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Les intellectuels défenseurs du stalinisme ou « compagnons de route » de l’URSS

jeudi 29 juin 2023, par Robert Paris

Les intellectuels défenseurs du stalinisme ou « compagnons de route » de l’URSS

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L. Trotsky.

À PROPOS DES « DÉFENSEURS » DE LA RÉVOLUTION D’OCTOBRE

J’ai reçu un numéro du magazine new-yorkais New Masses contenant des articles sur mon autobiographie et le suicide de Maïakovski. Je ne regrette pas les 15 minutes que j’ai passées à faire connaissance avec ce produit de l’intelligentsia américaine de gauche. De telles revues et des revues similaires sont maintenant disponibles dans différents pays. Ils considèrent la "défense" de l’Union soviétique comme l’une de leurs tâches les plus importantes. C’est un acte tout à fait louable, que les messieurs les "défenseurs" le fassent toujours par conviction intime, ou - parfois - pour des motifs moins nobles. Mais ce serait une erreur ridicule d’exagérer l’importance de cette protection. Des groupes de ce genre, assez hétérogènes à l’intérieur, pullulent d’un flanc à la périphérie de la bourgeoisie, de l’autre à la périphérie du prolétariat, et ne peuvent jamais être responsables de leur avenir. De même que la plupart des pacifistes ne combattent la guerre qu’en temps de paix, de même les "défenseurs" radicaux de l’Union soviétique, ses "amis" titulaires issus des rangs de la Bohême, accompliront leur mission jusqu’à ce qu’elle requière un réel courage et un véritable dévouement au révolution. Ils n’ont pas ça. Et d’où cela vient-il ? Leur radicalité a besoin d’une coloration condescendante. C’est pourquoi elle trouve son expression principale dans la "défense" de l’URSS, c’est-à-dire un État doté de pouvoir, de moyens et d’autorité. Il s’agit de protéger l’existant et le conquis. Pour une telle défense il n’est pas du tout nécessaire d’être révolutionnaire, au contraire, on peut bien rester un croisement entre un anarchiste et un conservateur ; mais d’un autre côté, on peut paraître révolutionnaire, tromper les autres, et en partie soi-même. On l’a vu avec Barbusse et le magazine français Le Monde, qui appartient à la même catégorie que les Nouvelles Messes. Pris dans le temps, leur radicalisme est principalement dirigé vers le passé. Pris dans l’espace, il est directement proportionnel au carré de la distance à l’arène des événements politiques. Vis-à-vis de leur pays, ces casse-cou ont toujours été et restent incommensurablement plus prudents que vis-à-vis des autres pays, notamment… de l’Est.

Le meilleur représentant de ce type, à la fois en talent et en caractère surpassant les autres par de nombreux buts, est sans aucun doute Maxime Gorki. Pendant de nombreuses années, il sympathisa avec les bolcheviks et considéra leurs adversaires comme ses adversaires. Cela ne l’a pas empêché d’être dans le camp de ses ennemis pendant la révolution prolétarienne. Après la victoire de la révolution, il resta longtemps dans le camp de ses adversaires. Il s’est réconcilié avec la République soviétique lorsque cela est devenu pour lui aussi un fait inébranlable, c’est-à-dire quand il était possible de s’en accommoder sans rompre avec sa vision du monde essentiellement conservatrice. L’ironie est que Gorki était belliqueux contre Lénine dans la plus grande période de la créativité de Lénine, mais d’un autre côté, il coexiste très pacifiquement avec Staline. Que peut-on dire de Gorki à l’échelle de poche ?

L’essence de ces gens de l’aile gauche de la bohème bourgeoise est qu’ils ne sont capables de défendre la révolution qu’après qu’elle a eu lieu et qu’elle a prouvé sa force. Défendant l’hier de la révolution, ils traitent avec une hostilité conservatrice tous ceux qui préparent son avenir. Après tout, il n’est possible de préparer l’avenir que par des méthodes révolutionnaires, aussi étrangères à la bohème conservatrice que les idées et les mots d’ordre de la dictature du prolétariat à la veille de 1917 lui étaient hostiles. Ces messieurs restent donc fidèles à eux-mêmes et aux conditions sociales qui les font naître et les nourrissent. De plus, malgré le glissement formel vers la gauche, vers les "nouvelles masses" (!), leur conservatisme s’est en fait intensifié, car ils ont tourné le dos - pas à la Révolution d’Octobre, non ! - mais à l’État en tant qu’"institution", quelles que soient ses idées directrices et ses politiques. Ils étaient avec Lénine et Trotsky - mais pas tous ! - alors ils étaient avec Zinoviev, avec Boukharine et Rykov, maintenant ils sont avec Staline. Et demain ? Ils en parleront quand demain deviendra hier. Ils acceptaient un changement de cap à chaque fois que les officiels patriotes acceptaient un changement d’uniforme : un officiel potentiel s’assoit toujours en bohème. Ce sont les courtisans du gouvernement soviétique, mais pas les soldats de la révolution prolétarienne.

L’État ouvrier, en tant qu’État, peut même avoir besoin de telles publications à des fins épisodiques, même si j’ai toujours pensé que les épigones myopes exagéraient grandement le poids de tels groupes, tout comme ils exagéraient la valeur de la "défense" de Purcell ou de Chiang Kai. - "l’amitié" de shek. Quant à ces publications elles-mêmes, je suis prêt à admettre sans réserve qu’il vaut mieux être des courtisans de l’État soviétique que des rois du pétrole ou du contre-espionnage britannique. Mais la révolution prolétarienne ne serait pas une révolution prolétarienne si elle permettait que ses rangs se mêlent à ces frères problématiques, peu fiables, instables et changeants.

Leur frivolité morale prend des formes cyniques et parfois odieuses lorsqu’ils, en tant qu’"amis de la maison", s’immiscent dans les affaires internes du communisme. En témoigne une fois de plus l’émission évoquée des « Nouvelles Messes » (nom paradoxal, soit dit en passant, pour l’orgue de Bohême !). Ces messieurs, voyez-vous, pensent que mon Autobiographie sert la bourgeoisie contre le prolétariat, tandis que les Nouvelles Messes, Le Monde et autres publications du même genre sont évidemment nécessaires au prolétariat contre la bourgeoisie. L’aberration est bien compréhensible : grouillant à la périphérie des classes hostiles et tournant constamment autour de leur axe, les Barbusse de tous les pays se trompent facilement sur où est la bourgeoisie, où est le prolétariat. Leurs critères sont simples. Puisque les travaux de l’Opposition de gauche soumettent à une critique résolue la politique intérieure de l’URSS et la politique mondiale du Komintern, et puisque les journalistes bourgeois se réjouissent de cette critique et tentent de l’utiliser, la question est résolue d’elle-même : les courtisans trouvent eux-mêmes dans le camp de la révolution, et nous, les communistes de gauche, dans le camp de ses ennemis. La réincarnation et le déguisement de la Bohême atteignent ici les limites d’un clown trop effronté.

La bourgeoisie serait stupide si elle n’essayait pas d’exploiter les dissensions internes au camp de la révolution. Mais la question est-elle d’abord posée par l’Autobiographie ? L’expulsion du parti du président du Komintern, Zinoviev, et d’un des présidents du gouvernement soviétique, Kamenev, n’était-elle pas un cadeau pour la bourgeoisie ? L’exil puis l’exil de Trotsky n’ont-ils pas fourni à toute la presse bourgeoise du monde le sujet d’agitation le plus reconnaissant contre la Révolution d’Octobre ? L’annonce du chef du gouvernement, Rykov, et du chef du Komintern, Boukharine, par les libéraux bourgeois n’a-t-elle pas été exploitée par la bourgeoisie et la social-démocratie ? Ces faits, portés à la connaissance du monde entier, sont bien plus pesants pour la bourgeoisie que les considérations théoriques ou les explications historiques de Trotsky. Mais qu’importe tout cela à la bohème anarcho-conservatrice ? Elle prend tout ce qui précède, scellé d’un cachet officiel, donné et inébranlable une fois pour toutes. Chaque jour, ils recommencent leur rapport depuis le début. La critique du régime stalinien est inacceptable non pas parce que les idées des staliniens sont correctes, mais parce que les staliniens sont au gouvernement aujourd’hui. Je répète : ce sont des courtisans du gouvernement soviétique, mais pas des révolutionnaires.

Car pour les révolutionnaires, la question est décidée par la ligne de classe, le contenu des idées, la position théorique, le pronostic historique, les méthodes politiques de chacun des camps en présence. Si l’on considère, comme nous le croyons - et comme nous l’avons prouvé par l’expérience des six dernières années à l’échelle mondiale - que la politique de la faction stalinienne affaiblit la Révolution d’Octobre, ruine la révolution chinoise, prépare la défaite de la révolution et sape le Komintern, alors - et seulement alors ! - Notre politique est justifiée. La bourgeoisie récupère-t-elle des fragments de notre critique juste et nécessaire ? Bien sûr ! Mais cela change-t-il quelque chose à l’essence des plus grands problèmes historiques ? La pensée révolutionnaire ne s’est-elle pas toujours développée à travers une lutte interne acharnée, près du feu de laquelle la réaction a toujours cherché à se réchauffer les doigts ? Je note cependant, entre parenthèses, que toute la presse bourgeoise, du New York Times à l’Arbeiter Zeitung austro-marxiste, dans ses évaluations politiques de la lutte de l’opposition de gauche contre le centrisme stalinien, se tient incommensurablement plus proche des centristes et jamais dissimule cela. Il serait possible de publier une anthologie des revues de la presse mondiale pour prouver cette idée.

Par conséquent, en dehors de tout le reste, les "amis" et les "défenseurs" de la révolution, qui n’ont rien de commun ni avec les anciennes ni avec les nouvelles masses, déforment grossièrement la véritable image de la répartition des sympathies et des antipathies politiques de la bourgeoisie. et les sociaux-démocrates.

Cependant, la tromperie est une qualité nécessaire d’un courtisan. Dans un article sur Maïakovski, en feuilletant le sujet, je suis tombé sur le nom de Rakovsky. J’ai lu une douzaine de lignes et, bien que je m’y sois beaucoup habitué, j’ai quand même haleté. Il raconte comment Maïakovski "détestait la guerre" ("déteste la guerre" - quelle formulation vulgaire de l’attitude face à la guerre du point de vue d’un révolutionnaire !), Et comment, contrairement à cela, Rakovsky, avec ses poings , "attaquèrent" Lénine et Zinoviev à Zimmerwald pour leur lutte révolutionnaire contre la guerre. Rakovsky n’est nommé ni au village ni à la ville, uniquement pour rapporter ces commérages. Il faut le signaler car Rakovsky est en exil, et cet exil doit être justifié. Et ainsi le courtisan devient un ignoble calomniateur. Il raconte des commérages stupides au lieu de dire, puisqu’il a nommé Rakovsky en relation avec la guerre, avec quel courage révolutionnaire Rakovsky a combattu la guerre sous une grêle de harcèlement, de calomnies, de coups et de persécutions policières. En effet, pour cette lutte, Rakovsky a été emprisonné par l’oligarchie roumaine à Iasi, et seule l’armée révolutionnaire russe l’a libéré du sort de Liebknecht et de Rosa Luxemburg.

Il est temps de finir. Si la Révolution d’Octobre avait dépendu de ses futurs courtisans, elle n’aurait jamais vu le jour. Et si son sort ultérieur dépendait de leur "protection", la révolution serait vouée à la mort. L’avant-garde prolétarienne ne peut assurer l’avenir du pays des soviets et préparer la révolution mondiale que par une politique juste. Cette politique doit être élaborée, théoriquement étayée et défendue bec et ongles contre le monde entier et, si nécessaire, contre les institutions les plus « hautes » qui se sont élevées (ou sont descendues) sur le dos de la Révolution d’Octobre. Mais nous n’avons pas besoin de parler de ces questions à propos des courtisans pseudo-révolutionnaires issus des rangs de la bohème petite-bourgeoise. Pour eux, cela suffit.

Votre L. Trotsky.

Prinkipo, 10 juin 1930

Source : http://www.magister.msk.ru/library/trotsky/trotm281.htm

Léon Trotsky

LES " COMPAGNONS DE ROUTE " LITTÉRAIRES DE LA RÉVOLUTION

La littérature qui se situe hors d’Octobre, telle que nous l’avons caractérisée dans le premier chapitre est, en réalité, dès à présent une affaire dépassée. Tout d’abord, les écrivains se placèrent dans une opposition active vis-à-vis de la révolution et dénièrent tout caractère artistique à ce qui était lié à elle, pour les mêmes raisons que les maîtres refusaient d’instruire les enfants de la Russie révolutionnaire. Cette distance à l’égard de la révolution qui caractérisait la littérature était non seulement le reflet de l’aliénation profonde qui séparait les deux mondes, mais aussi l’instrument d’une politique active de sabotage de la part des artistes. Cette politique se détruisit d’elle-même. L’ancienne littérature a perdu, non tellement ses velléités, mais bien ses possibilités.

Entre l’art bourgeois qui agonise en répétitions ou en silences, et l’art nouveau, qui n’est pas encore né, se crée un art de transition qui est plus ou moins organiquement rattaché à la révolution, mais qui n’est cependant pas l’art de la révolution. Boris Pilniak, Vsévolod Ivanov, Nicolaï Tikhonov, les " Frères Sérapion ", Essénine et le groupe des Imaginistes, et, dans une certaine mesure aussi Kliouiev, eussent tous été impossibles, aussi bien dans leur ensemble qu’individuellement, sans la révolution. Eux-mêmes le savent, ils ne le nient pas et d’ailleurs, n’éprouvent pas le besoin de le nier, quand certains ne le proclament pas hautement. Ils ne font pas partie des carriéristes littéraires qui, peu à peu, se mettent à " dépeindre " la révolution. Ce ne sont pas non plus des convertis, comme ceux du groupe " Changement de direction", dont l’attitude implique une rupture avec le passé, un changement radical de front.

Les écrivains qui viennent d’être mentionnés sont, pour la plupart, très jeunes : ils ont entre vingt et trente ans. Ils n’ont aucun passé pré-révolutionnaire, et s’ils ont dû rompre avec quelque chose, ce fut tout au plus avec des bagatelles. Leur physionomie littéraire, et plus généralement intellectuelle, a été créée par la révolution, selon l’angle où elle les a touchés, et, chacun à sa manière, ils l’ont tous acceptée. Mais, dans ces acceptations individuelles se trouve un trait commun qui les sépare nettement du communisme, et qui menace constamment de les y opposer. Ils ne saisissent pas la révolution dans son ensemble, et l’idéal communiste leur est étranger. Ils sont tous plus ou moins enclins à mettre leurs espoirs dans le paysan, par-dessus la tête de l’ouvrier. Ils ne sont pas les artistes de la révolution prolétarienne, mais les "compagnons de route" artistiques de celle-ci, dans le sens où ce mot était employé par l’ancienne social-démocratie. Si la littérature située hors de la Révolution d’Octobre, contre-révolutionnaire dans son essence, est la littérature moribonde de la Russie terrienne et bourgeoise, la production littéraire des " compagnons de route " constitue en quelque sorte un nouveau populisme soviétique, dépourvu des traditions des narodniki d’autrefois et aussi, jusqu’à présent, de toute perspective politique. Pour un " compagnon de route ", la question se pose toujours de savoir jusqu’où il suivra. On ne peut y répondre par avance, pas même approximativement. Plus que des qualités personnelles de tel ou tel " compagnon de route ", la réponse dépendra essentiellement du cours objectif des choses, dans les dix années à venir.

Toutefois, dans l’ambiguïté des conceptions de ces " compagnons de route ", qui les rend inquiets et instables, réside un danger constant pour l’art et pour la société. Blok ressentit ce dualisme moral et artistique plus profondément que les autres ; en général, il était plus profond. Dans ses souvenirs, transcrits par Nadejda Pavlovitch, on trouve la phrase suivante : " Les bolchéviks n’empêchent pas d’écrire des vers, mais ils empêchent de se sentir comme un maître ; est un maître celui qui ressent le pôle de son inspiration, de sa création, et porte en lui le rythme." L’expression de cette pensée manque un peu d’élaboration, ce qui est fréquent chez Blok ; en outre nous avons affaire ici à des souvenirs qui, comme chacun sait, ne sont pas toujours exacts. Mais la vraisemblance interne, et la signification de cette phrase la rendent plausible. Les bolchéviks empêchent l’écrivain de se sentir comme un maître, parce qu’un maître doit avoir en lui un pôle organique indiscutable ; les bolchéviks ont déplacé le pôle principal. Des "compagnons de route" de la révolution – car Blok aussi fut un " compagnon de route" et les " compagnons de route " constituent à présent un secteur très important dans la littérature russe – aucun ne porte le pôle en lui-même. C’est pourquoi nous ne connaissons encore qu’une période préparatoire à une nouvelle littérature, avec seulement des études, des esquisses, des essais ; une maîtrise accomplie, avec une direction sûre d’elle-même, est encore à venir.

NICOLAS KLIOUIEV

La poésie bourgeoise, bien entendu, n’existe pas, parce la poésie, art libre, n’est pas au service d’une classe.

Mais voici Kliouiev, un poète et un paysan qui, non seulement reconnaît ce qu’il est, mais qui le répète, le souligne, et s’en vante. Cela tient à ce qu’un poète paysan n’éprouve pas le besoin de cacher son visage, ni aux autres, ni surtout à lui-même. Le paysan russe, opprimé pendant des siècles, s’élevant, spiritualisé par le populisme, au cours de décennies, n’a jamais donné aux quelques poètes qui lui étaient propres l’impulsion sociale ou artistique tendant à masquer leur origine paysanne. Il en fut ainsi, autrefois, dans le cas de Koltzov, et c’est encore plus vrai maintenant dans le cas de Kliouiev.

C’est précisément avec Kliouiev que nous voyons une fois de plus combien essentielle est la méthode sociale en matière de critique littéraire. On nous dit que l’écrivain commence là où commence l’individualité, et que par conséquent la source de son esprit créateur est son âme unique, non sa classe. Il est vrai que sans individualité, il ne peut y avoir d’écrivain. Mais si l’individualité du poète, et cette individualité seule se trouvait révélée dans son œuvre, quel serait donc l’objet de l’art ?

De quoi s’occupe la critique littéraire ? Assurément l’artiste, s’il est un véritable artiste, nous parlera de son individualité unique mieux qu’un critique bavard. Mais le vrai est que, même si l’individualité est unique, cela ne veut pas dire qu’elle ne puisse être analysée. L’individualité est une fusion intime d’éléments ressortissant à la tribu, à la nation, à la classe, passagers ou institutionnalisés, et en fait, c’est dans le caractère unique de cette fusion, dans les proportions de cette composition psychochimique que s’exprime l’individualité. Une des plus importantes tâches de la critique est d’analyser l’individualité de l’artiste (c’est-à-dire son art) en ses éléments constitutifs, et de montrer leur corrélation. De cette façon, la critique amène l’artiste plus près du lecteur, qui a, lui aussi, plus ou moins une âme unique, inexprimée " artistiquement ", " non fixée ", mais qui n’en représente pas moins une union des mêmes éléments que ceux de l’âme du poète. Il s’avère ainsi que ce qui sert de pont d’une âme à une autre âme est non pas l’unique, mais le commun. C’est seulement par l’intermédiaire du commun que l’unique est connu ; le commun est déterminé dans l’homme par les conditions les plus profondes et les plus durables qui modèlent son " âme ", par les conditions sociales d’éducation, d’existence, de travail et d’associations. Les conditions sociales dans la société humaine historique sont, avant tout, les conditions d’appartenance de classe. C’est pourquoi un critère de classe se montre si fécond dans tous les domaines de l’idéologie, y compris l’art, particulièrement l’art, parce que celui-ci exprime souvent les aspirations sociales les plus profondes et les plus cachées. D’autre part, un critère social, non seulement n’exclut pas la critique formelle, mais se marie parfaitement à celle-ci, c’est-à-dire avec le critère du savoir-faire technique ; ce dernier aussi éprouve en fait le particulier au moyen d’une mesure commune, car si l’on ne ramenait pas le particulier au général, il n’y aurait pas de contacts entre les hommes, pas de pensée, et pas de poésie non plus.

Enlevez à Kliouiev son caractère paysan, non seulement son âme sera orpheline, mais il n’en restera strictement rien. Car l’individualité de Kliouiev est l’expression artistique d’un paysan indépendant, bien nourri, cossu, aimant égoïstement sa liberté. Tout paysan est un paysan, mais tout paysan ne sait pas s’exprimer. Un paysan sachant exprimer, dans la langue d’une nouvelle technique artistique, soi-même et son monde qui se suffit à lui-même, ou plutôt, un paysan qui a conservé son âme paysanne à travers la formation bourgeoise est une grande individualité, et tel est Kliouiev.

