement.

Et cela dans le but de pouvoir exploiter la personnalité de Gramsci à ses fins. En tout cas, les bureaucrates staliniens s’étaient arrangés pour ensevelir Gramsci politiquement avant que le régime mussolinien ne l’achevât physiquement.

Gramsci est mort, mais pour le prolétariat, pour les jeunes générations qui viennent à la révolution au travers de l’enfer fasciste, il restera toujours celui qui mieux que tout autre a incarné les souffrances, les aspirations et la volonté des ouvriers et des paysans pauvres d’Italie, au cours des vingt dernières années.

Il restera un exemple de droiture morale et de probité intellectuelle absolument inconcevable pour la congrégation des pique-assiettes staliniens dont le mot d’ordre est « s’arranger ».

Gramsci est mort, mais après avoir assisté à la décomposition et à la mort du Parti qu’il avait puissamment aidé a créer et après avoir entendu dans ses oreilles les coups de revolver chargés par Staline et qui abattirent toute une génération de vieux bolchéviks.

Gramsci est mort, mais après avoir su que des nouveaux vieux bolchéviks, comme Boukharine, Rikov et Rakovski étaient déjà prêts pour l’abattoir.

Gramsci est mort d’un coup au cœur, on ne saura peut-être jamais qui a contribué le plus à le tuer : les onze années de souffrance dans les prisons mussoliniennes ou les coups de pistolet que Staline a fait tirer dans la nuque de Zinoviev, de Kamenev, de Smirnov, de Piatakov et de leurs camarades dans les caves de la Guépéou.

Adieu Gramsci.

O. [BLASCO.]

Lettre au C.C. du P.C.U.S. sur la situation dans le Parti bolchevik

Antonio Gramsci

14 octobre 1926

Chers camarades,

Les communistes italiens et tous les travailleurs conscients de notre pays ont toujours suivi vos discussions avec la plus grande attention. A la veille de chaque congrès et de chaque conférence du Parti communiste russe, nous étions sûrs que, malgré l’âpreté des polémiques, l’unité du parti russe n’était pas en danger ; bien mieux, nous étions convaincus qu’à la faveur de ces discussions le parti renforçait son homogénéité idéologique et organisationnelle, se trouvait donc mieux préparé et mieux armé pour affronter les multiples difficultés inhérentes à l’exercice du pouvoir dans un État ouvrier. Aujourd’hui, à la veille de votre XV° Conférence, nous n’avons plus la même certitude que par le passé ; l’angoisse nous gagne irrésistiblement ; il nous semble que l’attitude actuelle du bloc des oppositions et la gravité des polémiques au sein du Parti communiste de l’U.R.S.S. exigent l’intervention des partis frères. C’est précisément cette conviction qui nous a poussés à vous adresser cette lettre. Il se peut que l’isolement dans lequel notre parti est contraint de vivre nous ait conduits à exagérer les périls qui pèsent sur la situation interne du Parti communiste de l’U.R.S.S. ; mais, en tout cas, nos jugements concernant les répercussions de cette situation à l’échelle internationale n’ont rien d’exagéré, et en tant qu’internationalistes nous tenons à accomplir notre devoir.

La situation actuelle du parti frère de l’U.R.S.S. nous parait différente et plus grave que lors des précédentes discussions, parce que aujourd’hui nous voyons s’opérer et s’approfondir une scission dans le groupe central léniniste, qui a toujours été le noyau dirigeant du parti et de l’Internationale. Une scission de ce genre, indépendamment des résultats numériques des votes au congrès, peut avoir les plus graves conséquences, non pas seulement si la minorité d’opposition n’accepte pas avec la plus grande loyauté les principes fondamentaux de la discipline révolutionnaire du parti, mais encore si elle outrepasse, dans la poursuite de sa polémique et de sa lutte, les limites de toute démocratie formelle.

L’un des plus précieux enseignements de Lénine a été qu’il nous fallait être très attentifs aux jugements de nos ennemis de classe. Eh bien, chers camarades, il est certain que la presse et les hommes d’État les plus en vue de la bourgeoisie internationale misent sur le caractère organique du conflit qui se fait jour au sein du noyau même du Parti communiste de l’U.R.S.S., comptent sur une scission dans le parti frère, sont convaincus que c’est d’elle que naîtra la désagrégation et la lente agonie de la dictature prolétarienne ; déterminant ainsi cette catastrophe de la révolution que ne sont pas parvenues à provoquer les invasions et les insurrections de la garde blanche. Cette froide circonspection avec laquelle la presse bourgeoise cherche aujourd’hui à analyser les événements russes, le fait qu’elle évite de faire appel, dans la mesure du possible, à cette démagogie violente qui lui était si familière par le passé, sont des symptômes qui doivent faire réfléchir les camarades russes et les rendre conscients de leurs responsabilités. Il y a encore une autre raison pour laquelle la bourgeoisie internationale mise sur une éventuelle scission ou sur une aggravation de la crise interne du Parti communiste de l’U.R.S.S.. L’État ouvrier existe en Russie depuis maintenant neuf ans. Il est certain que seule une petite minorité, non seulement des classes laborieuses mais encore des partis communistes eux-mêmes, dans les autres pays, est en mesure de reconstituer en son ensemble le mouvement global de la révolution et de retrouver, jusque dans les moindres détails dont se compose la vie quotidienne de l’État des Soviets, la continuité du fil rouge qui débouche sur les perspectives générales de la construction du socialisme. Et ce, non seulement dans les pays où la liberté de réunion n’existe plus, où la liberté de la presse est totalement supprimée ou soumise à d’incroyables contraintes comme en Italie (les tribunaux ont interdit et saisi les ouvrages de Trotsky, Lénine, Staline, Zinoviev et, récemment, le Manifeste communiste) ; mais aussi dans les pays où nos partis ont encore la possibilité d’apporter à leurs membres et aux masses en général une information suffisante. Dans ces pays, les plus larges masses ne peuvent rien comprendre aux discussions qui ont lieu au sein du Parti communiste de l’U.R.S.S., surtout quand elles atteignent le degré de violence qui est le leur aujourd’hui et quand elles engagent la ligne politique du parti dans son ensemble, et non plus des questions de détail. Ce ne sont pas que les masses laborieuses en général, ce sont aussi celles de nos partis, qui voient et veulent voir dans la République des Soviets, et dans le parti qui la gouverne, un front uni de lutte, qui œuvre dans la perspective globale du socialisme. C’est uniquement dans la mesure où les masses occidentales et européennes considèrent la Russie et le parti russe de cette façon, qu’elles sont disposées à reconnaître, comme un fait historiquement nécessaire, dans le Parti communiste de l’U.R.S.S., le parti dirigeant de l’Internationale ; ce n’est donc qu’aujourd’hui que la République des Soviets et le Parti communiste de l’U.R.S.S. apparaissent comme un élément formidable d’organisation et de proposition révolutionnaire.

Les partis bourgeois et sociaux-démocrates, précisément pour cette raison, exploitent les polémiques internes et les conflits qui existent au sein du Parti communiste de l’U.R.S.S. ; ils veulent lutter contre l’influence de la révolution russe, contre l’unité révolutionnaire qui est en train de se former autour du Parti communiste de l’U.R.S.S. à travers le monde entier.

Chers camarades, il est très significatif que, dans un pays comme l’Italie - où l’organisation de l’État et du parti fasciste parvient à étouffer toute manifestation réelle de vie autonome des grandes masses ouvrières et paysannes -, la presse fasciste, notamment dans les provinces, soit remplie d’articles techniquement bien conçus sur le plan de la propagande, et comportant un minimum de démagogie et d’épithètes injurieuses, dans lesquels on cherche à démontrer, avec un effort manifeste d’objectivité, que désormais, en raison même de l’attitude des leaders les plus connus du bloc des oppositions du Parti communiste de l’U.R.S.S., l’État des Soviets est à coup sûr en passe de devenir un pur État capitaliste, et qu’en conséquence, dans l’affrontement, à l’échelle mondiale entre fascisme et bolchevisme, le fascisme aura le dessus. Cette campagne, si elle montre à quel point est immense la sympathie dont jouit encore la République des Soviets dans les grandes masses du peuple italien - des masses qui, dans certaines régions et depuis six ans, ne reçoivent dans la clandestinité qu’une maigre littérature de parti -, montre aussi comment le fascisme, qui connaît parfaitement la situation intérieure de l’Italie et a appris à composer avec les masses, cherche à exploiter l’attitude politique du bloc des oppositions pour surmonter définitivement l’hostilité farouche des travailleurs envers le gouvernement de Mussolini : ou pour créer, du moins, un état d’esprit en vertu duquel on considérerait le fascisme comme une nécessité historique inéluctable, quels que soient la cruauté et les maux qui lui sont inhérents. Nous croyons que, dans le cadre de l’Internationale, notre parti est celui qui ressent le plus vivement le contrecoup de la grave situation qui s’est créée dans le Parti communiste de l’U.R.S.S.. Et non pas seulement pour les raisons précédemment exposées - qui sont pour ainsi dire extérieures -, relatives aux conditions générales du développement révolutionnaire dans notre pays. Vous savez bien que tous les partis de l’Internationale ont hérité et de la vieille social-démocratie et des différentes traditions nationales propres à chaque pays (anarchisme, syndicalisme, etc.) toute une masse de préjugés et de motivations idéologiques qui représentent le foyer de toutes les déviations de droite et de gauche. Au cours de ces dernières années, et surtout après le Ve Congrès mondial, nos partis, à la suite d’expériences douloureuses et à travers une succession de crises pénibles et difficiles, étaient en voie de se stabiliser sur des positions léninistes solides, en passe de devenir d’authentiques partis bolcheviks. De nouveaux cadres prolétariens étaient en train de se former dans les usines à partir de la base ; les éléments intellectuels étaient soumis à une rigoureuse sélection, à une stricte et sévère mise à l’épreuve sur la base du travail pratique sur le terrain de l’action. Cette restructuration s’opérait sous le contrôle d’un parti communiste de l’U.R.S.S. unitaire et de tous ses dirigeants.