La base sociale de l’art n’est pas toujours si transparente et irréfutable. Mais cela est dû seulement, comme on l’a déjà dit, au fait que la majorité des poètes est liée aux classes exploiteuses qui, du fait de leur nature exploiteuse, ne disent pas d’elles-mêmes ce qu’elles pensent, ni ne pensent d’elles-mêmes ce qu’elles sont. Toutefois, en dépit de toutes les méthodes sociales et psychologiques au moyen desquelles l’hypocrisie sociale se maintient, on peut trouver l’essence sociale d’un poète, même si elle est diluée de la façon la plus subtile. Et, à moins de comprendre cette essence, la critique de l’art et l’histoire de l’art se condamnent à rester suspendues dans le vide.

Parler du caractère bourgeois de cette littérature que nous appelons " hors d’Octobre " ne signifie donc pas nécessairement le dénigrement des poètes qui se voudraient serviteurs de l’art, et non de la bourgeoisie. Car, où est-il écrit qu’il est impossible de servir la bourgeoisie au moyen de l’art ? De même que les glissements géologiques révèlent les dépôts des couches terrestres, de même les bouleversements sociaux révèlent le caractère de classe de l’art. L’art situé hors d’Octobre est frappé d’une impuissance mortelle pour la bonne raison que la mort a frappé les classes auxquelles il était lié par tout son passé. Privé du système bourgeois de la propriété foncière et de ses coutumes, des subtiles suggestions des domaines et des salons, cet art ne voit aucun sens à la vie, dépérit, devient moribond, est réduit au néant.

Kliouiev n’est pas de l’école rustique ; il ne chante pas le moujik. Ce n’est pas un populiste, c’est un véritable paysan, ou presque. Son attitude spirituelle est vraiment celle d’un paysan ; plus précisément, d’un paysan du Nord. Kliouiev est individualiste, comme un paysan ; il est son propre maître, il est son propre prophète. Il a la terre sous les pieds, et le soleil au-dessus de la tête. Un paysan, propriétaire cossu, a du blé dans sa grange, des vaches laitières dans son étable, des girouettes ciselées au faîte de son toit. Il aime à se vanter de sa maison, de son bien-être et de sa gestion avertie, tout comme Kliouiev le fait de son talent et de ses manières poétiques. Il est tout aussi naturel de se célébrer que de roter après un copieux repas, ou de se signer sur la bouche après avoir bâillé.

Kliouiev a fait des études. Quand, et lesquelles, nous ne le savons pas, mais il administre son savoir comme une personne instruite, et aussi comme un avare. Si un paysan cossu devait, par accident, apporter de la ville un récepteur téléphonique, il le poserait dans l’angle principal de la pièce, non loin de l’icône. De la même manière, Kliouiev embellit les principaux coins de ses vers avec l’Inde, le Congo, le mont Blanc ; et comme Kliouiev aime embellir ! Seul un paysan pauvre ou paresseux se contente d’un joug simplement gratté. Un bon paysan possède un joug sculpté, peint de plusieurs couleurs. Kliouiev est un bon maître-poète, abondamment doté ; il a partout des ciselures, du vermillon, des dorures, des moulures à tout endroit, et même des brocarts, des satins, de l’argent, et toutes sortes de pierres précieuses. Tout cela luit, chatoie au soleil, et on peut penser que ce soleil est le sien, le soleil de Kliouiev, parce que vraiment, dans ce monde il n’y a que lui, Kliouiev, son talent, la terre sous ses pieds, et le soleil au-dessus de sa tête.

Kliouiev est le poète d’un monde fermé, inflexible en soi, mais d’un monde qui n’en a pas moins considérablement changé depuis 1861. Kliouiev n’est pas un Koltzov : un siècle ne s’est pas écoulé en vain. Koltzov est simple, humble et modeste. Kliouiev est complexe, exigeant, ingénieux. Il a apporté sa nouvelle technique poétique de la ville, comme le paysan voisin a pu apporter un phonographe ; et il utilise la technique poétique comme la géographie de l’Inde, dans le seul but d’embellir le cadre paysan de sa poésie. Il est bigarré, souvent brillant et expressif, souvent cocasse, avec de gros effets et du clinquant, le tout sur un solide fonds paysan.

Les poèmes de Kliouiev, comme sa pensée et sa vie, sont dépourvus de mouvement. Il y a bien trop d’ornementation dans la poésie de Kliouiev pour laisser place à l’action lourds brocarts, pierres aux teintes naturelles colorées et toutes sortes de choses encore. Il faut y évoluer avec prudence, afin de ne rien briser ou détruire. Et cependant Kliouiev a accepté la révolution, le plus grand des dynamismes. Kliouiev l’a acceptée, non pour lui seul, mais avec l’ensemble de la paysannerie, et ce, également à la manière d’un paysan. L’abolition des domaines de la noblesse fait plaisir à Kliouiev. "Que Tourgueniev en pleure pour son compte." Mais la révolution est avant tout une révolution citadine. Sans la ville, l’abolition des domaines nobiliaires n’aurait pu avoir lieu. C’est ici que surgit le dualisme de Kliouiev par rapport à la révolution, un dualisme caractéristique, répétons-le, non seulement de Kliouiev mais de toute la paysannerie. Kliouiev n’aime pas la ville ; il ne reconnaît pas la poésie des villes. Le ton "ami-ennemi" de ses poèmes, où il presse le poète Kirillov de rejeter l’idée de poésie d’usine et de rejoindre la sienne, les pinèdes de Kliouiev, la seule source d’art, est très instructif. Des "rythmes industriels" de la poésie prolétarienne, du principe même de celle-ci, Kliouiev parle avec le mépris naturel qui vient aux lèvres de tout paysan " solide " quand il toise le propagandiste du socialisme, l’ouvrier de la ville sans maison, ou, ce qui est pis, le vagabond. Et quand Kliouiev, avec condescendance, invite le forgeron à se reposer un moment sur un banc sculpté de paysan, cela rappelle l’allure de paysan riche et la belle prestance d’Olonets, offrant charitablement un morceau de pain au prolétaire affamé dont la famille vit, depuis plusieurs générations, à Pétrograd, " en haillons des villes, avec des talons usés sur les pierres des villes ".

Kliouiev accepte la révolution parce qu’elle a libéré le paysan, et il lui consacre nombre de ses chants. Mais sa révolution est sans dynamisme politique et sans perspective historique. Pour Kliouiev, elle est comme un marché, ou une noce somptueuse. Des gens, venus de divers endroits, s’y retrouvent, s’enivrent de vins et de chants, d’embrassades et de danses, puis s’en retournent chacun dans son propre foyer, sa propre terre sous les pieds et son propre soleil au-dessus de la tête. Pour les autres c’est une République, pour Kliouiev c’est la vieille terre de Russie ; pour les autres c’est le socialisme, pour lui c’est Kitej, la ville du rêve, morte et disparue. Il promet le paradis par la révolution, mais ce paradis est seulement un royaume paysan, agrandi et embelli, un paradis de blé et de miel, un rossignol sur l’aile décorée de la maison, un soleil de jaspe et de diamant. Ce n’est pas sans hésitations que Kliouiev reçoit dans son paradis paysan la radio, le magnétisme et l’électricité, et qu’il apparaît que l’électricité est un taureau géant provenant d’une épopée paysanne, et qu’entre ses cornes se trouve une table servie.

Kliouiev était à Pétrograd au moment de la révolution. Il écrivit dans la Krasnaïa Gazeta et fraternisa avec les ouvriers. Mais, même dans cette période de lune de miel, en paysan rusé, il soupesa dans son esprit si, d’une façon ou d’une autre, il ne résulterait pas de tout cela quelque mal pour son petit domaine à lui, Kliouiev, c’est-à-dire pour son art. S’il semblait à Kliouiev que la ville ne l’appréciait point, lui, Kliouiev, montrerait aussitôt son caractère et relèverait le prix de son paradis de blé, par rapport à l’enfer industriel. S’il lui était fait reproche de quelque chose, il ne perdrait pas de temps à chercher ses mots, il mettrait son contradicteur à terre et s’en vanterait avec force et conviction. Il n’y a pas si longtemps, Kliouiev engagea une guérilla poétique contre Essénine, qui avait décidé de mettre habit à queue et haut-de-forme, et qui avait annoncé cela dans ses poèmes. Kliouiev y vit une trahison de ses origines paysannes et lava la tête du jeune homme, comme un riche frère aîné tancerait son cadet qui se serait mis en tête d’épouser une garce des villes et de rejoindre les déclassés.

Kliouiev est ombrageux. Quelqu’un le pria d’éviter les mots sacrés ; Kliouiev s’en offensa :

Il semble que ni les saints, ni les vilains n’existent

Pour les cieux industriels.

On ne sait pas avec certitude s’il est croyant ou non. Son Dieu, soudainement, crache le sang, tandis que la Vierge se donne à certain Hongrois pour quelques pièces de métal jaune. Tout cela sonne comme un blasphème ; mais exclure Dieu de la maison de Kliouiev, détruire le coin sacré où la lumière de la lampe éclaire un, cadre argenté ou doré, voilà une destruction à laquelle il ne peut consentir. Sans la lampe d’icônes, le monde est inachevé.

Quand Kliouiev chante Lénine en " vers paysans cachés ", il n’est pas facile de trancher si c’est pour ou contre Lénine. quelle ambiguïté dans la pensée, le sentiment, et les mots ! A la base de tout cela se trouve la dualité du paysan, ce Janus en laptis [22] qui tourne une face vers le passé, une autre vers l’avenir. Kliouiev se hisse même jusqu’à chanter la Commune. Mais il s’agit tout juste de chants de glorification, "en l’honneur de". "Je ne veux pas la Commune sans le poêle du paysan." Mais la Commune avec un poêle de paysan, ce n’est pas reconstruire toutes les fondations de la vie selon la raison, le compas et le double-mètre en mains, c’est toujours le vieux paradis paysan :

Les sons d’or

Pendent comme des grappes sur l’arbre ;

Comme des martins-pêcheurs, les mots

Se posent sur les branches

(La Baleine de bronze)

Voilà la poétique de Kliouiev tout entière ! Où se trouvent la révolution, la lutte, le dynamisme, l’aspiration au nouveau ? Nous avons la paix, une immobilité enchantée, une féerie de clinquant. " Comme des martins-pêcheurs, les mots se posent sur les branches. " C’est quelque chose de curieux à voir. Mais l’homme moderne ne peut vivre dans un tel climat.

Quel chemin Kliouiev suivra-t-il ? Se rapprochera-t-il de la révolution, ou s’en éloignera-t-il ? Plus probablement, il s’éloignera d’elle. Il est trop saturé de passé. L’isolement intellectuel et l’originalité esthétique du village, malgré l’affaiblissement temporaire de la ville, sont en fait en déclin. Kliouiev, aussi, semble être sur le déclin.

SERGE ESSENINE

Essenine, ainsi que tout le groupe des Imaginistes (Marienhof, Cherchenevitch, Koussikov), se trouve quelque part à la croisée des chemins entre Kliouiev et Maïakovski. Les racines d’Essenine sont au village, mais moins profondément que chez Kliouiev. Essenine est plus jeune. Il devint poète alors que le village était déjà ébranlé par la révolution, qu’était déjà ébranlée la Russie toute entière. Kliouiev avait été entièrement formé dans les années d’avant guerre, et il répondit à la guerre et à la révolution dans les limites du conservatisme de l’homme des forêts. Essenine est non seulement plus jeune, il est aussi plus souple, plus plastique, plus ouvert aux influences et plus riche de possibilités. Sa base paysanne elle-même n’est pas semblable à celle de Kliouiev ; Essenine n’a ni la solidité de Kliouiev, ni sa componction sombre et pompeuse. Essenine se targue d’être arrogant et d’être un hooligan. A dire vrai, son arrogance même, arrogance purement littéraire (La Confession) n’est pas si terrible. Cependant, Essenine est sans aucun doute l’expression de l’esprit pré-révolutionnaire et révolutionnaire de la jeunesse paysanne, que la vie troublée du village a poussée à l’arrogance et à la turbulence.

La ville a déteint sur Essenine plus fortement et de façon plus visible que sur Kliouiev. C’est ici qu’intervient l’influence incontestable du futurisme. Essenine est plus dynamique dans la mesure où il est plus nerveux, plus souple, plus sensible au nouveau. Mais l’imaginisme est à l’opposé du dynamisme. L’image acquiert une signification par elle-même, aux dépens de l’ensemble, les éléments isolés devenant distincts et froids.

On a dit, à tort, que l’abondance d’images de l’imaginiste Essenine provenait de ses penchants individuels. En fait, nous trouvons les mêmes traits chez Kliouiev. Ses vers sont alourdis par une imagerie encore plus fermée et plus immobile. Au fond, il s’agit d’une esthétique moins personnelle que paysanne. La poésie des formes répétitives de la vie a, en définitive, peu de mobilité, et cherche une issue dans la condensation des images.

L’imaginisme est à tel point surchargé d’images que sa poésie ressemble à une bête de somme, et, par suite, elle est lente dans ses mouvements. L’abondance des images n’est pas en soi une preuve de puissance créatrice ; au contraire, elle peut provenir du manque de maturité technique d’un poète surpris par les événements, et par des sentiments qui, artistiquement, le dépassent. Le poète est presque encombré d’images, et le lecteur se sent aussi nerveusement impatient d’en finir que lorsqu’on écoute un orateur qui bégaie. De toute façon, l’imaginisme n’est pas une école dont on puisse attendre de sérieux développements. Même l’arrogance tardive de Koussikov (" l’Occident, en direction duquel nous, imaginistes, éternuons ") semble curieuse, mais guère amusante. L’imaginisme est peut-être seulement une étape pour quelques poètes, plus ou moins talentueux, de la jeune génération, qui se ressemblent entre eux sur un seul point tous manquent encore de maturité.

L’effort fait par Essenine pour construire une grande œuvre grâce à la méthode imaginiste s’est révélé inefficace du fait que l’auteur a déversé sa copieuse imagerie avec excès. La forme dialoguée de Pougatchov fut impitoyablement plus forte que le poète. Le drame, en général, est une forme d’art très transparente et rigide ; il n’offre pas de place aux morceaux descriptifs ou narratifs ni aux envolées lyriques. Le dialogue précipita Essenine dans des eaux claires. Emelko Pougatchov, aussi bien que ses ennemis ou collègues, sont tous, sans exception, des imaginistes. Et Pougatchov lui-même, c’est Essenine de la tête aux pieds : il veut être terrible, mais ne peut l’être. Le Pougatchov d’Essenine est un romantique sentimental. Il est amusant qu’Essenine se présente lui-même comme une sorte de hooligan, vaguement assoiffé de sang ; mais quand Pougatchov s’exprime comme un romantique chargé d’images, ça ne l’est pas. L’imaginiste Pougatchov prend une allure un peu ridicule.

Bien que l’imaginisme, à peine né, soit déjà mort, Essenine appartient encore à l’avenir. A des journalistes étrangers, il déclare être plus à gauche que les bolchéviks. C’est dans l’ordre naturel des choses et n’effraie personne. Pour l’instant, Essenine, le poète qui peut être plus à gauche que nous, pauvres pécheurs, mais qui n’en sent pas moins son Moyen Âge, a commencé ses voyages de jeunesse, et il ne reviendra pas identique à celui qu’il a été. Nous ne préjugerons pas. Quand il reviendra, il nous le dira lui-même.

LES " FRÈRES SÉRAPION ", VSÉVOLOD IVANOV, NICOLAS NIKITINE

Les "Frères Sérapion " sont des jeunes qui vivent encore dans leur famille [23]. Certains d’entre eux ne sont pas venus à la Révolution à travers la littérature, mais sont venus à la littérature à travers la Révolution. Précisément parce que leur court itinéraire part de la Révolution, ils éprouvent – du moins certains d’entre eux – un besoin intérieur de se distancer de la Révolution, et de protéger contre ses exigences sociales la liberté de leurs œuvres. C’est comme s’ils sentaient pour la première fois que l’art a ses droits propres. L’artiste David (chez N. Tikhonov) immortalise en même temps " la main de l’assassin patriotique " et Marat. Pourquoi ? Parce qu’est " si beau l’éclair qui va du poignet au coude, éclaboussé de pâte vermeille ". Très souvent les Sérapion s’éloignent de la Révolution ou de la vie moderne en général, voire de l’homme, pour écrire sur les étudiants de Dresde, les Juifs des temps bibliques, les tigresses et les chiens. Tout cela ne donne qu’une impression de tâtonnement, d’essai, de préparation. Ils absorbent les acquis littéraires et techniques des écoles pré-révolutionnaires, sans lesquels il ne pourrait y avoir de mouvement en avant. Leur ton général est réaliste, mais encore tout à fait confus. Il est trop tôt pour juger individuellement les " Frères Sérapion ", du moins dans le cadre de cet ouvrage. D’une façon générale, ils annoncent, parmi beaucoup d’autres symptômes, une renaissance de la littérature sur une nouvelle base historique, après le tragique effondrement. Pourquoi les reléguons-nous dans la catégorie de nos " compagnons de route " ? Parce qu’ils sont liés à la Révolution, mais par un lien encore très lâche, parce qu’ils sont très jeunes, et que rien de définitif ne peut être dit quant à leurs lendemains.

Le trait le plus dangereux des " Sérapion " est la gloire qu’ils se font de manquer de principes. C’est de la stupidité et de la niaiserie. Comme s’il pouvait exister des artistes " sans tendance ", sans rapports définis avec la vie sociale – fussent-ils implicites et non formulés en termes politiques. Il est vrai que la plupart des artistes, dans les périodes ordinaires, élaborent leurs rapports avec la vie et ses formes sociales d’une façon insensible, moléculaire, et presque sans participation de la raison critique. L’artiste rend la vie telle qu’il la trouve, colorant son attitude vis-à-vis d’elle d’une sorte de lyrisme. Il en considère les fondations comme immuables, et ne l’aborde pas avec plus d’esprit critique qu’il n’en témoigne devant le système solaire. Ce conservatisme passif constitue le pivot invisible de son œuvre.

Les périodes critiques n’accordent pas à l’artiste le luxe de pouvoir créer de façon automatique et indépendamment de toute considération sociale. Quiconque s’en vante, fût-ce sans sincérité et même sans prétention, masque une tendance réactionnaire, ou est tombé dans des stupidités sociales, ou se rend ridicule. Il est évidemment possible de faire des exercices de jeunesse dans l’esprit des histoires de Sinebrioukhov, ou à la manière du petit roman de Fédine, Anna Timofeevna, mais il est impossible de produire un grand ou important tableau, ou même de tenir pendant longtemps avec des esquisses, sans s’inquiéter des perspectives sociales et artistiques.

Les romanciers et poètes nés de la Révolution et qui sont encore très jeunes, presque dans leurs langes, essaient, dans la recherche de leurs personnalités artistiques, de s’éloigner de la Révolution qui a été leur milieu, le cadre dans lequel ils doivent encore se trouver. D’où les tirades de " L’art pour l’art " qui semblent très importantes, et très audacieuses aux " Sérapion ", mais qui, en fait, sont au mieux un signe de croissance et, dans tous les cas, une preuve d’immaturité. Si les " Sérapion " se séparaient entièrement de la Révolution, ils se révéleraient aussitôt comme un résidu de deuxième ou de troisième choix des écoles littéraires antérieures à la Révolution, pourtant mises au rebut. Il est impossible de jouer avec l’histoire. Ici, le châtiment suit immédiatement le crime.

Vsévolod Ivanov, qui est le plus vieux et le plus notoire des " Sérapion ", est aussi celui d’entre eux qui a le plus d’importance et le plus de poids. Il écrit sur la Révolution, seulement sur la Révolution, mais exclusivement sur des révolutions paysannes et lointaines. Le caractère unilatéral de son thème et l’étroitesse relative de son champ artistique mettent une empreinte de monotonie sur ses couleurs fraîches et brillantes.

Il est spontané dans ses humeurs mais, dans sa spontanéité, ne se montre pas suffisamment attentif et exigeant envers lui-même. Il est très lyrique, et son flot lyrique coule sans fin. Mais l’auteur se fait sentir avec trop d’insistance, se met trop souvent en avant, s’exprime trop bruyamment, donne à la nature et aux gens des tapes trop rudes sur les épaules et dans le dos. Aussi longtemps que cette spontanéité procède de sa jeunesse, elle est très attrayante ; mais le danger est grand qu’elle ne devienne maniérisme. A mesure que la spontanéité diminue, elle doit être compensée par un élargissement du champ créateur et une élévation du niveau de la technique. Ce n’est possible que si l’on est exigeant à l’égard de soi-même. Le lyrisme avec lequel Ivanov réchauffe tellement la nature et ses dialogues doit devenir plus secret, plus intérieur, plus caché, et plus avare de son expression. Une phrase doit procéder d’une autre par la force naturelle de la matière artistique, sans l’aide visible de l’auteur. Ivanov a appris chez Gorki et a bien appris. Qu’il repasse une fois de plus par cette école, mais cette fois en sens inverse.

Ivanov connaît et comprend le paysan sibérien, le Cosaque, le Kirghize. Sur un fond de révoltes, de batailles, de coups de feu et de répression, il montre fort bien le défaut du paysan : celui-ci n’a pas de personnalité politique, malgré sa force sociale stable. Se trouvant en Russie, un jeune paysan sibérien, ancien soldat du tsar, soutient les bolchéviks ; mais, à son retour en Sibérie, il sert chez " Toltchak " contre les Rouges. Son père, un paysan prospère qui, ennuyé, était à la recherche d’une foi nouvelle, devient, de façon imperceptible et inattendue pour lui-même, le dirigeant des groupes rouges. Toute la famille se disloque ; le village est brûlé. Toutefois, sitôt passé l’ouragan, le paysan commence à marquer les arbres dans la forêt en vue de l’abattage et se met à reconstruire. Après avoir oscillé entre maintes directions, Poussah essaie de se fixer solidement sur sa base pesante. Chez Ivanov, différentes scènes isolées atteignent une grande puissance. Les scènes où se situe la " conversation " entre les Rouges d’Extrême-Orient et un prisonnier américain, ou la saoulerie des rebelles, ou bien la recherche d’un " grand Dieu " par un Kirghize sont splendides. Pourtant, d’une façon générale, qu’il le veuille ou non, Ivanov montre que les soulèvements paysans dans la Russie " paysanne " ne sont pas encore la révolution. D’une petite étincelle jaillit soudainement la révolte paysanne, éphémère, souvent cruelle dans son désespoir, sans que quiconque voie pourquoi elle s’est enflammée, ni où elle va mener. Et jamais, ni d’aucune façon, la révolte paysanne isolée ne peut être victorieuse. Une allusion à un soulèvement paysan se trouve dans Les Vents colorés, de la part de Nikitine le bolchévik des villes, mais elle reste vague. Le Nikitine du récit d’Ivanov est une parcelle énigmatique d’un autre monde, et on ne voit pas clairement pourquoi l’élément paysan tourne autour de lui. De tous ces tableaux de la Révolution dans des coins reculés, il se dégage une conclusion irrécusable dans un grand creuset et à haute température, s’accomplit une refonte du caractère national du peuple russe. Et de ce creuset, Poussah ne ressortira pas tel qu’il y était entré.

Ce serait une bonne chose si Vsévolod Ivanov pouvait, lui aussi, mûrir dans ce creuset.

Nikitine a nettement émergé d’entre les "Sérapion " au cours de l’année dernière. Ce qu’il a écrit en 1922 marque un bond en avant par rapport à ce qu’il avait fait l’année précédente. Mais il y a, dans cette maturation rapide, quelque chose de tout aussi inquiétant que dans la précocité d’un jeune. Inquiétante est avant tout la note évidente de cynisme qui, dans une mesure plus ou moins grande, est aujourd’hui caractéristique de presque toute la jeunesse, mais qui, par moment, prend chez Nikitine mauvaise tournure. Il ne s’agit pas de mots crus, ni d’excès naturalistes – bien que des excès soient toujours des excès – mais d’une attitude vis-à-vis des hommes et des événements faite de grossièreté provocante et de réalisme superficiel. Le réalisme, au sens large du terme, c’est-à-dire dans le sens d’une affirmation artistique du monde réel avec sa chair et son sang, mais aussi avec sa volonté et sa conscience, comprend de nombreuses espèces. On peut prendre l’homme, non seulement l’homme social, mais l’homme psycho-physique, et l’aborder sous différents angles : par le haut, par le bas, par le côté, ou encore, tourner autour de lui. Nikitine l’aborde, ou plus exactement, s’approche furtivement de lui, par le bas. Voilà pourquoi toutes ses perspectives de l’homme deviennent grossières, quelquefois même dégoûtantes. La précocité talentueuse de Nikitine donne à ce garçon un caractère inquiétant. C’est une voie en impasse.

Sous ces inconvenances verbales et cette débauche naturaliste, se cache un manque de foi ou l’extinction d’une foi, et ceci n’est pas vrai pour Nikitine seulement. Cette génération a été prise dans le tourbillon de grands événements sans préparation d’aucune sorte, politique, morale ou artistique. Elle n’avait rien qui fût stable, ou plutôt traditionnel ; aussi la Révolution l’a-t-elle aisément conquise. Parce qu’elle fut aisée, cette conquête était superficielle. Les jeunes furent pris dans le tourbillon et tous, Imaginistes, " Sérapion ", etc..., devinrent des Dissidents, convaincus à moitié consciemment que la feuille de vigne était l’emblème essentiel du vieux monde. Il est tout à fait significatif que la génération d’adolescents saisie par la Révolution soit la pire, non seulement dans l’intelligentsia urbaine, mais aussi dans la paysannerie, et même dans la classe ouvrière. Elle n’est pas révolutionnaire, elle est turbulente et porte les marques distinctives de l’individualisme anarchiste. La génération suivante, qui a grandi sous le nouveau régime, est bien meilleure ; elle est plus sociale, plus disciplinée, plus exigeante envers elle-même et sa soif de connaissances grandit sérieusement. C’est cette jeunesse qui s’entend si bien avec les " vieux ", avec ceux qui furent formés et trempés avant février et octobre 1917 et même avant 1914. Le révolutionnarisme des " Sérapion ", comme de la majorité des " compagnons de route ", est bien plus en rapport avec la génération qui est venue trop tard pour préparer la Révolution, et trop tôt pour être éduquée par elle. Ayant abordé la Révolution du mauvais côté, celui du paysan, et acquérant un point de vue de semi-Dissident, ces " compagnons de route " deviennent d’autant plus désillusionnés qu’il apparaît plus clairement que la Révolution n’est pas une partie de plaisir, mais une conception, une organisation, un plan, une entreprise. L’imaginiste Marienhof tire son chapeau et, avec politesse et ironie, dit adieu à la Révolution qui l’a trahi, lui, Marienhof. Et Nikitine, dans son conte Pella où ce type de Dissident pseudo-révolutionnaire trouve son expression la plus achevée, termine par ces mots essentiellement sceptiques, qui, sans être aussi timides que ceux de Marienhof, sont tout aussi cyniques : " Vous êtes fatigués, et j’ai déjà abandonné la chasse... Et maintenant, il est futile pour nous de courir après. Ça n’a pas de sens. Détournez-vous des places mortes. "

Nous avons déjà une fois entendu cela, et nous nous en souvenons très bien. Les jeunes romanciers et rimeurs qui furent saisis par la Révolution en 1905, lui tournèrent plus tard le dos dans des termes presque identiques. Lorsqu’en 1907 ils tirèrent leur chapeau pour dire adieu à cette étrangère, ils s’imaginaient sérieusement qu’ils avaient déjà réglé leur compte avec elle. Mais elle revint une seconde fois, et bien plus forte. Elle trouva les premiers " amants " inattendus de 1905 prématurément vieillis, moralement chauves. Pour cette raison, bien qu’à dire vrai sans jamais s’en inquiéter beaucoup, elle attira dans son champ la nouvelle génération de la vieille société (tout à sa périphérie, et même sur la tangente). Vint ensuite un autre 1907 : chronologiquement, il a nom 1921-1922 et prend la forme de la Nep. La Révolution n’était pas une étrangère si splendide, après tout ; rien qu’une commerçante !
Il est vrai que ces jeunes gens sont prêts à soutenir en maintes occasions qu’ils ne songent pas à rompre avec la Révolution, qu’ils ont été faits par elle, qu’on ne peut les concevoir hors de la Révolution, et qu’eux-mêmes ne le peuvent pas. Mais tout cela est très imprécis, et même ambigu. Ils ne peuvent évidemment se séparer de la Révolution, dans la mesure où la Révolution, quoique commerçante, est un fait, et même un mode de vie. Être hors de la Révolution signifierait se trouver parmi les émigrés. Il ne peut en être question. Mais, outre les émigrés à l’étranger, il y a les émigrés de l’intérieur. Et la route vers eux passe loin de la Révolution. Qui n’a plus rien après quoi courir postule l’émigration spirituelle, et cela signifie inévitablement sa mort en tant qu’artiste, car il ne sert à rien de se duper soi-même : la séduction, la fraîcheur, l’importance donnée aux plus jeunes viennent entièrement de la Révolution qui les a touchés. Si on enlève celle-ci, il y aura quelques Chirikov de plus dans le monde, et rien d’autre.

BORIS PILNIAK

Pilniak est un réaliste et un remarquable observateur, à l’œil clair et à l’oreille fine. Les hommes et les objets ne lui paraissent point vieux, usés, toujours les mêmes, et seulement jetés dans un désordre temporaire par la Révolution. Il les saisit dans leur fraîcheur et dans ce qu’ils ont d’unique, c’est-à-dire vivants et non morts et, dans le désordre révolutionnaire qui constitue pour lui un fait vivant et fondamental, il cherche des appuis pour son ordre artistique propre. En art comme en politique – et à certains égards l’art se rapproche de la politique et réciproquement, car tous deux font œuvre créatrice – le " réaliste " est incapable de regarder ailleurs qu’à ses pieds, de remarquer autre chose que les obstacles, les défauts, les ornières, les bottes éculées et la vaisselle cassée. D’où une politique timorée, fuyante, opportuniste, et un art de basse condition, rongé par le scepticisme, épisodique. Pilniak est un réaliste. La seule question est celle de l’échelle de son réalisme. Or notre époque réclame une vaste échelle.

Avec la Révolution, la vie est devenue un bivouac. La vie privée, les institutions, les méthodes, les pensées, les sentiments, tout est devenu inhabituel, temporaire, transitoire, tout se sent précaire, et va même souvent jusqu’à exprimer cette précarité dans les noms. D’où la difficulté de toute démarche artistique. Ce perpétuel bivouac, ce caractère épisodique de la vie comporte en soi un élément d’accidentel, et l’accidentel porte le sceau de l’insignifiance. Prise dans la diversité de ses épisodes, la Révolution apparaît soudain comme dénuée de signification. Où est donc la Révolution ? Voilà la difficulté. Seul la surmontera celui qui saura comprendre, sentir au plus profond le sens interne de cette diversité et découvrir derrière elle l’axe de cristallisation historique. " A quoi bon des maisons solides, demandaient jadis les Vieux Croyants, puisque nous attendons la venue du Messie ? " La Révolution ne construit pas non plus de maisons solides ; pour y suppléer, elle fait déménager les gens, les entasse dans les mêmes locaux, bâtit des baraquements. Des baraquements provisoires : tel est l’aspect général de ses institutions. Cela, non pas parce qu’elle attend la venue du Messie, non pas parce que, au processus matériel de l’organisation de la vie, elle oppose son but final, mais an contraire parce qu’elle s’efforce, dans une recherche et une expérience incessantes, de trouver les meilleures méthodes pour édifier sa maison définitive. Tous ses actes sont des esquisses, des ébauches, des brouillons sur un thème donné. Il y en a eu et il y en aura encore beaucoup. Et les ébauches ratées sont beaucoup plus nombreuses que celles qui promettent une réussite. Mais toutes sont marquées par la même pensée, la même recherche. Un même but historique les inspire. " Gviu ", " Glavbum " [24] ne sont pas simplement des combinaisons de sons dans lesquelles Pilniak entend le hurlement des forces élémentaires de la Révolution ; ce sont des termes de travail (comme il y a des hypothèses de travail), termes voulus, pensés, forgés consciemment, en vue d’une édification consciente, préméditée, voulue – et voulue comme jamais auparavant dans le monde.

" Oui, dans cent ou cent cinquante ans les hommes auront la nostalgie de la Russie actuelle, y voyant les jours de la plus belle manifestation de l’esprit humain... Mais ma chaussure est éculée, et je voudrais être à l’étranger, attablé dans un restaurant, et buvant un petit whisky " (Ivan et Maria).

De même qu’un train formé de wagons à bestiaux ne peut, en raison de la confusion des mains, des pieds, des besaciers et des lumières, voir une route longue de 2.000 kilomètres, on ne peut, par la faute d’un soulier éculé et de toutes les autres dissonances et difficultés de la vie soviétique – nous dit Pilniak – voir le tournant historique qui vient de s’accomplir.

" Les mers et les plateaux ont changé de place ! Parce qu’en Russie se produisent les douleurs de l’enfantement ! Parce que la Russie est divisée en zones économiques ! Parce qu’en Russie il y a la vie ! Parce que les hautes eaux sont épaisses de terre noire ! Ceci, JE le sais. Mais ILS voient des poux dans la saleté. "

La question est posée avec précision. Ils (les philistins amers, les dirigeants déchus, les prophètes offensés, les pédants, les stupides, les rêveurs professionnels) ne voient que poux et fange, alors qu’en vérité il existe aussi les douleurs de l’enfantement, qui sont autrement importantes. Pilniak le sait. Peut-il se contenter de soupirs et de convulsions, d’anecdotes physiologiques ? Non, il veut vous faire participer à l’enfantement.

C’est une grande tâche et très difficile. Il est bon que Pilniak se soit fixé cette tâche. Mais le moment n’est pas encore venu de dire s’il en est venu à bout.

Parce qu’il craint l’anecdote, Pilniak n’a pas de thème. A vrai dire, il insinue deux ou trois thèmes, davantage même, qui voyagent en tous sens à travers le récit ; mais ce ne sont qu’allusions, sans la signification cardinale que possède généralement un thème. Pilniak désire montrer la vie actuelle dans ses rapports et son mouvement ; il la saisit bien d’une façon ou de l’autre, par des coupes en différents lieux, parce qu’elle ne ressemble nulle part à ce qu’elle a été. Les thèmes, plus exactement les possibilités de thèmes qui traversent ses récits ne sont que des échantillons de vie pris au hasard, et la vie, notons-le, est maintenant beaucoup plus pleine de sujets qu’elle ne le fut jamais auparavant. Mais le centre de cristallisation n’existe pas dans ces sujets épisodiques et parfois anecdotiques. Où se trouve-t-il donc ? C’est ici la pierre d’achoppement. L’axe invisible (l’axe de la terre est également invisible) devrait être la Révolution elle-même, autour de laquelle devrait tourner toute la vie agitée, chaotique et en voie de reconstruction. Pour que le lecteur découvre cet axe, l’auteur devrait lui-même s’en être préoccupé et, en même temps, y avoir sérieusement réfléchi.

Quand Pilniak, sans savoir qui il vise, heurte Zamiatine et autres " Insulaires ", en disant qu’une fourmi ne peut pas comprendre la beauté d’une statue de femme parce qu’elle n’y voit rien d’autre que monts et vallées quand elle court sur elle, il frappe juste et fort. Toute grande époque, que ce soit la Réforme, la Renaissance ou la Révolution, doit être acceptée comme un tout et non par tranches ou par miettes. Les masses, avec leur instinct invincible, participent toujours à ces mouvements. Chez l’individu, cet instinct atteint le niveau du concept. Ceux qui sont intellectuellement médiocres ne se trouvent cependant ni ici ni là ; trop individualistes pour partager les perceptions des masses, ils sont trop peu développés pour en avoir une compréhension synthétisée. Leur domaine, ce sont les monts et vallées sur lesquelles ils se meurtrissent, avec des malédictions philosophiques et esthétiques. Qu’en est-il à ce sujet de Pilniak ?

Pilniak scrute très habilement et avec beaucoup d’acuité une tranche de notre vie, et en cela réside sa force, car c’est un réaliste. En outre, il sait et proclame que la Russie est divisée en zones économiques, que les belles douleurs de l’enfantement ont lieu et que, dans la confusion des poux, des malédictions et des vagabonds, s’accomplit la plus grande transition de l’histoire. Pilniak doit le savoir puisqu’il le proclame. Mais l’ennui est qu’il ne fait que le proclamer, comme s’il opposait ses convictions à la réalité, fondamentale et cruelle. Il ne tourne pas le dos à la Russie révolutionnaire. Au contraire, il l’accepte et même la célèbre à sa manière. Mais il ne fait que le dire. Il ne peut pas s’acquitter de sa tâche en artiste parce qu’il ne parvient pas à l’embrasser intellectuellement. C’est pourquoi, souvent, Pilniak rompt arbitrairement le fil de sa narration pour serrer à toute vitesse les nœuds, pour expliquer (d’une façon ou d’une autre), pour généraliser (très mal) et pour orner lyriquement (quelquefois de façon magnifique et le plus souvent inutile). Toute son œuvre est marquée d’ambiguïté. Quelquefois la Révolution en constitue l’axe invisible, parfois, de façon très visible, c’est l’auteur lui-même qui gravite timidement autour de la Révolution. Tel est aujourd’hui Pilniak.

Pour ce qui est du sujet, Pilniak est provincial. Il saisit la Révolution à sa périphérie, dans ses arrière-cours, au village et surtout dans les villes de province. Sa Révolution est celle d’une bourgade. Certes, même une telle façon de l’aborder peut être vivante. Elle peut même être plus incarnée. Mais pour qu’elle le soit, elle ne doit pas s’arrêter à la périphérie. Il faut trouver l’axe de la Révolution, qui n’est ni au village ni au district. On peut aborder la Révolution par la bourgade, mais on ne peut en avoir une vision d’habitant de bourgade.

« Le conseil des Soviets d’un district – un chemin glissant – " Camarade, aide-moi à entrer " – des espadrilles – des peaux de moutons – la queue à la Maison des Soviets pour du pain, des saucisses, du tabac – Camarades, vous êtes les seuls maîtres du Conseil révolutionnaire et de la municipalité – O, Chérie, vous donnez peu, si peu ! (ceci se réfère aux saucisses) – c’est la lutte finale décisive – l’Internationale – l’Entente – le capitalisme international... »

Dans ces fragments de discussion, de vie, de discours, de saucisses et d’hymnes, il passe quelque chose de la Révolution ; une partie vitale de celle-ci est saisie par un œil pénétrant, mais comme à la hâte, en la croisant au galop. Il manque un lien entre ces fragments et le corps du récit. L’idée sur laquelle se fonde notre époque y manque. Quand Pilniak dépeint un wagon à bestiaux, on sent en lui l’artiste, l’artiste de demain, l’artiste potentiel de demain. Mais on ne sent pas que des contradictions ont été résolues, signe incontestable de l’œuvre d’art. On se retrouve tout aussi perplexe qu’avant, si ce n’est plus. Pourquoi le train ? Pourquoi le wagon à bestiaux ? En quoi sont-ils la Russie ? Personne ne demande à Pilniak de procéder, par une coupe dans la vie ou le temps, à l’analyse historique d’un wagon à bestiaux, ni même à annoncer prophétiquement vers quoi personnellement il incline. Si Pilniak avait compris ce que signifie le wagon à bestiaux et quels rapports il a avec le cours des événements, il en aurait fait profiter le lecteur. Alors que ce wagon à bestiaux qui empeste circule sans rime ni raison. Et Pilniak, qui accepte tout bonnement cela, ne fait que créer le doute dans l’esprit du lecteur.

Une des dernières grandes œuvres de Pilniak, la Tempête de Neige, montre quel grand écrivain il est. La vie désolée, insignifiante, du sale philistin provincial disparaissant au milieu de la Révolution, la routine prosaïque, figée, de la vie soviétique quotidienne, tout cela, en pleine tempête d’Octobre, est peint par Pilniak non sous forme d’un tableau ordonné mais d’une série de taches brillantes, de silhouettes bien découpées et de scènes intelligentes. L’impression générale reste toujours la même : une ambiguïté troublante.

" Olga pensait qu’une révolution ressemblait à une tempête de neige ; les gens en étaient les flocons. "

Pilniak pense la même chose, probablement sous l’influence de Blok qui accepta la Révolution comme un élément naturel, et, par tempérament, comme un élément froid ; non comme du feu, mais à la façon d’une tempête de neige. Et " les gens en étaient les flocons ". Si la Révolution n’est qu’un élément puissant sans rapport avec l’homme, d’où viennent donc les journées de la plus belle manifestation de l’esprit humain ? Et si les douleurs peuvent être justifiées, parce que ce sont les douleurs de l’enfantement, qu’est-ce qui a été effectivement enfanté ? Si vous ne répondez pas à cela, vous aurez souliers éculés, poux, sang, tempête de neige et même jeu de saute-moutons, mais pas la Révolution.

Pilniak sait-il ce qui vient au monde grâce aux douleurs de la Révolution ? Non, il ne le sait pas. Il en a certainement entendu parler (comment aurait-il pu ne pas l’entendre !), mais il n’y croit pas. Pilniak n’est pas un artiste de la Révolution, mais seulement un " compagnon de route " sur le plan de l’art. Deviendra-t-il cet artiste ? Nous ne le savons pas. La postérité parlera des " plus belles journées " de l’esprit humain. Fort bien, mais comment était Pilniak en ces jours-là ? Confus, nébuleux, ambigu. La raison n’en serait-elle pas que Pilniak a peur des événements et des hommes trop rigoureusement définis et pourvus de sens ? Pilniak néglige souvent le communiste ; il le traite avec respect, un peu froidement, parfois avec sympathie, il le néglige néanmoins. On trouve rarement chez lui un ouvrier révolutionnaire et, ce qui est plus grave, l’auteur est incapable de voir par ses yeux. Dans l’Année nue il regarde la vie par divers personnages qui sont également tous des " compagnons de route " de la Révolution, et c’est ainsi qu’on découvre que l’Armée Rouge n’existe pas pour cet artiste des années 1918-1921. Comment est-ce possible ? Les premières années de la Révolution ne furent-elles pas surtout des années de guerre où le sang s’élançait du cœur du pays vers les fronts, et ne le versa-t-on pas pendant plusieurs années en abondance ? Pendant ces années, l’avant-garde ouvrière plaça tout son enthousiasme, toute sa foi dans l’avenir, toute son abnégation, toute sa lucidité et toute sa volonté dans l’Armée Rouge. La Garde Rouge révolutionnaire des villes, à la fin de 1917 et au début de 1918, dans la lutte d’auto-défense, se déploya sur le front en divisions et bataillons. Pilniak n’y porte pas attention. Pour lui l’Armée Rouge n’existe pas. C’est pourquoi pour lui l’année 1919 est nue.