Eh bien, l’acuité de la crise actuelle et la menace de scission ouverte ou latente qu’elle contient, bloquent ce processus de développement et d’élaboration dans nos partis, cristallisent les déviations de droite et de gauche, et retardent une fois encore la réalisation de l’unité organique du parti mondial des travailleurs. C’est tout particulièrement sur ce point que nous croyons de notre devoir d’internationalistes d’attirer l’attention des camarades les plus responsables du Parti communiste de l’U.R.S.S..

Camarades, tout au long de ces neuf ans d’histoire mondiale, vous êtes apparus comme l’élément organisateur et moteur des forces révolutionnaires de tous les pays : par son ampleur et sa profondeur, le rôle que vous avez joué n’a ni précédent ni équivalent dans l’histoire de l’humanité. Mais, aujourd’hui, vous êtes en train de détruire votre propre œuvre, vous vous affaiblissez et courez le risque de compromettre la fonction dirigeante que le Parti communiste de l’U.R.S.S. avait conquise sous l’impulsion de Lénine ; il nous semble que le caractère violent et passionné des problèmes russes vous fait perdre de vue l’enjeu international de ces mêmes problèmes, vous fait oublier que vos responsabilités de militants russes ne peuvent et ne doivent être assumées que par référence aux intérêts du prolétariat international.

Le Bureau politique du Parti communiste italien s’est penché avec tout le soin et l’attention dont il était capable sur l’ensemble des questions qui sont actuellement débattues à l’intérieur du Parti communiste de l’U.R.S.S.. Les problèmes qui sont aujourd’hui les vôtres peuvent demain être les nôtres. Dans notre pays aussi, la masse des paysans forme la majorité de la population laborieuse. En outre, tous les problèmes liés à l’hégémonie du prolétariat se poseront à nous sous une forme manifestement plus complexe et aiguë qu’en Russie même, parce que la densité de la population rurale est infiniment supérieure, parce que nos paysans ont une très riche tradition d’organisation et sont toujours parvenus à peser fortement, de tout leur poids spécifique de masse, sur la vie politique nationale, parce que chez nous les appareils et les organisations de l’Église ont derrière eux une tradition deux fois millénaire et se sont spécialisés dans la propagande et l’encadrement des paysans à un degré jamais atteint dans les autres pays. S’il est vrai que l’industrie est plus développée chez nous et que le prolétariat a une large base matérielle, il est non moins vrai que cette industrie ne dispose pas de matières premières dans le pays et se trouve donc plus exposée aux crises ; le prolétariat ne pourra donc exercer sa fonction dirigeante que s’il est animé d’un esprit de sacrifice et totalement libéré de toutes les survivances du corporatisme réformiste ou syndicaliste. C’est de ce point de vue réaliste et léniniste, croyons-nous, que le Bureau politique du Parti communiste italien a abordé vos problèmes. Jusqu’à présent, nous n’avons exprimé une opinion de parti que sur la seule question de discipline posée par les fractions, désirant nous en tenir à la recommandation que vous nous avez faite après votre XIVe Congrès, de ne pas étendre la discussion de vos problèmes aux sections de l’Internationale.