Pilniak doit cependant répondre d’une façon ou d’une autre à la question : Pourquoi tout cela ? Il doit avoir sa philosophie de la Révolution. Or voici qui nous inquiète la philosophie de l’histoire chez Pilniak est tout à fait tournée vers le passé. Ce " compagnon de route " artistique raisonne comme si la voie de la Révolution menait en arrière, non en avant. Il accepte la Révolution parce qu’elle est nationale, et elle est nationale parce qu’elle renverse Pierre le Grand et ressuscite le XVIIème siècle. Pour lui la Révolution est nationale parce qu’il regarde en arrière.

« L’Année nue », œuvre principale de Pilniak, est tout entière marquée par ce dualisme. La base, la fondation de cette œuvre est faite de tempêtes de neige, de sorcellerie, de superstition, d’esprits sylvestres, de sectes qui vivent exactement comme on vivait il y a des siècles et pour qui Pétrograd ne signifie rien. C’est en passant que " l’usine est ressuscitée ", grâce à l’activité de groupes d’ouvriers provinciaux. " N’y a-t-il pas là un poème cent fois plus grand que la résurrection de Lazare ? "

On pille la ville en 1918-1919 et Pilniak salue ce fait parce qu’il est clair qu’il n’a " que faire de Pétrograd ". D’autre part, toujours en passant, les bolchéviks, les hommes en vestes de cuir sont " le meilleur du peuple russe, amorphe et grossier. En vestes de cuir, vous ne pouvez les amollir. Cela nous le savons, cela nous le voulons ; c’est ce que nous avons décidé, et sans retour en arrière ". Mais le bolchevisme est le produit d’une culture urbaine. Sans Pétrograd, il n’y aurait pas eu de sélection au sein du " peuple grossier ". Les rites de sorcières, les chants populaires, les mots séculaires d’une part, et fondamentaux. Le " gviu, le glavbum, le guvaz ! O quelle tempête de neige ! Comme c’est tumultueux ! comme c’est bon ! " d’autre part. Tout cela est bel et bon, mais ne se rejoint pas, et, au fond cela n’est pas si bon.

La Russie est sans doute pleine de contradictions, même extrêmes. A côté des incantations de sorcières se trouve le glavbum. Parce que les petits hommes de la littérature dédaignent cette nouvelle création du langage, Pilniak répète : " Guvuz, Glavbum... Ah ! Comme c’est bien ! " Dans ces mots provisoires, inhabituels, provisoires comme un bivouac ou un feu de camp au bord d’une rivière (un bivouac n’est pas une maison et un feu de camp n’est pas un âtre), Pilniak voit se refléter l’esprit de son temps. " Ah 1 comme c’est bien ! " Il est bon que Pilniak sente cela (surtout si, chez lui, c’est sérieux et durable). Mais comment parler de la ville que la Révolution (bien que née urbaine) a si gravement endommagée ? C’est ici que Pilniak échoue. Ni par l’esprit ni par le cœur il n’a décidé ce qu’il choisira dans ce chaos de contradictions. Or, il faut choisir. La Révolution a coupé le temps en deux. Bien sûr que, dans la Russie actuelle, les incantations de sorcière existent côte à côte avec le gviu et le glavbum, mais elles ne se situent pas sur le même plan historique. Le gviu et le glavbum, si imparfaits qu’ils soient, vont de l’avant, tandis que les incantations, si populaires qu’elles soient, figurent le poids mort de l’histoire. Donat, membre d’une secte est splendide. C’est un paysan trapu, un voleur de chevaux qui a des principes (il ne boit pas de thé). Lui, Dieu merci, n’a pas besoin de Pétrograd. Le bolchévik Arkhipov est également une figure bien venue. Il dirige le district et, à l’aube, il apprend le vocabulaire dans un livre. Il est intelligent, fort, et dit " fouctionne énergiquement ", mais ce qui est plus important, lui-même " fouctionne " énergiquement. Lequel des deux représente la Révolution ? Donat appartient à la légende, à la " verte " Russie, au XXVIIème siècle pris en bloc. Arkhipov au contraire, appartient au XXIème siècle, même s’il ne connaît pas bien les mots étrangers. Si Donat se révélait le plus fort, si le pieux et calme voleur de chevaux emportait à la fois le capital et la voie ferrée, ce serait la fin de la Révolution et en même temps la fin de la Russie. Le temps a été coupé en deux, une moitié est vivante, l’autre morte, et il faut choisir la moitié vivante. Pilniak est incapable de se décider, il hésite à faire son choix et, pour contenter tout le monde, il met la barbe de Pougatchov au menton du bolchévik Arkhipov. C’est du maquillage de théâtre. Nous avons vu Arkhipov, il se rase.

La sorcière Egorka dit : " La Russie est sage, en soi. L’Allemand est intelligent, mais son esprit est sot. " " Et qu’en est-il de Karl Marx ? " demande quelqu’un. " C’est un Allemand, dis-je, et par conséquent un sot. " " Et Lénine ? " " Lénine, dis-je, c’est un paysan, un bolchévik, il faut donc que vous soyez communistes... " Pilniak se cache derrière la sorcière Egorka, et il est très inquiétant que, parlant en faveur des bolchéviks, il s’exprime ouvertement alors que, parlant contre eux, il le fait dans le langage stupide d’une sorcière. Qu’est-ce qui en lui est le plus profond et le plus réel . Ce " compagnon de route " ne pourrait-il pas, à l’un des prochains arrêts, changer de train pour une direction opposée ?

Le danger politique comporte ici un danger pour l’artiste. Si Pilniak persiste à décomposer la Révolution en révoltes et en tranches de vie paysanne, il sera conduit à simplifier davantage ses méthodes artistiques. Même aujourd’hui Pilniak ne brosse pas un tableau de la Révolution, il n’en a composé que le fond et l’arrière-plan. Il a étalé la couleur à grands coups hardis, mais quel dommage si le maître décidait que le fond constitue tout le tableau ! La Révolution d’Octobre est une Révolution des villes : la Révolution de Pétrograd et de Moscou (" La Révolution se poursuit encore ", remarque, certes, Pilniak en passant). Tout le travail futur de la Révolution sera dirigé vers l’industrialisation et la modernisation de notre économie, vers la mise au point des processus et méthodes de reconstruction dans tous les domaines, vers le déracinement du crétinisme villageois, vers un façonnement de la personnalité humaine qui la rende plus complexe et plus riche. La révolution prolétarienne ne peut être complétée et justifiée, sur le plan de la technique et de la culture, que par l’électrification, et non par le retour à la chandelle, par la philosophie matérialiste d’un optimisme actif, et non par les superstitions sylvestres et un fatalisme stagnant. Il serait trop dommage que Pilniak veuille devenir le poète de la chandelle tout en ayant les prétentions d’un révolutionnaire ! Il ne s’agit pas, bien entendu, d’un danger politique – personne ne songe à entraîner Pilniak dans la politique – mais d’un très réel, très véritable danger sur le plan de l’art. Son erreur est dans sa manière d’aborder l’histoire, d’où découlent une perception fausse de la réalité et une ambiguïté criante. Cela l’écarte des aspects les plus importants du réel, le pousse à tout ramener au primitivisme, à la barbarie sociale, à une simplification des méthodes artistiques, des excès naturalistes, non courageux mais insolents car il ne leur fait pas rendre ce qu’ils pourraient donner. S’il continue dans cette voie, il aboutira (sans même s’en rendre compte) au mysticisme ou à l’hypocrisie mystique (conformément au point de départ romantique) qui serait la mort complète et définitive.

Même aujourd’hui, Pilniak exhibe son passeport romantique chaque fois qu’il se trouve en difficulté. C’est frappant chaque fois que, par exemple, il doit dire qu’il accepte la Révolution, non en termes vagues et ambigus, mais tout à fait clairement. Il procède alors aussitôt, à la manière d’André Biély, à un retrait typographique de plusieurs cadratins et, sur un ton inhabituel déclare : " n’oubliez pas, s’il vous plaît, que je suis un romantique ". Les ivrognes très souvent se font solennels, mais des gens sobres ont aussi souvent à prétendre qu’ils sont ivres pour échapper à des situations difficiles. Pilniak ne serait-il pas de ces derniers ? Quand il se qualifie avec insistance de romantique et demande qu’on n’oublie pas ce fait, n’est-ce pas le réaliste craintif et borné qui parle en lui ? La Révolution n’est en aucune façon un soulier éculé plus le romantisme. L’art de la Révolution ne consiste en aucune façon à ignorer la réalité ou à transformer par l’imagination cette dure réalité en une vulgaire " légende en cours de fabrication ", pour soi et son propre usage. La psychologie de la " légende en cours de fabrication " s’oppose à la Révolution. C’est avec elle, avec son mysticisme et ses mystifications que commença la période contre-révolutionnaire qui suivit 1905.

Accepter la révolution prolétarienne au nom d’un mensonge grossissant signifie non seulement la rejeter, mais la calomnier. Toutes les illusions sociales que les délires du genre humain ont exprimées en religion, en poésie, en morale ou en philosophie, n’ont servi qu’à tromper et aveugler les opprimés. La révolution socialiste arrache le voile des " illusions ", des " moralisations " ainsi que des déceptions humiliantes, et lave le maquillage de la réalité dans le sang. La révolution est forte dans la mesure où elle est réaliste, rationnelle, stratégique et mathématique. Est-il possible que la Révolution, celle-là même que nous avons sous les yeux, la première depuis que la terre tourne, ait besoin d’assaisonnements romantiques, comme un ragoût de chat d’une sauce de lièvre ? Laissez cela aux Biély. Qu’ils dégustent jusqu’au bout le ragoût de chat philistin à la sauce anthroposophique.

En dépit de l’importance et de la fraîcheur de la forme chez Pilniak, ses affectations irritent parce qu’elles sont fréquemment d’imitation. On comprend difficilement que Pilniak ait pu tomber dans une dépendance artistique à l’égard de Biély, voire des pires aspects de Biély. Ce subjectivisme est fatigant qui prend la forme d’interventions lyriques insensées, répétées à l’envi, tandis qu’une argumentation littéraire furieuse et irrationnelle oscille de l’ultra-réalisme aux discours psycho-philosophiques inattendus, que le texte se dispose en terrasses typographiques, et que les citations incongrues ne sont là que par association mécanique ; tout cela est superflu, ennuyeux et sans originalité. André Biély est rusé. Il dissimule les trous de son discours sous une hystérie lyrique. Biély est un anthroposophe, il a acquis de la sagesse chez Rudolf Steiner, il a monté la garde devant le temple mystique allemand en Suisse, il a bu du café et mangé des saucisses. Et comme sa mystique est maigre et pitoyable, il introduit dans ses méthodes littéraires un charlatanisme mi-conscient mi-avoué (et qui recouvre la définition exacte du dictionnaire). Plus il va, plus cela est vrai. Pourquoi Pilniak sent-il le besoin de l’imiter ? Ou se prépare-t-il lui aussi à nous enseigner la philosophie tragi-consolante de la rédemption à la sauce du chocolat Peter ? Pilniak ne prend-il pas le monde tel qu’il est dans sa matérialité et ne le considère-t-il pas en tant que tel ? D’où vient donc cette dépendance à l’égard de Biély ? A la façon d’un miroir convexe elle reflète le besoin intérieur de Pilniak de se faire une image synthétique de la Révolution. Ses lacunes l’inclinent vers Biély, ce décorateur verbal de faillites spirituelles. C’est là une pente descendante ; il serait bon pour Pilniak qu’il rejette le comportement semi-bouffon du steinerien russe et gravisse sa propre route.

Pilniak est un jeune écrivain. Néanmoins, il n’est pas un jeune. Il est entré dans la phase critique, et le grand danger pour lui réside dans une complaisance précoce. A peine avait-il cessé de donner des promesses qu’il devint un oracle. Il se prend pour un oracle, il est ambigu, il est obscur, il parle par sous-entendus, comme un prêtre. Il fait le professeur alors qu’en fait il a besoin d’étudier et d’étudier avec acharnement, parce que ses fins, sur le plan social et sur le plan de l’art, ne coïncident pas. Sa technique est instable, non maîtrisée, sa voix se brise, ses plagiats frappent l’œil. Peut-être n’y a-t-il en tout cela que d’inévitables troubles de croissance, mais à une condition : ne pas se prendre au sérieux. Car si la satisfaction de soi et le pédantisme se cachaient derrière la voix cassée, son grand talent lui-même ne le sauverait pas d’une fin sans gloire. Déjà, dans la période qui précéda la Révolution, ce fut le sort de quelques-uns de nos auteurs qui promettaient mais qui, plongeant immédiatement dans la complaisance, furent étouffés par elle. L’exemple de Léonid Andreiev devrait entrer dans les manuels destinés aux auteurs remplis de promesses.

Pilniak a du talent, les difficultés qu’il doit vaincre sont grandes. On lui souhaite d’en triompher.

LES ÉCRIVAINS RUSTIQUES
ET CEUX QUI CHANTENT LE MOUJIK

Il est impossible de comprendre, d’accepter ou de peindre la Révolution, même partiellement, si on ne la voit pas dans son intégralité, avec ses tâches historiques réelles qui sont les objectifs de ses forces dirigeantes. Si cette vue fait défaut, on passe à la fois à côté du but et de la Révolution. Celle-ci se désintègre en épisodes et anecdotes héroïques ou sinistres. On peut en donner des tableaux assez bien venus, mais on ne peut recréer la Révolution, et on ne peut, à plus forte raison, se réconcilier avec elle ; si, en effet, les privations et les sacrifices inouïs sont sans but, l’histoire est... une maison de fous.
Pilniak, Vsévolod Ivanov, Essenine semblent s’efforcer de plonger dans le tourbillon, mais sans réflexion ni responsabilité propres. Ils ne s’y fondent pas au point de devenir invisibles, chose dont il faudrait les louer, et non les blâmer. Mais ils ne méritent pas d’être loués. On les voit trop bien Pilniak, sa coquetterie et ses affectations, Vsévolod Ivanov et son lyrisme étouffant, Essenine avec sa lourde "arrogance". Entre eux et la Révolution, en tant que sujet de leur œuvre, il n’y a pas cette distance spirituelle qui assurerait le recul artistique nécessaire. Le manque de désir et de capacité, chez les " compagnons de route " littéraires, de saisir la Révolution et de se fondre en elle, sans cependant s’y dissoudre, de la comprendre non seulement comme un phénomène élémentaire mais comme un processus déterminé, n’appartient pas à chacun en propre ; c’est un trait social. La majorité des " compagnons de route " est formée d’intellectuels qui chantent le moujik. Or, l’intelligentsia ne peut accepter la Révolution en s’appuyant sur le moujik sans faire preuve de sottise. C’est pourquoi les " compagnons de route " ne sont pas des révolutionnaires, mais les innocents de la Révolution. On ne voit pas clairement avec quoi ils font bon ménage : avec la Révolution en tant que point de départ d’un persévérant mouvement en avant, ou parce qu’à certains égards elle nous a ramenés en arrière ? Car il y a suffisamment de faits à ranger dans chacune de ces deux catégories. Le moujik, comme on sait, a essayé d’accepter le " bolchévik " et de rejeter le " communiste ". Cela veut dire que le koulak, le paysan riche, en écrasant sous lui le paysan moyen, a essayé de voler à la fois l’histoire et la Révolution. Après avoir chassé le propriétaire foncier, il a voulu emporter la ville par morceaux, et montrer à l’Etat son large dos. Le koulak n’a pas besoin de Pétrograd (du moins pas au commencement) et si la capitale devient " galeuse " (Pilniak), elle ne l’a pas volé. Non seulement la pression du paysan sur le propriétaire foncier, immensément significative et inestimable par ses conséquences historiques, mais aussi la pression du moujik sur la ville constitue un élément nécessaire de la Révolution. Mais ce n’est pas toute la Révolution. La ville vit et dirige. Si on abandonne la ville, c’est-à-dire si on laisse le koulak la morceler sur le plan économique et Pilniak en faire autant sur le plan de l’art, il ne restera plus de la Révolution qu’un processus de régression plein de violence et de sang. Privée de la direction de la ville, la Russie paysanne non seulement n’atteindrait jamais le socialisme, mais elle serait incapable de tenir pendant deux mois et finirait comme engrais et comme tourbe de l’impérialisme mondial. Est-ce là une question politique ? C’est une question de réflexion sur le monde, et par conséquent une question de grand art. Il faut s’y arrêter un instant.

Il n’y a pas si longtemps, Tchoukovsky insista auprès d’Alexis Tolstoï pour qu’il se réconcilie soit avec la Russie révolutionnaire, soit avec la Russie sans la Révolution. L’argument principal de Tchoukovsky était que la Russie restait ce qu’elle a toujours été, et que le moujik russe ne troquera pas ses icônes et ses cafards contre n’importe quelle brioche historique. Tchoukovsky prouve évidemment par cette phrase qu’il existe un vaste mouvement de l’esprit national et qu’il est indéracinable. L’expérience du frère gardien d’un monastère qui retira du pain un cafard au lieu d’un raisin est étendu par Tchoukovsky à toute la culture russe. Le cafard en tant que " raisin " de l’esprit national ! Quel bas niveau de l’esprit national et, vraiment, quel mépris pour les gens ! Croit-il encore aux icônes ? Non, il n’y croit pas, sinon il ne les comparerait pas aux cafards, bien que dans l’isba, le cafard se cache volontiers derrière l’icône. Mais comme les racines de Tchoukovsky se trouvent entièrement dans le passé et que ce passé à son tour enserre le moujik moussu et superstitieux, Tchoukovsky fait du vieux cafard national qui vit derrière l’icône le principe qui le lie à la Révolution. Quelle honte et quelle infamie ! Quelle infamie et quelle honte ! Ces intellectuels ont étudié des livres (aux dépens de ce même paysan), ils ont gribouillé dans des revues, ils ont vécu à des " époques " variées, ils ont créé des " mouvements ", mais, quand la Révolution est là, ils trouvent un refuge à l’esprit national dans le coin le plus sombre de l’isba du paysan, là où vit le cafard.

Si Tchoukovsky est celui qui s’embarrasse le moins de cérémonie, tous les écrivains qui chantent le moujik tendent de même vers un nationalisme primitif qui sent le cafard. Sans doute, dans la Révolution même, on voit se dérouler des processus qui côtoient le nationalisme en plusieurs points. Le déclin économique, le renforcement du provincialisme, revanche de l’espadrille sur la chaussure, l’orgie et l’alambic clandestin, tout cela tire (on peut déjà dire : a tiré) en arrière dans la profondeur des siècles. Et parallèlement à cela, on a pu constater un retour conscient au motif " populiste " en littérature. Le grand développement des couplets de la ville chez Blok (Les Douze), les notes de chant populaire (chez Akhmatova et avec plus d’affectation chez Zvétaeva), la vague de provincialisme (Ivanov), l’insertion presque mécanique de couplets, de termes rituels dans les récits de Pilniak, tout cela a été indubitablement provoqué par la Révolution, c’est-à-dire par le fait que les masses – précisément telles qu’elles sont – se sont placées au premier plan de la vie. On peut souligner d’autres manifestations d’un " retour " au " national ", plus infimes, plus accidentelles et superficielles. Par exemple, nos uniformes militaires, bien qu’il aient quelque chose de ceux des Français et du répugnant Galliffet, commencent à rappeler la tunique moyenâgeuse et notre vieux bonnet de police. Dans d’autres domaines, la mode n’est pas encore apparue en raison de la pauvreté générale, mais il y a des raisons d’admettre l’existence d’une certaine tendance vers les modèles populaires. Au sens large du terme, la mode nous venait de l’étranger ; elle ne concernait que les classes possédantes et constituait de ce fait une nette ligne de démarcation sociale. L’avènement de la classe ouvrière comme classe dirigeante provoqua une réaction inévitable à l’emprunt de modèles bourgeois dans divers domaines de la vie quotidienne.

Il est tout à fait évident que le retour aux espadrilles, aux ficelles de tille faites à la maison et à la gnaule clandestine n’est pas une révolution sociale mais une réaction économique qui constitue le principal obstacle à la Révolution. Dans la mesure où il est question d’un tournant conscient vers le passé et vers le " peuple ", toutes ces manifestations sont extrêmement instables et superficielles. Il serait déraisonnable d’escompter qu’une nouvelle forme de littérature puisse se développer à partir d’un couplet de faubourg ou d’un chant paysan ; cela ne peut être qu’un " suintement ". La littérature rejettera les termes trop provinciaux. La tunique moyenâgeuse se voit maintenant partout pour des raisons d’économie. L’originalité de notre nouvelle vie nationale et de notre nouvel art sera beaucoup moins frappante mais beaucoup plus profonde et ne se révélera que beaucoup plus tard.

Essentiellement, la Révolution signifie une rupture profonde du peuple avec l’asiatisme, avec le XVIIème siècle, avec "la Sainte Russie", avec les icônes et avec les cafards. Elle ne signifie pas le retour à l’ère d’avant Pierre le Grand, mais au contraire une communion de tout le peuple avec la civilisation et une reconstruction des fondements matériels de la civilisation en conformité avec les intérêts du peuple. L’ère de Pierre le Grand n’a été qu’une première marche dans l’ascension historique vers Octobre et, grâce à Octobre, on ira plus loin et plus haut. En ce sens Blok a vu plus profond que Pilniak. Chez Blok, la tendance révolutionnaire s’exprime dans ces vers parfaits :

Sur la Très Sainte Russie, feu

Sur la gueuse

Miséreuse,

L’emmerdante !

Ah ! Ah ! Sans Dieu ni croix ! [25]

La rupture avec le XVIIème siècle, avec la Russie de l’isba, apparaît au mystique Blok comme une chose sainte, comme la condition même de la réconciliation avec le Christ. Sous cette forme archaïque s’exprime la pensée que cette rupture n’est pas imposée de l’extérieur, mais qu’elle résulte du développement national et correspond aux besoins les plus profonds du peuple. Sans cette rupture le peuple aurait pourri sur place. Cette même idée que la Révolution est de caractère national se trouve dans l’intéressant poème de Brioussov sur les vieilles femmes Au jour du baptême en Octobre :

Sur la place, m’a-t-on dit,

Là où le Kremlin servait de cible

Elles coupaient le fil et apportaient

Le lin frais à filer.

Qu’est, en fait, le caractère " national " ? Il faut reprendre l’abc. Pouchkine, qui ne croyait pas aux icônes et ne vivait pas avec des cafards, n’était-il pas " national " ? Biélinsky ne serait-il pas également national ? On pourrait en citer beaucoup d’autres, même en dehors des contemporains. Pilniak considère le XVIIème siècle comme "national". Pierre le Grand serait " anti-national ". Il s’ensuit que serait seul national ce qui représente le poids mort de l’évolution et d’où l’esprit de l’action s’est envolé, ce que le corps de la nation dans les siècles passés a digéré et excrété. Seuls les excréments de l’histoire seraient nationaux. Nous pensons exactement le contraire. Le barbare Pierre le Grand fut plus national que tout le passé barbu et décoré qui s’opposa à lui. Les décembristes furent plus nationaux que tous les fonctionnaires de Nicolas 1er avec son servage, ses icônes bureaucratiques et ses cafards nationaux. Le bolchevisme est plus national que les émigrés monarchistes ou autres, et Boudienny est plus national que Wrangel, quoi que puissent dire les idéologues, les mystiques et les poètes des excréments nationaux. La vie et le mouvement d’une nation s’accomplissent à travers des contradictions incarnées dans les classes, les partis et les groupements. Dans leur dynamisme, les éléments nationaux et les éléments de classe coïncident. Dans toutes les périodes critiques de son développement, c’est-à-dire dans toutes les périodes les plus chargées de responsabilités, la nation se brise en deux moitiés, et nationale est celle qui hisse le peuple sur un plan économique et culturel plus élevé.

La Révolution est issue de l’ " élément national ", mais cela ne veut pas dire que seul ce qui est élémentaire dans la Révolution soit vital et national, comme semblent le penser ces poètes qui se sont inclinés devant la Révolution.

Pour Blok, la Révolution est un élément rebelle : " Vent, Vent, dans le monde de Dieu. " Vsévolod Ivanov semble ne jamais s’élever au-dessus de l’élément paysan. Pour Pilniak, la Révolution est une tourmente de neige. Pour Kliouiev et Essenine, c’est une insurrection comme celles de Pougatchov ou de Stenka Razine. Eléments, tourmente de neige, flamme, gouffre, tourbillon. Mais Tchoukovsky, celui qui est prêt à faire la paix via le cafard, déclara que la Révolution d’Octobre n’était pas réelle parce que ses flammes sont trop peu nombreuses. Et même Zamiatine, ce snob flegmatique, a découvert une insuffisance de chaleur dans notre Révolution. Voilà toute la gamme, depuis la tragédie jusqu’au badinage. En fait, tragédie et badinage dénoncent la même attitude romantique, passive, contemplative et philistine envers la Révolution comme envers toute puissance de l’élément national déchaîné.

La Révolution n’est pas seulement une tourmente de neige. Le caractère révolutionnaire de la paysannerie est représenté par Pougatchov, Stenka Razine et en partie par Makhno [26]. Le caractère révolutionnaire des villes est représenté par le pope Gapone, en partie par Khroustalev, et même par Kerensky. Toutefois, ce n’est pas encore en fait la Révolution, c’est seulement l’émeute. La Révolution est la lutte de la classe ouvrière pour conquérir le pouvoir, pour établir son pouvoir, pour reconstruire la société. Elle passe par les sommets les plus élevés, les paroxysmes les plus aigus d’une lutte sanglante, elle reste cependant une et indivisible en son cours, de ses débuts timides jusqu’au terme idéal où l’Etat mis debout par la Révolution se dissoudra dans la société communiste.

Il ne faut pas chercher la poésie de la Révolution dans le bruit des mitrailleuses ou dans le combat des barricades, dans l’héroïsme du vaincu ou dans le triomphe du vainqueur, car tous ces moments existent aussi dans les guerres. Le sang y coule également, même avec plus d’abondance, les mitrailleuses crépitent de la même façon et on y trouve aussi des vainqueurs et des vaincus. Le pathétique et la poésie de la Révolution résident dans le fait qu’une nouvelle classe révolutionnaire devient maîtresse de tous ces instruments de lutte et qu’au nom d’un nouvel idéal pour élever l’homme et créer un homme nouveau, elle mène le combat contre le vieux monde, tour à tour défaite et triomphante, jusqu’au moment décisif de la victoire. La poésie de la Révolution est globale. Elle ne peut être transformée en menue monnaie à l’usage lyrique temporaire des faiseurs de sonnets. La poésie de la Révolution n’est pas portative. Elle est dans la lutte difficile de la classe ouvrière, dans sa croissance, dans sa persévérance, dans ses défauts, dans ses efforts réitérés, dans la cruelle dépense d’énergie que coûte la plus petite conquête, dans la volonté et l’intensité croissante de la lutte, dans le triomphe autant que dans les replis calculés, dans sa vigilance et ses assauts, dans le flot de la rébellion de masse autant que dans la soigneuse estimation des forces et une stratégie qui fait penser au jeu d’échecs. La Révolution monte avec la première brouette d’usine dans laquelle les esclaves ulcérés expulsent leur contremaître, avec la première grève par laquelle ils refusent leurs bras à leur maître, avec le premier cercle clandestin où le fanatisme utopique et l’idéalisme révolutionnaire s’alimentent de la réalité des plaies sociales. Elle monte et descend, oscillant au rythme de la situation économique, de ses hauts et de ses bas. Avec des corps saignants pour bélier, elle s’ouvre l’arène de la légalité conçue par les exploiteurs, installe ses antennes et, si besoin est, les camoufle. Elle bâtit syndicats, caisses d’assurances, coopératives et cercles d’éducation. Elle pénètre dans les parlements hostiles, fonde des journaux, fait de l’agitation et, en même temps, opère sans repos une sélection des meilleurs éléments, des plus courageux et des plus dévoués de la classe ouvrière et construit son propre parti. Les grèves s’achèvent le plus souvent en défaites ou demi-victoires ; les manifestations se signalent par de nouvelles victimes et par du sang à nouveau répandu, mais toutes laissent des traces dans la mémoire de la classe, renforcent et trempent l’union des meilleurs, le parti de la Révolution.

Elle n’agit pas sur une scène de l’histoire qui serait vide et, par conséquent, n’est pas libre de choisir ses voies et ses délais. Dans le cours des événements, elle se trouve forcée de commencer une action décisive avant d’avoir pu rassembler les forces nécessaires ; tel fut le cas en 1905. De la cime où elle est portée par l’abnégation et la clarté des buts, elle est condamnée à choir faute d’un soutien de masse organisé. Les fruits de nombreuses années d’efforts sont arrachés de ses mains. L’organisation qui semblait omnipotente est brisée, fracassée. Les meilleurs sont anéantis, emprisonnés, dispersés. Il semble que sa fin soit venue. Et les petits poètes qui vibraient pathétiquement pour elle au moment de sa victoire temporaire, commencent à faire sonner leur lyre sur le mode du pessimisme, du mysticisme et de l’érotisme. Le prolétariat lui-même semble découragé et démoralisé. Mais à la fin se trouve gravé dans sa mémoire une nouvelle trace ineffaçable. Et la défaite se révèle être un pas vers la victoire. De nouveaux efforts obligent à serrer les dents et à consentir de nouveaux sacrifices. Peu à peu l’avant-garde rassemble ses forces, et les meilleurs éléments de la nouvelle génération, éveillés par la défaite des précédentes, les rejoignent. La Révolution, saignante mais non vaincue, continue de vivre dans la haine sourde qui monte des quartiers ouvriers et des villages, décimés mais non abattus. Elle vit dans la conscience claire de la vieille garde, faible en nombre mais trempée par l’épreuve et qui, sans s’effrayer de la défaite, en dresse immédiatement le bilan, l’analyse, l’apprécie, la soupèse, définit de nouveaux points de départ, discerne la ligne générale de l’évolution et montre la voie. Cinq ans après la défaite, le mouvement jaillit à nouveau avec les eaux printanières de 1912.

Du sein de la Révolution est née la méthode matérialiste qui permet à chacun de peser les forces, de prévoir les changements et de diriger les événements. C’est le plus grand accomplissement de la Révolution et en lui réside sa poésie la plus haute. La vague des grèves s’élève selon un dessein irrésistible, et on sent d’emblée par-dessous une base de masse et une expérience plus profonde qu’en 1905. Mais la guerre, issue logique que comportait cette évolution et qui avait également été prévue, coupe la ligne de la Révolution montante. Le nationalisme submerge tout. Le militarisme tonitruant parle pour la nation. Le socialisme semble enterré à jamais. Et c’est précisément au moment où elle semble en ruine que la Révolution formule son vœu le plus audacieux la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile et la conquête du pouvoir par la classe ouvrière. Sous le grondement des chars d’assaut le long des routes et sous les vociférations, identiques dans toutes les langues, du chauvinisme, la Révolution regroupe ses forces, au fond des tranchées, dans les usines et dans les villages. Les masses saisissent pour la première fois, avec une sagacité admirable, les liens cachés des événements historiques. Février 1917 est une grande victoire pour la révolution en Russie. Pourtant cette victoire condamne en apparence les revendications révolutionnaires du prolétariat. Elle les juge funestes et sans espoir. Elle mène à l’ère de Kerensky, de Tséretelli, des colonels et lieutenants révolutionnaires et patriotes, aux Tchernov prolixes et le regard en coin, étouffants, stupides, canailles. Oh, les saintes faces des jeunes instituteurs et des scribouillards de village charmées par les notes du ténor Avksentiev ! [27] Oh, le rire profondément révolutionnaire des démocrates, qu’ils font suivre d’un fol hurlement de rage aux discours de la " petite poignée " de bolchéviks ! Pourtant la chute de la " démocratie révolutionnaire " au pouvoir était préparée par la conjonction en profondeur des forces sociales, par les sentiments des masses, par la prévoyance et l’action de l’avant-garde révolutionnaire. La poésie de la Révolution ne se trouvait pas seulement dans la montée élémentaire du flux d’octobre mais dans la conscience lucide et la volonté tendue du parti dirigeant. En juillet 1917, quand nous fûmes battus et pourchassés, emprisonnés, traités d’espions des Hohenzollern, quand nous fûmes privés d’eau et de feu, quand la presse démocratique nous enterra sous des monceaux de calomnies, nous nous sentions, quoique clandestins ou prisonniers, vainqueurs et maîtres de la situation. Dans cette dynamique prédéterminée de la Révolution, dans sa géométrie politique, réside sa poésie la plus grande.

Octobre ne fut qu’un couronnement et entraîna aussitôt de nouvelles tâches immenses, des difficultés sans nombre. La lutte qui s’ensuivit exigea les méthodes et les moyens les plus variés, depuis les folles attaques de la Garde Rouge jusqu’à la formule " ni guerre ni paix " ou à la capitulation temporaire devant l’ultimatum de l’ennemi. Mais même à Brest-Litovsk, quand nous refusâmes d’abord la paix du Hohenzollern, et, plus tard, quand nous la signâmes sans la lire, le parti révolutionnaire ne se sentait pas vaincu, mais plutôt le maître de demain. Sa diplomatie fut une pédagogie qui aida la logique révolutionnaire des événements. La réponse fut : novembre 1918. La prévision historique ne peut certes prétendre à la précision mathématique. Tantôt elle exagère, tantôt elle sous-estime. Mais la volonté consciente de l’avant-garde devient un facteur de plus en plus décisif dans les événements qui préparent l’avenir. La responsabilité du parti révolutionnaire s’approfondit et devient plus complexe. Les organisations du parti pénètrent dans les profondeurs du peuple, tâtent, évaluent, prévoient, préparent et dirigent les développements. Il est vrai que le parti, dans cette période, a battu en retraite plus souvent qu’il n’a attaqué. Mais ses reculs ne changent pas la ligne générale de son action historique. Ce sont des épisodes, les courbes de la grande route. La Nep est-elle " prosaïque " ? Bien sûr ! La participation à la Douma de Rodzianko, la soumission à la sonnette de Tchkeidzé et de Dan dans le premier Soviet, les négociations avec Von Kühlmann à Brest-Litovsk n’avaient également rien d’attrayant. Mais Rodzianko et sa Douma ne sont plus. Tchkeidzé et Dan ont été renversés, tout comme Kühlmann et son maître. La Nep est venue. Elle est venue et elle partira. L’artiste pour qui la révolution perd son arôme parce qu’elle ne fait pas disparaître les odeurs du marché Soutcharevka a la tête vide ; il est mesquin. Compte tenu de toutes les autres qualités nécessaires, seul deviendra poète de la Révolution celui qui apprendra à la comprendre dans sa totalité, à regarder ses défaites comme des pas vers la victoire, à pénétrer dans la nécessité de ses reculs, et qui sera capable de voir, dans l’intense préparation des forces pendant le reflux, le pathétique éternel de la révolution et sa poésie.

La Révolution d’Octobre est nationale en ses profondeurs. Mais elle n’est pas seulement, du point de vue national, une force. Elle est une école. L’art de la révolution doit passer par cette école. Et c’est une école très difficile.

Par ses bases paysannes, ses vastes espaces et ses ravaudages de culture, la Révolution russe est la plus chaotique et la plus informe des révolutions. Mais par sa direction, la méthode qui l’oriente, son organisation, ses buts et ses tâches, elle est la plus " exacte ", la plus planifiée et la plus achevée de toutes les révolutions. Dans la combinaison de ces deux extrêmes se trouve contenus l’âme, le caractère intime de notre révolution.

Dans sa brochure sur les futuristes, Tchoukovsky, qui a sur la langue ce que les plus prudents ont dans l’esprit, a appelé par son nom la tare fondamentale de la Révolution d’Octobre : " Superficiellement elle est violente et explosive, mais en son essence elle est calculatrice, intelligente et rusée. " Tchoukovsky et ses semblables auraient en fin de compte salué une révolution qui eût été seulement violente, uniquement catastrophique. Eux, ou leurs descendants directs, auraient sans doute fait descendre d’elle leur arbre généalogique, car une révolution qui n’eût été ni calculatrice, ni intelligente, n’aurait jamais fait son travail jusqu’au bout, elle n’aurait jamais assuré la victoire des exploités sur les exploiteurs, elle n’aurait jamais détruit la base matérielle sous-jacente à l’art et à la critique conformistes. Dans toutes les révolutions antérieures, les masses étaient violentes et explosives, mais c’est la bourgeoisie qui était calculatrice et rusée, et par là, qui récoltait les fruits de la victoire. Messieurs les esthètes, romantiques, champions de l’élémentaire, mystiques et critiques agiles auraient accepté sans difficulté une révolution dans laquelle les masses eussent fait preuve d’enthousiasme et de sacrifice, non de calcul politique. Ils auraient canonisé une telle révolution suivant un rituel romantique bien établi. Une révolution ouvrière vaincue aurait eu droit au magnanime coup de chapeau de cet art qui serait venu dans les fourgons du vainqueur. Perspective très réconfortante, en vérité ! Nous préférons une révolution victorieuse, même si elle n’est pas artistiquement reconnue par cet art qui est maintenant dans le camp des vaincus.

Herzen a dit de la doctrine de Hegel qu’elle était l’algèbre de la Révolution. Cette définition peut s’appliquer plus justement encore au marxisme. La dialectique matérialiste de la lutte des classes est la véritable algèbre de la Révolution. Sous nos yeux, en apparence, règnent le chaos, le déluge, l’informe et l’illimité. Mais c’est un chaos calculé et mesuré. Ses étapes sont prévues. La régularité de leur succession est prévue et enfermée dans des formules d’airain. Le chaos élémentaire c’est l’abîme ténébreux. Mais la clairvoyance et la vigilance existent dans la politique dirigeante. La stratégie révolutionnaire n’est pas informe à la façon d’une force de la nature, elle est aussi achevée qu’une formule mathématique. Pour la première fois dans l’histoire, nous voyons l’algèbre de la Révolution en action.

Mais ces traits fort importants – clarté, réalisme, puissance physique de la pensée, logique impitoyable, lucidité et fermeté de ligne – qui viennent non du village mais de l’industrie, de la ville, comme le dernier terme de son développement spirituel – s’ils constituent les traits fondamentaux de la Révolution d’Octobre, sont pourtant complètement étrangers aux compagnons de route. C’est pourquoi ils ne sont que des compagnons de route. Et il est de notre devoir de le leur dire, dans l’intérêt de cette même clarté de ligne et de cette lucidité qui caractérisent la Révolution.

LE GROUPE INSINUANT " CHANGEMENT DE DIRECTION "

Dans Russie, organe supposé du groupe " Changement de direction ", Lejnev attaque de toutes ses forces, qui ne sont pas bien grandes, le groupe " Changement de direction " en général. Il les accuse, non sans raison, d’une slavophilie précipitée mais tardive. Il est vrai qu’ils pèchent un peu à cet égard. L’effort que déploie le groupe " Changement de direction " pour s’apparenter à la Révolution est très louable, mais les béquilles idéologiques qu’il emploie à cette fin sont très grossièrement faites. On pourrait penser que cette campagne quelque peu inattendue de Lejnev est la bienvenue. Elle ne l’est pas. Le groupe " Changement de direction ", bien que boitant désespérément, change de couleur et semble se rapprocher de la Révolution, tandis que Lejnev, brave et plein d’audace, s’en éloigne de plus en plus. Si la slavophilie de Kloutchnikov et de Potekhine, tardive et non sérieusement méditée, l’embarrasse, ce n’est pas en tant que slavophilie, c’est en tant qu’idéologie. Il veut se libérer de toute idéologie quelle qu’elle soit. C’est ce qu’il appelle reconnaître les droits de la vie.