Nous déclarons maintenant que nous retenons comme fondamentalement juste la ligne politique de la majorité du Comité central du Parti communiste de l’U.R.S.S., et que c’est certainement dans le même sens que se prononcera la majorité du parti italien s’il devient nécessaire d’aborder cette question dans toute son ampleur. Nous ne cherchons pas, parce que nous jugeons cela inutile, à faire de l’agitation et de la propagande autour de vous et des camarades du groupe des oppositions. Nous n’allons donc pas dresser un inventaire de toutes les questions particulières avec, en regard, nos propres appréciations. Ce qui nous frappe, répétons-le, c’est que l’attitude des oppositions engage toute la ligne politique du Comité central, touchant au cœur même de la doctrine léniniste et de l’action politique du parti de l’U.R.S.S.. C’est l’hégémonie du prolétariat qui est remise en question dans son principe comme dans sa pratique, ce sont les rapports fondamentaux d’alliance entre ouvriers et paysans qui sont mis en cause et menacés ; autrement dit les piliers mêmes de l’État ouvrier et de la révolution. Camarades, on n’a jamais vu au cours de l’histoire une classe dominante, dans son ensemble, avoir des conditions d’existence inférieures à celles de certains éléments et couches de la classe dominée et assujettie. Cette contradiction inouïe, l’histoire en a fait le lot du prolétariat ; c’est en cette contradiction que réside la plus grande menace pour la dictature du prolétariat, notamment dans les pays où le capitalisme n’était pas parvenu à son plein développement et n’avait pas réussi à unifier les forces productives. C’est de cette contradiction, qui d’ailleurs apparaît déjà sous certaines formes dans les pays capitalistes où le prolétariat assure objectivement une fonction sociale importante, que naissent le réformisme et le syndicalisme, que naissent l’état d’esprit corporatiste et les stratifications de l’aristocratie ouvrière. Et, pourtant, le prolétariat ne peut devenir une classe dominante s’il ne parvient pas, par le sacrifice de ses intérêts corporatifs, à surmonter cette contradiction ; il ne peut maintenir son hégémonie et sa dictature, même une fois constitué en classe dominante, s’il ne sacrifie pas ses intérêts immédiats aux intérêts généraux et permanents de la classe. Il est certes facile de faire de la démagogie sur ce terrain, facile de souligner les aspects négatifs de la contradiction : “ Est-ce toi qui domines, ô ouvrier mal vêtu et mal nourri, ou bien est-ce l’homme de la NEP avec ses vêtements fourrés et tous les biens de la terre dont il dispose ? ” C’est ainsi que les réformistes, après une grève révolutionnaire qui a renforcé la cohésion et la discipline au sein des masses mais qui, en raison de sa durée, a encore appauvri les travailleurs sur le plan individuel, déclarent : “ A quoi bon avoir lutté ? Vous vous retrouvez encore plus pauvres et démunis ! ” Il est facile de faire de la démagogie sur ce terrain, et il est tout aussi difficile de ne pas en faire lorsque la question a été formulée en termes corporatistes, et non dans l’esprit du léninisme, c’est-à-dire selon la doctrine de l’hégémonie d’un prolétariat qui se trouve dans cette situation historique déterminée et non dans une autre. Voilà quel est pour nous le principal enjeu de vos discussions, car cet élément est bien la racine de toutes les erreurs du groupe des oppositions et l’origine de tous les risques latents dont sa pratique est grosse. L’idéologie et la pratique du bloc des oppositions manifestent un retour radical à la tradition de la social-démocratie et du syndicalisme qui ont empêché jusqu’alors le prolétariat occidental de s’organiser en classe dirigeante.

Seule une ferme unité et une discipline rigoureuse au sein du parti qui dirige l’État ouvrier peuvent garantir l’hégémonie prolétarienne en régime de NEP, c’est-à-dire le plein développement de la contradiction que nous avons soulignée. Mais, en l’occurrence, l’unité et la discipline ne sauraient être appliquées de façon mécanique et coercitive ; elles doivent être l’expression d’un consentement sincère, non celle d’un groupe adverse prisonnier ou assiégé qui ne rêve que d’évasion et de fuite par surprise.

Tout cela, très chers camarades, nous avons tenu à vous le dire dans un esprit de fraternité et d’amitié, même s’il est le fait de frères cadets. Les camarades Zinoviev, Trotsky et Kamenev ont puissamment contribué à notre éducation révolutionnaire, ils nous ont parfois corrigés avec beaucoup de rigueur et de sévérité, ont compté parmi nos maîtres. C’est plus particulièrement à eux que nous nous adressons comme aux principaux responsables de la situation actuelle, parce que nous voulons être sûrs que la majorité du Comité central du Parti communiste de l’U.R.S.S. ne cherche pas à remporter une victoire écrasante dans cette lutte et n’est pas disposée à recourir aux mesures extrêmes. L’unité du parti frère de Russie est nécessaire au développement et au triomphe des forces révolutionnaires mondiales ; au nom de cette nécessité, tout communiste et internationaliste doit être prêt à consentir les plus grands sacrifices. Les conséquences d’une erreur commise par le parti uni sont aisément surmontables ; les conséquences d’une scission ou d’une situation entretenant une scission latente peuvent être irréparables et fatales.

Salutations communistes.

Le Bureau Politique du P.C.I.

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