Tout l’article, construit avec beaucoup de diplomatie, est médité de bout en bout. L’auteur liquide la Révolution et, avec elle, en passant, la génération qui l’a faite. Il construit sa philosophie de l’histoire comme s’il s’agissait de défendre la nouvelle génération contre les vieux, contre les démocrates idéalistes, les doctrinaires, etc..., parmi lesquels Lejnev inclut également les constitutionnels-démocrates, les socialistes révolutionnaires et les mencheviks. Mais qu’est donc cette nouvelle génération qu’il prend sous son aile ? A première vue, il semble que ce soit celle qui a abruptement rejeté l’idéologie démocratique et toutes ses fictions, qui a établi le régime soviétique et qui, bien ou mal, dirige, jusqu’à nouvel ordre, la Révolution. C’est ce qui apparaît d’abord, et Lejnev suggère cette impression par un détour psychologique habile : en s’y prenant ainsi il lui est facile de capter la confiance du lecteur pour le mieux manipuler ensuite. Dans la seconde partie de l’article, ce ne sont pas deux mais trois générations qui apparaissent : celle qui a préparé la Révolution mais qui, conformément à la règle, s’est révélée incapable de la mener à terme ; celle qui en a incarné les aspects "héroïques" et "destructeurs" ; la troisième, enfin, est appelée non à détruire la loi mais à la faire descendre dans les faits. Cette génération est caractérisée d’une manière plutôt vague, mais d’autant plus insinuante. Ce sont les forts, les constructeurs sans préjugés et qui ne s’embarrassent de rien. De l’avis de Lejnev, une quelconque idéologie est superflue. La Révolution, figurez-vous, de même que la vie en général, "ressemble à une rivière qui coule, à un oiseau qui chante, et n’est pas en soi téléologique". Cette vulgarité philosophique est accompagnée de clins d’yeux à l’usage des théoriciens de la Révolution, de ceux qui croient à une doctrine théorique et qui visent des buts définis ou des tâches créatrices. D’ailleurs, que signifie : la vie " en soi" n’est pas téléologique, elle coule comme une rivière ? De quelle vie est-il ici question ? S’il s’agit du métabolisme physiologique, c’est plus ou moins vrai, encore que l’homme ait recours à une certaine téléologie sous forme de l’art culinaire, de l’hygiène, de la médecine, etc... En cela sa vie n’est pas une rivière qui coule. En outre, la vie consiste en quelque chose de plus élevé que la physiologie. Le travail humain, cette activité qui distingue l’homme de l’animal, est tout à fait téléologique ; en dehors de dépenses d’énergie rationnellement dirigées il n’y a pas de travail. Et le travail a sa plaie dans la vie humaine. L’art, même le plus " pur ", est tout à fait téléologique ; s’il rompt avec de grands buts, que l’artiste s’en rende compte ou non, il dégénère en un simple jeu. La politique est de la téléologie incarnée. Et la Révolution est de la politique condensée, qui met en action des masses de plusieurs millions d’êtres humains. Comment la Révolution est-elle donc possible sans téléologie ?

En relation avec ce que nous venons de dire, l’attitude de Lejnev à l’égard de Pilniak est intéressante au plus haut point. Lejnev déclare que Pilniak est un véritable artiste, presque le créateur de la Révolution sur le plan de l’art. " Il l’a sentie, il l’a portée et il la porte en lui, etc... " On a tort, dit Lejnev, d’accuser Pilniak de dissoudre la Révolution dans l’élémentaire. En cela même se découvre la puissance de Pilniak comme artiste. Pilniak " a compris la Révolution non de l’extérieur, mais du dedans, il lui a donné du dynamisme, il a dévoilé sa nature organique ". Que veut dire l’expression " comprendre la Révolution du dedans " ? Il semblerait que cela consiste à la regarder avec les yeux de ce qui constitue sa force dynamique la plus grande, la classe ouvrière, son avant-garde consciente. Et que signifie regarder la Révolution de l’extérieur ? Cela signifie considérer la Révolution seulement comme une force de la nature, un processus aveugle, une tempête de neige, un chaos de faits, de gens et d’ombres. Voilà ce que signifie la regarder de l’extérieur. Et c’est bien de cette manière que Pilniak la regarde.

Contrairement à nous, qui pensons de manière schématique, Pilniak aurait, paraît-il, donné une "synthèse artistique de la Russie et de la Révolution". Mais de quelle manière une " synthèse " de la Russie et de la Révolution est-elle possible ? La Révolution est-elle donc venue de l’extérieur ? La Révolution n’est-elle pas propre à la Russie ? Est-il possible de les séparer, puis d’opposer la Russie à la Révolution, et ensuite de les synthétiser ? Cela équivaut à parler d’une synthèse de l’homme et de son âge ou d’une synthèse de la femme et de l’accouchement. D’où provient cette monstrueuse combinaison de mots et d’idées ? Elle vient précisément du fait que la Révolution est abordée de l’extérieur. La Révolution pour eux, est un événement gigantesque mais inattendu. La Russie n’est pas la Russie réelle, avec son passé et l’avenir qu’elle portait en elle, mais la Russie traditionnelle et reconnue qui se trouvait déposée dans leur conscience conservatrice, laquelle n’accepte pas la Révolution qui s’est abattue sur eux. Et ces gens s’efforcent par la logique et la psychologie, et ce peut être un très grand effort, de " synthétiser " Russie et Révolution sans mettre à mal leur économie spirituelle. Un artiste comme Pilniak, avec ses défauts et faiblesses, est précisément fait pour eux. Rejeter la téléologie révolutionnaire, c’est en réalité réduire la Révolution à une révolte paysanne éphémère. C’est de cette façon, consciente ou inconsciente, que la majorité de ces écrivains que nous avons appelés " compagnons de route " abordent la Révolution. Pouchkine a dit que notre mouvement national était une révolte, irrationnelle et cruelle. Evidemment, c’est la définition d’un noble, mais, dans les limites du point de vue d’un noble, elle est profonde et juste. Aussi longtemps que le mouvement révolutionnaire conserve son caractère paysan, il est " non téléologique " pour employer la phrase de Lejnev, ou " irrationnel " si on préfère celle de Pouchkine. Dans l’histoire, la paysannerie ne s’est jamais élevée de manière indépendante à des buts politiques généraux. Les mouvements paysans ont donné un Pougatchov ou un Stenka Razine, et réprimés à travers toute l’histoire, ils ont servi de base à la lutte d’autres classes. Il n’y a jamais eu nulle part une révolution purement paysanne. Quand une paysannerie se trouvait dépourvue de direction, donnée par la démocratie bourgeoise dans les anciennes révolutions, par le prolétariat chez nous, son élan ne faisait que frapper et ébranler le régime existant, sans jamais aboutir à une réorganisation conçue d’avance. Une paysannerie révolutionnaire n’a jamais été capable de créer un gouvernement. Dans sa lutte, elle a créé des guérillas mais jamais une armée révolutionnaire centralisée. C’est pourquoi elle a subi des défaites. Combien significatif est le fait que presque tous nos poètes révolutionnaires retournent à Pougatchov et à Stenka Razine, Vassili Kamensky étant le poète de Stenka Razine, Essenine celui de Pougatchov ! Il n’est certes pas mauvais que ces poètes soient inspirés par ces moments dramatiques de l’histoire russe, mais il est mauvais et criminel qu’ils ne puissent aborder la Révolution actuelle autrement qu’en la décomposant en révoltes aveugles, en soulèvements élémentaires, et qu’ils effacent ainsi cent ou cent cinquante années de l’histoire russe, comme si elles n’avaient jamais été. Comme dit Pilniak, " la vie du paysan est connue : manger pour travailler, travailler pour manger, et, en outre, naître, engendrer et mourir ". Bien sûr, c’est une vulgarisation de la vie paysanne. Toutefois, du point de vue de l’art, c’est une vulgarisation légitime. Car qu’est notre Révolution sinon une furieuse insurrection au nom de la vie consciente, rationnelle, réfléchie, et marchant de l’avant, contre l’automatisme élémentaire, dépourvu de sens, biologique de la vie, c’est-à-dire contre les racines paysannes de la vieille histoire russe, contre son absence de but (son caractère non téléologique), contre sa " sainte " et idiote philosophie à la Karataiev ? Si nous retirions cela à la Révolution, elle ne vaudrait pas les chandelles qui furent brûlées pour elle et, comme on le sait, on brûla pour elle beaucoup plus que des chandelles.

Cependant, ce serait calomnier non seulement la Révolution mais aussi le paysan, que de voir chez Pilniak ou, plus encore, chez Lejnev, la véritable manière pour le paysan de considérer la Révolution. En fait, notre grande conquête historique réside dans le fait que le paysan lui-même, avec gaucherie, presque comme un ours, stoppé dans sa marche ou même reculant, se sépare de l’ancienne vie, irrationnelle et dépourvue de sens, et se trouve graduellement entraîné dans la sphère de la reconstruction consciente. Il faudra des décennies avant que la philosophie de Karataiev soit brûlée et ne laisse pas même de cendres, mais ce processus a déjà commencé et bien commencé ! Le point de vue de Lejnev n’est pas celui du paysan, c’est le point de vue d’un intellectuel philistin embusqué dans le dos du paysan d’hier parce qu’il veut cacher son propre dos d’aujourd’hui. Ce n’est pas très artistique.

LE " NÉO-CLASSICISME "

L’artiste, voyez-vous, est un prophète. Les œuvres d’art sont faites de pressentiments ; il s’ensuit que l’art antérieur à la Révolution est l’art réel de la Révolution. Dans le recueil Chipovnik (L’Eglantier) rempli d’idées réactionnaires, cette philosophie est formulée par Mouratov et par Efros, chacun à sa manière, mais leurs conclusions sont les mêmes. Il est indiscutable que la guerre et la révolution ont été préparées par certaines conditions matérielles et dans la conscience des classes. Il est également indiscutable que cette préparation s’est reflétée de différentes manières dans les œuvres d’art. Mais c’était un art antérieur à la Révolution, l’art de l’intelligentsia bourgeoise languissante d’avant l’orage. Alors que nous, nous parlons de l’art de la Révolution, créé par la Révolution, d’où il tire ses nouveaux " pressentiments " et que maintenant il nourrit à son tour. Cet art n’est pas derrière nous, mais devant nous.

Les futuristes et les cubistes qui régnèrent presque sans partage pendant les premières années de la Révolution (mais c’était, du point de vue de l’art, un désert) ont été expulsés de leurs positions. Ce n’est pas seulement parce que le budget soviétique s’est trouvé réduit, mais parce qu’ils n’avaient pas, et que par nature ils ne pouvaient même pas avoir de ressources suffisantes pour résoudre leurs vastes problèmes artistiques. Maintenant, nous entendons dire que le classicisme est en marche. Qui plus est, nous entendons dire que le classicisme est l’art de la Révolution. Plus encore, que le classicisme est " l’enfant et l’essence de la Révolution " (Efros). Ce sont des notes évidemment très allègres. Il est étrange pourtant que le classicisme se souvienne de sa parenté avec la Révolution après quatre années de réflexion. C’est une prudence classique. Mais est-il vrai que le néo-classicisme d’Akhmatova, de Verkhovsky, de Léonid Grosman et d’Efros soit " l’enfant et l’essence de la Révolution " ? En ce qui concerne " l’essence " c’est aller trop loin. Mais le néo-classicisme n’est-il pas un " enfant de la Révolution " au sens où l’est la Nep ? Cette question peut sembler inattendue et même hors de propos. Cependant, elle est tout à fait à sa place. La Nep a trouvé un écho sous la forme du groupe " Changement de direction ", et on nous apprend la bonne nouvelle que les théoriciens du changement acceptent " l’essence " de la Révolution. Ils veulent renforcer ses conquêtes et les ordonner ; leur mot d’ordre est le " conservatisme révolutionnaire ". Pour nous, la Nep est un tournant de la trajectoire révolutionnaire qui, dans l’ensemble, s’élève ; pour eux, c’est la trajectoire tout entière qui effectue un tournant. Nous considérons que le train de l’histoire vient juste de partir et que l’on procède à un bref arrêt pour prendre de l’eau et faire monter la pression. Ils pensent au contraire qu’il faut s’en tenir à cet état de repos maintenant que le désordre du mouvement s’est arrêté. La Nep a produit le groupe " Changement de direction " et c’est grâce à la Nep que le néo-classicisme se veut "l’enfant de la Révolution ". " Nous sommes vivants ; dans nos artères le pouls bat fort ; en harmonie avec le rythme du jour qui vient ; nous n’avons perdu ni le sommeil ni l’appétit, parce que le passé s’en est allé. " C’est très bien dit. Peut-être même un peu mieux que l’auteur lui-même ne le voulait. Des enfants de la Révolution qui, vous le voyez, n’ont pas perdu l’appétit parce que le passé s’est enfui ! Des enfants qui ont de l’appétit, on ne peut s’empêcher de le dire. Mais la Révolution ne se satisfait pas si aisément de ces poètes qui, en dépit de la Révolution, n’ont pas perdu le sommeil et n’ont pas passé les frontières. Akhmatova a écrit quelques lignes vigoureuses pour dire pourquoi elle n’est pas partie. Il est très bon qu’elle ne soit pas partie. Mais Akhmatova elle-même pense à peine que ses chants sont ceux de la Révolution, et l’auteur du manifeste néo-classique est beaucoup trop pressé. Ne pas perdre le sommeil à cause de la Révolution, ce n’est pas la même chose que connaître son " essence ". Le futurisme – il est vrai – n’a pas maîtrisé la Révolution, mais il possède une tension intérieure qui, en un certain sens, est parallèle à elle. Les meilleurs des futuristes étaient tout feu tout flamme et peut-être le sont-ils encore. Le néo-classicisme, lui, se contente de ne pas perdre l’appétit. Il est en fait très près du groupe " Changement de direction ", ce beau-frère de la Nep.

Et c’est naturel, après tout. Alors que le futurisme, attiré par la dynamique chaotique de la Révolution, cherchait à s’exprimer dans le dynamisme chaotique des mots, le néoclassicisme exprime le besoin de paix, de formes stables et d’une ponctuation correcte. C’est ce que le groupe " Changement de direction " appellerait du " conservatisme révolutionnaire ".

MARIETTE CHAGUINIAN

Il est clair maintenant que l’attitude bienveillante et même "sympathique" de Mariette Chaguinian à l’égard de la Révolution prend sa source dans la moins révolutionnaire, la plus asiatique, la plus passive, la plus chrétiennement résignée des conceptions du monde. Le récent roman de Chaguinian, Notre Destinée, sert de note explicative à ce point de vue. Tout y est psychologie, voire psychologie transcendantale, avec des racines qui se perdent dans la religion. On y trouve des caractères "en général", de l’esprit et de l’âme, de la destinée nouménale et de la destinée phénoménale, des énigmes psychologiques partout, et, afin que cet amoncellement ne semble pas trop monstrueux, le roman se situe dans un asile pour psychopathes. Voici le très magnifique professeur, un psychiatre à l’esprit très fin, le plus noble des maris et des pères, et le moins courant des chrétiens ; l’épouse est un peu plus simple, mais son union avec son mari sublimée dans le Christ est totale ; la fille tente de se rebeller, mais plus tard s’humilie au nom du Seigneur. Un jeune psychiatre, confident supposé de ce récit, s’accorde entièrement avec cette famille. Il est intelligent, doux et pieux. Il y a aussi un technicien au nom suédois, exceptionnellement noble, bon, sage dans sa simplicité, tout rempli de patience, et soumis à Dieu. Il y a le prêtre Léonid, exceptionnellement avisé, exceptionnellement pieux et, bien sûr, comme sa vocation le lui commande, soumis à Dieu. Tout autour d’eux : des fous ou des demi-fous. C’est par eux qu’on apprécie la compréhension et la profondeur du professeur et, d’autre part, la nécessité d’obéir à Dieu qui n’est pas parvenu à créer un monde sans fous. Voici qu’arrive un autre jeune psychiatre. Il est athée celui-là, mais évidemment, il se soumet aussi à Dieu. Ces personnes discutent entre elles pour savoir si le professeur croit au diable ou considère le mal comme impersonnel, et ils seraient plutôt enclins à se passer du diable. On voit sur la couverture : " 1923, Moscou et Pétrograd. " Voilà un vrai miracle !

Les héros de Mariette Chaguinian, subtils, bons et pieux, ne provoquent pas la sympathie mais une totale indifférence qui, parfois, se transforme en nausée : en dépit de l’intelligence évidente de l’auteur, et à cause de tout ce langage bon marché, de cet humour vraiment provincial. Même les figures pieuses et soumises de Dostoïevsky comportent une part de fausseté, car on sent qu’elles lui sont étrangères. Il les a créées en grande partie contre lui-même, parce qu’il était passionné et avait mauvais caractère en toute chose, y compris en son christianisme perfide. Mariette Chaguinian elle, semble très bonne, bien que d’une bonté ménagère. Elle a enfermé l’abondance de ses connaissances et sa pénétration psychologique extraordinaire dans le cadre de son point de vue ménager. Elle-même le reconnaît et le dit ouvertement. Mais la Révolution n’est pas du tout un événement ménager. C’est pourquoi la soumission fataliste de Mariette Chaguinian jure si crûment avec l’esprit et la signification de notre époque. Et c’est pourquoi ses créatures très sages et très pieuses puent, si vous me passez le terme, la bigoterie.

Dans son journal littéraire, Mariette Chaguinian parle de la nécessité de lutter pour la culture partout et toujours. Si les gens se mouchent avec leurs doigts, apprenez-leur à se servir d’un mouchoir. C’est juste et audacieux, surtout aujourd’hui où la vraie masse du peuple commence à reconstruire sciemment la culture. Mais le prolétaire semi-analphabète qui n’est pas habitué à un mouchoir (il n’en a jamais possédé un), qui en a fini une fois pour toutes avec l’idiotie des commandements divins, et qui cherche à construire des rapports humains justes, est infiniment plus cultivé que ces éducateurs réactionnaires des deux sexes qui se mouchent philosophiquement le nez dans leur mouchoir mystique, compliquant ce geste inesthétique d’artifices artistiques très complexes, et d’emprunts déguisés et peureux à la science.

Mariette Chaguinian est contre-révolutionnaire par nature. C’est son christianisme fataliste, son indifférence domestique à tout ce qui ne relève pas du ménage qui lui font accepter la Révolution. Elle a simplement changé de siège, passant d’une voiture dans une autre, avec ses bagages à main et son tricot artistico-philosophique. Elle croit avoir conservé ainsi plus sûrement son individualité. Mais pas un fil de son tricot ne révèle cette individualité.

Notes

[22] Chaussons de tille.

[23] Ce groupe tira son nom de celui du moine Sérapion, personnage d’Hoffmann.

[24] Abréviations dénommant des institutions de l’Etat soviétique (direction des industries papetières, etc...).

[25] Les Douze, traduction française de Y. Sidersky (1923).

[26] Makhno, célèbre chef de partisans anarchistes pendant la Révolution et la guerre civile. Gapone, prêtre qui dirigea la grande manifestation ouvrière du 9 janvier 1905, devant le Palais d’hiver à Saint-Pétersbourg, manifestation dispersée à coups de fusils, et qui constitua le début de la Révolution de 1905. Khroustalev, avocat sans parti qui, en 1905, présida pendant quelque temps, avant Trotsky, le Soviet de Saint-Pétersbourg.

[27] Avksentiev : dirigeant du parti socialiste-révolutionnaire. Il représenta ce parti au Soviet de Pétersbourg en 1905. En juillet 1917, comme ministre de l’Intérieur de Kérensky, il fit arrêter Trotsky.

L’espérance au conditionnel des compagnons de route (1920-1939) Hélène Baty-Delalande

La notion d’écrivain « compagnon de route » (poputchik) apparaît en 1923 dans l’ouvrage de Trotski, Littérature et révolution. Ce dernier désigne ainsi les représentants d’un « art de transition », entre « art bourgeois » et « art nouveau ». Ni « carriéristes littéraires », ni « convertis », ils ont accepté la révolution, mais « l’idéal communiste leur est étranger » ; « inquiets et instables », ils proposent un « nouveau populisme soviétique », dont les perspectives politiques demeurent inabouties. Enfin, indique Trotski, « pour un “compagnon de route”, la question se pose toujours de savoir jusqu’où il suivra1 ». Une sympathie ambiguë à l’égard de la révolution, un engagement insuffisant, un enthousiasme superficiel, des œuvres parfois irrécupérables : les ambivalences axiologiques de ce que désigne l’expression « compagnon de route », du point de vue communiste, sont déjà présentes. Cela n’empêchera pas sa large diffusion, en France, dès les années 1924-1925. Le terme se banalise, au point qu’on le retrouve dans une acception élargie dans le Second manifeste du surréalisme2 (1929). Il est omniprésent en 1936, à l’heure du grand rassemblement antifasciste, dans la presse, les revues littéraires, les correspondances, et donne son titre à un ouvrage de Romain Rolland qui rassemble des essais littéraires consacrés à de grandes figures tutélaires (Shakespeare, Goethe, Gobineau, Renan, Spitteler, Hugo, Tolstoï et Lénine)3. Le « compagnon de route » intellectuel n’est pas un simple « sympathisant » ; il joue à être un « camarade », rêve de fraternité, mais il n’adhère pas au Parti et reste un profane. Entre la revendication d’une foi partagée et l’insuffisance d’un engagement individuel, sa posture est fragile, parfois précieuse, souvent suspecte.

• 4 David Caute, Les Compagnons de route 1917-1968 [1973], Paris, Robert Laffont, 1979.

• 5 Michael David-Fox invite ainsi à sortir des catégories stériles de la trahison et de l’aveuglement, (...)

De l’insuffisance, dans la perspective communiste, à l’irresponsabilité et à l’aveuglement coupable, dans la perspective opposée : les compagnons de route ont entretenu la grande illusion meurtrière du communisme soviétique, d’autant plus efficacement qu’ils affectaient une certaine indépendance à l’égard de l’URSS et du Parti communiste. Rares étaient les contemporains qui, à gauche, criaient casse-cou, mais les condamnations rétrospectives des compagnons de route de l’entre-deux-guerres abondent, tels les travaux de David Caute4, par exemple. Les historiens tentent désormais d’échapper à cette obsession de la culpabilité et de l’aveuglement politique des intellectuels5. Certes, la fascination pour l’URSS et, à partir de 1932, la conviction très largement partagée que la lutte contre le fascisme passait par le rapprochement avec les Soviétiques peuvent sembler déraisonnables, sinon coupables à l’heure où l’URSS instituait un système concentrationnaire pour asseoir son pouvoir étatique. Mais il faut faire la part d’un enthousiasme souvent raisonné et de mythologies opérantes face à un dilemme tragique : le rêve de l’action, la conviction d’un rôle social de l’écrivain, la tentation intime de l’engagement, le renoncement douloureux à certaines formes
d’indépendance et de sincérité, sans doute, au nom d’idéaux collectifs.

• 6 Pour Jeanyves Guérin : « Le communisme, le marxisme et l’URSS sont inscrits dans le double héritage (...)

Le rapprochement d’écrivains de bonne volonté des mouvances communistes n’est pas une spécificité française ; le Congrès international pour la défense de la culture de 1935 en est une preuve éclatante. S’ils partagent avec les autres intellectuels européens le souvenir cuisant de la Grande Guerre et une vision ambivalente de la Russie, mêlant espérance, condescendance et clichés, les compagnons de route français sont tributaires d’une forme de romantisme révolutionnaire, hérité de l’Histoire nationale6, et cultivent une vision messianique de l’écrivain. Parallèlement, de Jaurès à Vaillant-Couturier, le Parti communiste français est particulièrement marqué par une culture intellectuelle qui résiste à la bolchevisation des années 1920, d’autant plus que les théories marxistes restent mal connues jusqu’au milieu des années 1930, et que la doctrine du Parti est alors quelque peu flottante. La politique culturelle du Parti elle-même concorde assez mal avec la ligne de Moscou, comme en témoignent les égards accordés à Barbusse jusqu’à sa mort, en 1935, malgré la condamnation de ses positions par l’URSS dès 1930. Même pendant la période de repli sectaire du PCF, de 1923 à 1934, les relations avec les écrivains sympathisants sont caractérisées par une certaine souplesse – mieux vaut être compagnon de route que dissident.

• 7 Lettre à Bloch du 11 novembre 1934, citée par Wolfgang Klein, Pour la défense de la culture, op. ci (...)

• 8 Henri Barbusse, présentation de l’initiative du Congrès, Monde, no 330, 4 avril 1935, p. 3, repris (...)

La diversité des parcours et le foisonnement des convictions ne permettent pas d’élaborer un modèle de compagnon de route à la française. À des cheminements personnels, à des drames intérieurs, parfois, se surimposent des structures, des réseaux, des lieux, au sens le plus large du terme : revues, manifestes et pétitions, congrès, voyages en URSS. De l’autre côté de la barrière, Barbusse évoque des « intellectuels en présence de la situation du monde7 », antifascistes, anticapitalistes ; une présence, donc, en deçà d’une adhésion, qui est déjà une prise de risques, un engagement aux modalités complexes, réticent et fasciné. Les espérances sont vagues, si l’ennemi est clairement identifié : le vieux monde bourgeois et ses valeurs réactionnaires, le militarisme, le capitalisme, le fascisme. La sympathie à l’égard de la révolution soviétique, et souvent de l’URSS elle-même, est une évidence ; c’est l’adhésion au Parti qui ne l’est pas. Le compagnon de route veut bien être un « travailleur de l’esprit », il rêve sans doute de « prendre place, de plus en plus consciemment, dans le grand drame collectif8 », mais il résiste à l’enrégimentement dans le Parti.

Du Congrès de Tours à la fondation de l’Association des écrivains et des artistes révolutionnaires (AÉAR), en 1932, le PCF est un parti à l’audience relativement faible ; rares sont ceux qui croient encore à la possibilité d’une révolution prolétarienne en France à brève échéance depuis l’échec allemand. Peu d’intellectuels choisissent d’y adhérer, comme Barbusse qui entre au Parti en 1923, par pacifisme, lors de l’occupation de la Ruhr. Il y a bien sûr, en 1927-1928, les adhésions des surréalistes, Breton, Éluard, Péret, Aragon, Unik, et celles de quelques philosophes, Politzer, Raymond Lefèbvre, Nizan ; ces adhésions entérinent une révolte absolue, elles sont essentiellement contestataires, et le malentendu ne tardera pas à être manifeste dans le cas des surréalistes. Ce n’est qu’au début des années 1930 qu’Aragon et Nizan auront la stature de grands écrivains communistes ; jusque-là, l’adhésion au PCF ne concerne aucun écrivain de premier plan. Qu’il s’agisse des clartéistes, des surréalistes, de Barbusse lui-même, tous partagent une foi mystique dans la révolution, une très médiocre connaissance du marxisme et une position assez libre à l’égard des contraintes partisanes.

• 9 Voir l’éditorial de Jacques Rivière dans la NRF du 1er juin 1919, où il évoque la nécessité d’une r (...)

• 10 Georges Duhamel, Europe, no 1, février 1923, p. 114-117.
• 11 René Arcos, ibid., p. 102-113.

• 12 Extrait de la déclaration d’intention pour la nouvelle rubrique « Chronique des idées », Europe, no(...)

• 13 « Il est également possible de trahir les devoirs honorables de l’esprit pour embrasser le parti te (...)

• 14 Emmanuel Berl, « Les littérateurs et la révolution », Europe, no 73, janvier 1929, p. 48.

• 15 Jean Guéhenno, « Âme, ma belle âme » [Europe, no 95, novembre 1930], Conversion à l’humain, Paris, (...)

Entre les compromissions de Clarté et de Monde, et le désintéressement revendiqué de la NRF, hantée par le spectre d’une contamination, voire d’une stérilisation de l’art par le politique9, la revue Europe incarne une voie moyenne et défend l’idée d’une vocation sociale et politique de l’écrivain. On y croit à la « mission du poète10 », pour établir la fraternité entre les peuples, on y rêve d’une « patrie européenne11 ». Mais la doctrine reste floue, en deçà de la revendication d’une proximité avec le communisme : c’est un regroupement « entre hommes de bonne volonté pour résister aux doctrines d’autorité, dénoncer les artifices qui prolongent l’antique oppression des esprits, signaler les chemins non frayés où s’engage la recherche humaine et définir peu à peu l’idéal nouveau12 ». Après la parution de La Trahison des clercs (1927) de Benda, Europe prend activement part au débat sur la vocation de l’écrivain, à travers la prépublication des ouvrages de Berl et les chroniques de Guéhenno et Jean-Richard Bloch. Ces textes forment une constellation, entre les deux pôles formés par la mystique de l’esprit, chez Benda, et l’engagement dans l’action et dans le Parti, chez Nizan13. Berl cherche à penser le rapport nécessaire au politique – penser sur le communisme, en particulier, mais non penser avec : « Le clerc est gêné par la politique, non dans la mesure où il la pense, mais dans la mesure où il ne la pense pas, où il n’accomplit pas sur elle le travail qu’il accomplit sur les autres objets que l’expérience lui propose14. » De 1928 à 1932, avec Caliban parle et une série d’articles parus dans Europe, en partie repris dans Conversion à l’humain, Guéhenno tente de définir le devoir moral et politique des écrivains, sans référence directe au PCF, ni même à l’URSS. Il songe au peuple des « mangeurs de pain » et à des idées vivantes : « Les seuls engagements qui engagent sont ceux qu’on prend à l’égard des hommes et des dieux vivants, et il faut accepter d’être par eux détruit15. » Quant à Bloch, il médite sur le devenir de l’humanisme, à l’heure où le peuple devient des « masses » et où les mythes collectifs se figent en idéologies.
7La correspondance échangée par Romain Rolland et Jean Guéhenno témoigne du fragile équilibre de la position de la revue à l’égard du communisme et de l’URSS. Le 20 août 1929, Rolland condamne le sectarisme du Parti communiste, incapable de condamner les injustices subies par les Géorgiens ou de reconnaître l’antifascisme de non-communistes, et proteste de son attachement aux libertés, indépendamment du Parti communiste :

• 16 Romain Rolland, L’Indépendance de l’esprit. Correspondance avec Jean Guéhenno de 1919 à 1944, Paris (...)
Nous ne sommes qu’une poignée, dans le monde, qui ayons l’amour et le culte de la liberté – pas seulement en nous – mais chez les autres (fussent-ils nos ennemis). Cette poignée seule aurait le droit de lancer un : – « J’accuse ! » – que, seul, l’avenir entendra. Je refuse ce droit aux partis de gauche ou de droite et surtout aux communistes16.

• 17 Voir par exemple, dans cette même correspondance, la lettre du 2 octobre 1929, p. 69-70.

• 18 Lettre de Guéhenno à Rolland du 9 février 1931 : « Je suis assiégé par des agents des Soviets, qui (...)

• 19 Rolland propose le 7 août 1931, pour qu’Europe reste « la seule grande revue intellectuelle et soci (...)

• 20 Recension de Mort de la pensée bourgeoise (Emmanuel Berl, Paris, Grasset, 1929) dans Europe, no 79, (...)

Mais tout au long des années 1920 et 1930, il attache une très grande attention à toute menace contre l’URSS, et en particulier aux alliances militaires qui excluent la Russie17. Progressivement, la revue devient le « compagnon de route », non pas d’un parti, mais de cette nation lointaine qui incarne le rêve de tous ; il y a urgence à témoigner en faveur de l’URSS, d’abord pour sauver la paix, puis pour sauver ce modèle émergent d’une nouvelle société radieuse. Le dilemme devient de plus en plus aigu : les valeurs intellectuelles par excellence, depuis la scène inaugurale de l’affaire Dreyfus – sans cesse évoquée au tournant des années 1920 –, que sont la liberté et la vérité sont sans cesse mises à l’épreuve. Y a-t-il une propagande légitime18 ? Comment esquiver le Parti dans la défense et l’illustration du communisme soviétique19 ? Certains, à la revue, suggèrent qu’il est temps de se rapprocher de ceux qui incarnent l’idée communiste en France, à l’image de Chamson : « la Révolution, sur le plan concret, suppose des liens, des fidélités envers certains hommes, avec certains groupes d’hommes contre d’autres20 ».

• 21 France a publié « Pour la Révolution russe. Appel au prolétariat », dans l’Humanité du 14 juillet 1 (...)

• 22 Voir David James Fisher, Romain Rolland and the Politic of Intellectual Engagement, Berkeley, Unive (...)

• 23 L’Humanité, 26 juin 1919 (repris dans Clarté et L’Art libre, 1er juillet 1919).

• 24 Henri Massis, « Pour un parti de l’Intelligence », Le Figaro, 19 juillet 1919.

• 25 Romain Rolland, « Lettre ouverte à Henri Barbusse », L’Art libre, janvier 1922, p. 1.

Avec Anatole France – figure respectée de la gauche intellectuelle, dreyfusard, socialiste, mais sans doute d’un autre temps21 –, Rolland est l’un des seuls grands écrivains français à reconnaître la révolution d’Octobre22. Il se refuse cependant à tout engagement communiste, fidèle à sa « déclaration d’indépendance de l’esprit23 » – en laquelle Massis avait cru voir un « bolchevisme de la pensée24 », pourtant –, malgré les vigoureux appels de Barbusse, qui publie dans Clarté, le 12 février 1921, une déclaration revendiquant sa proximité avec le PC, seule force révolutionnaire, et interpelle directement Rolland dans « L’autre moitié du devoir (à propos du rollandisme) », le 3 décembre 1921. Mais pour ce dernier, le néo-marxisme est peu conforme au véritable progrès humain, tel qu’il est appliqué en Russie ; il sacrifie les plus hautes valeurs au nom d’une autre raison d’État25. À Barbusse qui le traite de « bourgeois », il rétorque que

• 26 Romain Rolland, « Deuxième lettre à Henri Barbusse », L’Art libre, février 1922, p. 1.

la Révolution n’est pas la propriété d’un parti. La Révolution, c’est la maison de tous ceux qui veulent une humanité plus heureuse et meilleure. Elle est donc aussi mienne. Seulement, je n’y puis vivre dans une atmosphère de coterie, comme celle que veulent nous imposer, à l’envi, « bourgeois » et communistes. […] Car nous sommes quelques-uns qui avons cette prétention (exorbitante, à ce qu’il paraît) de rester dans la Révolution, – et d’y rester des hommes libres26.

• 27 Ibid., p. 2.

Malgré sa fascination réelle pour le mouvement révolutionnaire et pour le monde nouveau qui naît à l’Est, il se méfie du bolchevisme, de toute armée, de tout parti – fussent-ils de la révolution. Il reste fidèle aux principes de 1919, s’adressant ainsi aux écrivains tentés par le communisme : « [L]a meilleure façon de servir la cause humaine et la Révolution même, c’est de garder l’intégrité de votre pensée libre – fût-ce contre la Révolution, si elle ne comprenait pas ce besoin vital de liberté27 ! »

• 28 L’Humanité publie le texte de Rolland sur la guerre du Maroc paru dans Clarté, le 15 juillet 1925, (...)

• 29 Rolland écrit le 19 mars 1927 à Zweig : « Vous êtes bon, vous et Romains, de dire que les communist (...)

• 30 « Pour la défense de l’URSS », 19 avril 1930, Monde. Cette autre déclaration est extrêmement ferme (...)

Comment expliquer, alors, le rapprochement de plus en plus explicite de Rolland avec les communistes, alors même qu’il se tourne vers l’Inde et la pensée de la non-violence de Gandhi ? Il y a d’abord des combats communs à mener contre tous les impérialismes, où l’écrivain fait entendre sa différence, comme lors de la guerre du Maroc, en 192528 ; ce compagnon de route est un opportuniste, qui mesure son soutien, jusqu’en 192729. La foi dans la vocation du peuple russe – sous l’influence de Maria Koudacheva, mais aussi de l’ami Gorki – le conduit progressivement à accepter la violence, en URSS, pour le progrès social, et même la possibilité d’un conflit « pour la défense de l’URSS30 », toujours, et à tout prix, malgré ses errements. L’adhésion au Parti reste alors un choix marginal ; le haut patronage de Romain Rolland est symboliquement beaucoup plus efficace, pour les deux parties. Dès 1927, il invente ce qui sera le magistère des grands compagnons de route des années 1930. Tout y est : la posture messianique, la vision tragique des souffrances du monde présent, la certitude illuminée de l’avenir meilleur, l’élection d’une cause sacrée et d’une patrie de l’humanité tout entière, cette Russie archaïque et moderne à la fois :

• 31 Romain Rolland, « Lettre au Libertaire sur “La répression en Russie” » [Europe, no 58, octobre 1927 (...)

La Révolution russe représente le plus grand effort social, le plus puissant, le plus fécond de l’Europe moderne. […] Si elle est écrasée, ce ne sera pas seulement le prolétariat du monde qui sera asservi, mais toute liberté sociale ou individuelle – cette sainte liberté, que le bolchevisme a sottement combattue, et qui était la meilleure alliée de la Russie affranchie31.

• 32 Préface, ibid., p. XLVI.

C’est à partir de ce moment, écrit-il en 1935, qu’il n’a plus cessé « d’être le compagnon de route de la République soviétique, et de combattre à ses côtés32 ».

• 33 Il écrit à Guéhenno, le 17 février 1930 : « [C]ette “immense espérance”, c’est la leur. C’est leur (...)

Nouveau croisé contre la guerre et les impérialismes, pleinement engagé dans le renouveau social, en toute « indépendance d’esprit », il adopte la figure messianique du guide éclairant le peuple33 qui fonde la gloire et la responsabilité de l’écrivain – Hugo et Zola en un seul homme, donc. Il n’y a pas de dégradation de l’art dans la politique, pour lui, qui s’est toujours exprimé à travers Jean-Christophe, puis à travers Annette et les autres figures de L’Âme enchantée, fresque de la conversion au communisme. En cela, il ignore les déchirements des autres compagnons de route ; son idéal esthétique a le mérite de la transparence – mais il est d’ores et déjà dépassé.
• 34 Voir la présentation de Jean-Richard Bloch, ou l’écriture et l’action, éd. Annie Angremy et Michel (...)
• 35 Jean-Richard Bloch, Destin du siècle [1931], édité et présenté par Michel Trebitsch, Paris, PUF, co (...)
• 36 Jean-Richard Bloch, Offrande à la politique, Paris, Rieder, 1933, respectivement p. 116, p. 119 et (...)

Autre génération, autres principes. Les deux chroniqueurs importants d’Europe, Bloch et Guéhenno, ont tous deux des sympathies avouées pour les idéaux d’Octobre, mais leurs trajectoires vont s’inverser à partir de 1932 : adhésion au Parti pour le premier, éloignement progressif du communisme pour le second. Après la guerre, le fondateur de L’Effort est proche du courant syndicaliste révolutionnaire. Pacifiste convaincu, il se rallie au « rollandisme » de 1919. Il s’éloigne alors progressivement du jeune PCF et collabore activement à Europe34. La ferveur révolutionnaire laisse place à une intense activité critique ; Bloch médite sur ce qui lui apparaît comme un échec de la révolution, loin du rêve d’une grande république fraternelle et universelle, de cette mystique héritée du dreyfusisme et du romantisme de la Révolution de 1789. Ni guide messianique, ni même compagnon de route, l’intellectuel est alors « chargé d’inventorier les cadavres de mots et d’identifier les mots nouveaux, le nouveau mythe déjà présent35 », rejetant tout dogmatisme, faisant la part des mythes et des mots – faisant le deuil d’un mythe de la révolution. Le révolutionnaire, de « candidat à l’héroïsme et à la pureté », se fond désormais dans « une discipline de masse », « une pensée de troupeau », et se dédouane de toute responsabilité grâce au Parti, « merveilleuse machine pour ne pas penser »36. Mais la mystique née de la révolution d’Octobre demeure, entêtante – celle qu’il qualifiait en 1922 d’« optimisme du pessimisme » :

• 37 Jean-Richard Bloch, « Optimisme du pessimisme » [Clarté, 21 décembre 1921, p. 49-51 et 18 janvier 1 (...)

Voici venir des temps où les maîtres du monde cesseront de mettre l’homme en discorde contre lui-même ; ou, au lieu de lui demander un sacrifice on lui demandera de satisfaire un besoin de son âme ; où, au lieu de lui faire une obligation de haïr, on lui montrera l’amour comme la suprême raison37.

• 38 Frédéric Lefèvre, Une heure avec…, Paris, Gallimard, 1933, p. 198.

Conscience « forgée par le socialisme38 », l’essayiste demeure en deçà des engagements de Rolland ; pas encore un compagnon de route, mais un écrivain fécond et une voix acide sur les contradictions du temps.

Le directeur d’Europe, quant à lui, se fait le chantre de l’engagement des écrivains, insistant sur l’enjeu éthique d’une présence au monde revendiquée, à la fois dans les actes publics et dans les œuvres. Il fait ainsi l’éloge de la « littérature militante » :

• 39 Jean Guéhenno, « Littérature prolétarienne II », Europe, no 109, janvier 1932, p. 111-115.

Une telle résolution rappelle aux écrivains leurs plus vrais devoirs, en leur demandant s’ils continueront d’être les amuseurs serviles et vaniteux d’une société qui s’effondre ou s’ils rejoindront le gros de l’humanité et redeviendront au moins ses « compagnons de route ». Psychologisme, esthétisme, surréalisme, dadaïsme, notre littérature se perd par la subtilité et la futilité. Reprendra-t-elle vie aux sources profondes ? Retrouvera-t-elle le sens des vrais problèmes ? Et d’abord, le « non » qu’elle a à dire, aura-t-elle la force et le courage de le dire ? « Je ne puis me taire, s’écriait Zola, car je ne veux pas être complice. » […] Un livre dont la traduction vient de paraître en France, montre assez ce que peut être cette littérature de propagande et qu’elle grandit encore ceux qui s’y emploient, s’appelleraient-ils Gorki ou Rolland. Eux et nous, c’est un titre excellent qui nous impose un choix. C’est le recueil de quelques-uns des articles que Gorki, au jour le jour, écrit au service de la révolution, et Roman Rolland en a écrit la préface. […] Le livre de Gorki fait la preuve qu’un libre esprit ne cesse pas d’être libre, s’il se soumet à la discipline de la révolution39.

• 40 Notes de Guéhenno prises pour son Lénine, datant de 1927-1928, citées par Nicole Racine, « Jean Gué (...)

• 41 Voir Nicole Racine, « Jean Guéhenno et le communisme (1920-1939) », dans Hommage à Jean Guéhenno à (...)

La défense des valeurs dreyfusardes de l’esprit est ici paradoxale, quand la liberté est autorisée par la « discipline de la révolution », et fonde une œuvre de « propagande ». De tels propos sont rares, chez Guéhenno, pour qui les vrais engagements intellectuels relèvent d’une exigence avant tout humaniste, hors de tout esprit de parti. Intéressé par la révolution, informé plus que d’autres sur les formes concrètes de sa réalisation en URSS, dans le cadre de ses recherches pour une biographie de Lénine jamais menée à bien, il se dégoûte bientôt du « fatras marxiste » et la lueur orientale, que d’aucuns célèbrent à l’envi, lui paraît émaner d’un « monde gris, sans éclat »40. Idéaliste, profondément imprégné d’un socialisme jaurésien, ce pur produit de la méritocratie républicaine n’a jamais oublié ses origines populaires – mais Caliban ne parle pas pour les prolétaires, il parle au nom du peuple, et ce n’est pas la même chose. Guéhenno est donc, jusqu’en 1932, un sympathisant de l’URSS, il ouvre largement sa revue aux communistes, comme aux représentants d’autres sensibilités de la gauche intellectuelle ; mais il ne pourra aller plus loin aux côtés du PCF41.

Les années 1932-1933 marquent un tournant décisif ; avec la création de l’Association des écrivains et des artistes révolutionnaires et l’essor des mouvements antifascistes après les Congrès d’Amsterdam et de la salle Pleyel, le compagnonnage de route devient la forme privilégiée de l’engagement antifasciste des écrivains.

• 42 Voir Michel Trebitsch, « Jean-Richard Bloch et la défense de la culture », Sociétés & représentatio (...)

• 43 Benda explique alors que lorsqu’il s’agit de « défendre des principes éternels », « la mystique de (...)

• 44 Voir la préface à Annie Guéhenno et Pascal Ory (dir.), Entre le passé et l’avenir, Paris, Grasset, (...)

• 45 Voir Nicole Racine, « Jean Guéhenno dans la gauche intellectuelle de l’entre-deux-guerres », op. ci (...)

« Compagnon de route » : le terme se banalise, la posture se popularise, avec les exemples éclatants de Gide, de Malraux, de Romain Rolland, et de beaucoup d’autres, plus ou moins attendus, de Bloch42 à Benda43, en passant par Cassou, Dabit, Guilloux, Chamson, Chardonne, Viollis. Mais la notion reste floue : on est compagnon de route jusqu’à l’adhésion au Parti, certes, mais à quel moment n’est-on plus seulement un homme de gauche, un intellectuel attentif au marxisme ou à l’expérience soviétique ? À partir de 1932, la sympathie affichée à l’égard de l’URSS et de la révolution ne suffit plus pour prétendre à ce titre ; on est compagnon de route du Parti. On peut ainsi hésiter sur la position d’un Guéhenno, en qui Pascal Ory voit un compagnon de route44, mais non Nicole Racine, qui souligne son refus de toute soumission, même lointaine, même indirecte, au Parti45. En 1934, la fascination de Guéhenno à l’égard du « grand feu » oriental qui fait « tout notre espoir et toute notre joie » reste intacte, mais il est déjà singulièrement conscient des ambivalences soviétiques :

• 46 Jean Guéhenno, Journal d’un homme de quarante ans, Paris, Grasset, 1934, p. 226.
Quelques hommes désespérés par le mal du monde, mais décidés et courageux, des hommes vrais et sans illusions, qui acceptaient la ruse, la violence et l’impureté, avaient utilisé le désespoir d’un peuple, et de vive force, à coups de fusils, avaient à une dictature intéressée, secrète et honteuse, substitué une autre dictature, secrète et honteuse, pour le salut de ceux qu’ils aimaient. Depuis, ils n’ont pas cessé, selon le mot de l’un d’eux, « de se comporter sérieusement avec leurs rêves »46.
• 47 Jean Guéhenno, Dernières lumières, derniers plaisirs, Paris, Grasset, 1977, p. 20.
• 48 Voir le débat entre Guéhenno et Benda sur cette question, dans leurs discours au Congrès pour la dé (...)
• 49 Jean Guéhenno, « Encore Nietzsche » [Europe, no 121, janvier 1933, p. 119-123], Entre le passé et l (...)

Guéhenno est perçu comme un compagnon de route par l’URSS, qui l’invite au second Congrès des écrivains soviétiques, à l’été 1934, avec Bloch et Malraux – invitation qu’il décline, tout comme il avait refusé d’être membre de l’AEAR : aucune compromission institutionnalisée avec le régime soviétique ou le Parti communiste. Mais il est sur toutes les tribunes, à tous les congrès, aux côtés d’Aragon et de Malraux, de 1932 à 1938. Au-delà de sa résistance à « l’esprit grégaire » et à l’idée d’une « révolution impossible »47 en Occident, son pacifisme s’accommode mal d’un antifascisme reposant sur une alliance inconditionnelle avec l’URSS, tel que le défendent les compagnons de route du Parti. Homme du syncrétisme, il voit dans la révolution soviétique un nouvel avatar de l’humanisme, et non une rupture décisive48 ; et persiste à estimer que le socialisme est « le plus grand mouvement idéaliste des temps modernes49 », que la révolution soviétique n’a en rien déclassé.

• 50 Gérard Servèze, « Jules Romains et le fascisme », Commune, no 1, juillet 1933, p. 275. Dans la broc (...)
• 51 Titre du premier chapitre de l’ouvrage de Wolfgang Klein, « Commune », revue pour la défense de la (...)

Pour l’ensemble des compagnons de route déclarés, le ralliement se fait non sans déchirement ; c’est au nom d’une urgence historique que la conversion au communisme est annoncée. Choix dramatique, dans des circonstances tragiques, où s’opposent deux camps – le manichéisme domine, dans les nombreuses déclarations des compagnons de route, comme dans les hésitations des autres – et aussi choix qui engage le sens même de l’action intellectuelle : chez Gide comme chez Bloch, l’œuvre littéraire semble être empêchée par l’activisme à tout crin. Entre les compagnons de route et les communistes, il y a des lieux communs : des revues, des congrès, des manifestes divers. Commune (juillet 1933-août 1939), revue de l’AEAR, se présente comme une « revue de combat », dénonçant les « éléments mortels de la culture et de toutes les propagandes bourgeoises » et voulant faire connaître « les éléments vivants d’une culture révolutionnaire qui se développe sur tous les plans et dont les efforts et les résultats ne sauraient être isolés de l’action du prolétariat révolutionnaire ». Elle incarne un important mouvement de fond : la constitution d’un pôle antifasciste essentiellement défensif contre les menaces allemandes et italiennes (mais aussi contre la menace fasciste en France), qui se cristallise autour d’un noyau fermement ancré à gauche. La question posée dans le premier numéro reflète un sentiment largement partagé : « communisme ou fascisme, tôt ou tard il n’y aura pas d’autre choix. Où irez-vous50 ? » Créée dans l’esprit sectaire de Kharkov, l’AEAR est progressivement devenue un lieu de (relative) ouverture et de rassemblement, préludant ainsi à la constitution du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes (CVIA) et au soutien massif des écrivains libéraux et de gauche au Front populaire. Dans sa préface à une brochure intitulée Ceux qui ont choisi, éditée par l’AEAR en 1933, Vaillant-Couturier écrit que « l’AEAR poursuit avant tout le regroupement des écrivains et artistes non conformistes qui veulent lutter aux côtés du prolétariat ». Commune va être l’instrument de l’élargissement du front culturel révolutionnaire, jusqu’au grand congrès de 1935 « Pour la défense de la culture ». À partir de septembre 1936, la ligne éditoriale s’infléchit et le sous-titre devient « Revue littéraire française pour la défense de la culture ». Si Commune est sans doute d’abord la « revue des écrivains communistes dans le Front populaire51 », elle s’ouvre largement aux compagnons de route et elle est également le creuset d’une réflexion qui déborde les dogmes du Parti sur la vocation politique et sociale de l’écrivain, en particulier sur le rapport au public et sur l’idée d’une responsabilité spécifique. Parallèlement, Europe se rapproche des communistes, particulièrement après l’éviction de Guéhenno en 1936, sous l’impulsion de Jean Cassou, compagnon de route déclaré.

• 52 Jean-Michel Péru, « Une crise du champ littéraire français. Le débat sur la “littérature prolétarie (...)
• 53 Lettre à Gide du 27 mars 1934, Correspondance André Gide-Roger Martin du Gard, t. I, 1913-1934, int (...)
• 54 Lettre à Gide du 3 avril 1933, ibid., p. 556.
• 55 André Gide, Voyage au Congo. Le retour du Tchad. Retour de l’URSS. Retouches à mon « Retour de l’UR (...)

Quel est le magistère réel des compagnons de route ? Comme l’a montré Jean-Marie Péru, un grand échange symbolique a alors lieu entre les écrivains qui mettent leur renommée au service de la réintégration du Parti communiste dans le corps de la nation, et le Parti communiste qui renonce à toute intervention dans le champ littéraire dont il reconnaît l’autonomie52. Pour Martin du Gard, le spectacle des amis engagés aux côtés des communistes est quelque peu pathétique : « de loin, ils ont un peu l’air de grenouilles qui sautent dans la mare les unes après les autres, sans bien savoir pourquoi ; pour faire comme la voisine53 ». Il voit ainsi dans la conversion de Gide au communisme un « scandale publicitaire » pour le Parti et un « asservissement »54 de l’esprit pour l’écrivain. De fait, c’est un événement ; les confidences du Journal de 1932 font couler beaucoup d’encre et l’on glose sur les compétences idéologiques de Gide, sur la cohérence de son parcours et sur la forme de son engagement. Gide participe à l’entreprise Commune, est présent à tous les grands congrès, s’exprime à des meetings, voyage en URSS, mène des délégations : toute la panoplie du compagnon de route. Esprit humaniste, épris de justice, il choisit le camp soviétique contre celui des fascismes, non sans une certaine forme de romantisme révolutionnaire, malgré qu’il en ait. L’une des déceptions les plus cuisantes, en URSS, sera pour lui de constater le conformisme ambiant, et la reconstitution d’une petite bourgeoisie imbue d’elle-même. Son Retour de l’URSS est précédé d’un avant-propos précautionneux, d’abord publié dans Vendredi le 6 novembre 1936 ; rendant hommage à cette terre « en gésine », « un exemple, un guide », il se défend de toute trahison, au nom de la sincérité qu’il doit à son engagement pour le plus grand nombre, et affirme bravement : « les erreurs particulières d’un pays ne peuvent suffire à compromettre la vérité d’une cause internationale, universelle »55.

Las, les réactions sont extrêmement violentes. Guéhenno lui-même, à contre-emploi, lui reproche de desservir la cause commune ; le compagnon de route ne peut aller si loin dans la critique du système soviétique – d’autant que Gide noircira considérablement le tableau dans ses Retouches, qui constituent la première dénonciation des goulags, mais aussi des conditions de vie déplorables de l’ouvrier soviétique et des procès de Moscou. Il accuse l’URSS d’avoir trahi l’idéal de la révolution d’Octobre, et le PCF de mentir au peuple. Loin d’être « une recrue de tout repos », il préfère la vérité au Parti. Il fait même le deuil de l’espérance partagée :

• 56 Ibid., p. 505.
L’URSS n’est pas ce que nous espérions qu’elle serait, ce qu’elle avait promis d’être, ce qu’elle s’efforce encore de paraître ; elle a trahi tous nos espoirs. Si nous n’acceptons pas que ceux-ci retombent, il faut les porter ailleurs. Mais nous ne détournerons pas de toi nos regards, glorieuse et douloureuse Russie. Si d’abord tu nous servais d’exemple, à présent hélas ! tu nous montres dans quels sables une révolution peut s’enliser56.
• 57 Voir par exemple la lettre de Rolland à Guéhenno du 20 décembre 1937 (Romain Rolland, L’Indépendanc (...)

Fin d’une illusion ? C’est une libération pour Gide à l’égard d’un communisme dévoyé – mais pour les communistes, pour les compagnons de route57, et même pour Guéhenno, c’est une erreur et une trahison.
• 58 Romain Rolland, « Pour la défense de la paix », Vendredi, no 18, 6 mars 1936, p. 1.
• 59 Marcel Martinet, « 1922-1935. Réponse à Romain Rolland » [La Révolution prolétarienne, no 195, 25 j (...)
• 60 Romain Rolland, Voyage à Moscou, juin-juillet 1935, édition et présentation de Bernard Duchatelet, (...)

L’autre grand homme, aux côtés du Parti, c’est encore Romain Rolland. C’est l’incarnation absolue de l’indépendance et de l’honnêteté intellectuelle d’Au-dessus de la mêlée qui compte, ici, plus que l’auteur de romans-fleuves et de pièces de théâtre embourbés dans une rhétorique qui apparaît déjà pâteuse dans les années 1930. Il entretient sa mystique de la Russie messianique, « fille du plus brûlant espoir des peuples du monde », « incarnation vivante de nos rêves » et « réalisation la plus puissante du progrès social »58 et met ses envolées lyriques au service d’une pensée de plus en plus orthodoxe. Son ancien camarade de l’après-guerre, Marcel Martinet, devenu un dissident, a beau jeu de dénoncer son héroïsme factice, son culte fétichiste de l’URSS et son incapacité à débusquer les impostures d’un socialisme qui n’a plus rien de populaire59. Mais Rolland est désormais lui-même un fétiche, pour le Parti et pour les compagnons de route eux-mêmes ; une caution morale et une grande conscience historique, associant idéal révolutionnaire jacobin, dreyfusisme et résistance avérée à tous les impérialismes. Désormais, c’est le pragmatisme qui l’emporte ; il ne publiera pas ses notes sur son propre voyage en URSS, pourtant prudentes et mesurées, à tel point qu’il y ajoutera lui aussi des « retouches » à son usage personnel, des « Notes complémentaires de 1938 » prises à la lumière des procès de Moscou60. Le compagnon de route n’est pas aveuglé ; il préfère le silence à la trahison des rêves collectifs.

• 61 Discours publié dans Commune, septembre-octobre 1934, repris dans La Politique, la culture, discour (...)

Malraux, lui, est loin d’être un fétiche. Il n’est pas non plus une prise glorieuse des communistes, comme semblait l’être Gide. Après s’être battu en Indochine et avoir fondé un journal pour défendre les Annamites opprimés par l’administration coloniale dans les années 1920, il rejoint les communistes français, à la pointe des combats contre le fascisme. Il publie cinq de ses discours dans Commune, partage la tribune avec les communistes, est envoyé avec Gide auprès de Hitler pour demander la libération de Dimitrov – c’est un compagnon de route efficace et omniprésent. Le ressort de son engagement n’a rien d’une conversion idéologique ; Malraux se bat avant tout pour la liberté et au nom d’un certain humanisme contre le fascisme. Il ne tente guère d’affecter une quelconque orthodoxie marxiste – son discours au Congrès des écrivains soviétiques, en août 1934, exalte la conscience et la création individuelles, avec l’affirmation fameuse : « l’art n’est pas une soumission, c’est une conquête61 ». Des Conquérants à L’Espoir, ses romans célèbrent la liberté, et Trotski ne s’y était pas trompé à la lecture de La Condition humaine :

• 62 Léon Trotski, La Révolution permanente, Paris, Gallimard, 1963, p. 252-253.
Les sympathies, d’ailleurs actives, de l’auteur pour la Chine insurgée sont indiscutables. Mais elles sont corrodées par les outrances de l’individualisme et du caprice esthétique. […] Une bonne inoculation de marxisme aurait pu préserver l’auteur des fatales méprises de cet ordre62.
• 63 Discours du 21 mars 1933 à la réunion organisée à Paris par l’AEAR, La Politique, la culture, op. c (...)
• 64 Voir André Malraux, « Trotsky », Marianne, 25 avril 1934, p. 3.
• 65 Discours de compte rendu du Congrès des écrivains soviétiques, 23 octobre 1934, paru dans Monde et (...)

Son exaltation bien réelle de la révolution répond au refus d’un individualisme sclérosant ; le marxisme lui apparaît comme un mythe collectif commode, qui a fait naître une nouvelle forme de fraternité entre les communistes combattants. Reste que l’engagement auprès de Moscou et du Parti communiste est ferme, comme en témoigne cette déclaration de 1933 : « Quel que soit notre désir d’unité ouvrière, nous saurons toujours trouver ceux qui servent véritablement le prolétariat ; en cas de guerre, même si la Russie n’y est pas engagée, nous nous tournerons par la pensée vers Moscou, nous nous tournerons vers l’Armée rouge63. » Malraux est tout à fait fasciné par le drame, l’héroïsme, la « réalité tragique », non seulement de la révolution passée, mais du quotidien soviétique ; il est fasciné par Trotski, ce héros humilié64, par la « force primitive » de la vie en URSS. Son rêve de communisme soviétique est le rêve d’un mythe ou d’un grand roman de la « fraternité virile65 ». L’expérience de la guerre d’Espagne entame le mythe et Malraux s’éloigne des communistes ; Commune ne recense pas L’Espoir. Fin du compagnonnage, en toute discrétion.

Procès de Moscou, informations chiffrées sur la misère du peuple soviétique, camps de concentration, et finalement pacte germano-soviétique : la fidélité des compagnons de route est soumise à rude épreuve. À lire Guéhenno, l’on mesure le drame intime de ces engagements collectifs, contre le fascisme, pour un idéal vague et d’autant plus cher. Alors qu’Europe se tait sur les procès de Moscou, il écrit dans Vendredi, le 16 octobre 1936 : « Nous nous sommes retenus de prendre parti tout de suite sur une si grave question quand les passions étaient surexcitées et dans un instant où tous nos adversaires exploitaient contre des camarades, contre le parti communiste français, un tel événement. » Le 5 février 1937, il précise sa position : « À propos de ce procès de Moscou, je voudrais ne rien écrire qui pût décourager ou attrister ceux-là de nos camarades pour qui Moscou sera toujours le cœur du monde. La Russie leur semble sainte et on comprend du reste leur piété et leur amour. » Pendant ce temps, Bloch adhère au Parti et Europe est toujours davantage inféodée aux communistes. Fin (provisoire) de l’aventure des compagnons de route, le pacte germano-soviétique brise cette idée essentielle que la lutte contre le fascisme ne peut triompher que si elle est aussi une défense de l’URSS.

• 66 Introduction à Romain Rolland, L’Indépendance de l’esprit, op. cit., p. 9.

Revenant sur cette grande époque des compagnons de route, Malraux écrit que « les Fronts populaires d’Espagne et de France furent à la fois la conséquence d’une analyse marxiste, et la revanche de Michelet sur Marx. L’éclat d’Europe naquit de cette coexistence, qui s’appelle fraternité66 ». Le Congrès pour la Défense de la culture de 1935 marque bien une tentative collective, en particulier chez les compagnons de route français, de résoudre un paradoxe, entre Marx et Michelet. Les années 1920 sont celles de la mystique d’Octobre, chez les premiers compagnons de route ; à l’image de Rolland, ils cultivent une imagerie révolutionnaire, rêvent d’une Russie exemplaire mais qui reste à bien des égards exotique – la Révolution russe est spécifiquement russe et n’est pas transposable dans la civilisation occidentale. L’universel est donc éminemment particulier, et Guéhenno l’exprime sans ambages :

• 67 Jean Guéhenno, Dernières lumières, derniers plaisirs, op. cit., p. 19.
Il y avait assez de lumière de France pour que nous continuions à ne compter que sur la raison. La Révolution ne peut s’y faire contre la liberté. Le génie de Lénine avait été d’opposer à une autocratie policière une révolution policière. Nous n’avions nul besoin, quant à nous, d’une Tcheka ou d’un Guépéou67.

La lueur à l’Est enthousiasme, émeut – mais de là à se rallier au PCF, et à accepter la bolchevisation de la patrie de l’indépendance de l’esprit, non. Les compagnons de route voient la Révolution russe à travers le prisme de leurs propres mythes révolutionnaires, jacobins, soréliens, simplement socialistes ; mais la fascination est aussi traversée par un sentiment de profonde étrangeté.

• 68 Voir Michael David-Fox, « The Fellow Travelers Revisited. The “Cultured West” Through Soviet Eyes » (...)

Les années 1930 ne voient pas la réduction de ce sentiment d’étrangeté – les récits de voyage en URSS en portent témoignage68. Mais l’urgence d’un combat antifasciste qui n’a rien d’exotique et le rapprochement stratégique et affectif avec les communistes permettent de réduire cette contradiction originelle entre une foi collective sincère et l’impossible universalité de la révolution soviétique. Reléguant à l’arrière-plan l’idéal révolutionnaire, les compagnons de route fondent leurs engagements sur la notion de culture et sur une conception élargie de l’humanisme – version œcuménique d’un idéal fraternel, populaire et progressiste. Les rassemblements divers des années 1930 rationalisent des affects, à l’heure du drame collectif ; le sentiment très vif d’un idéal commun, aussi vague soit-il, conforte la proximité objective des compagnons de route et des communistes.

Ces engagements des compagnons de route n’ont sans doute pas fondamentalement orienté la production littéraire de l’entre-deux-guerres, mais ils ont nourri une inquiétude lancinante sur la posture de l’écrivain et la valeur de son œuvre. Les débats portent d’abord sur la morale de l’écriture, contre tout enrôlement des esprits ; les compagnons de route écrivent pour le peuple, mais les réflexions sur la littérature prolétarienne ou le populisme, par exemple, restent marginales ; il n’y a pas encore de véritable politique littéraire au Parti. Après 1933, la question des rapports entre littérature et politique devient tout à fait centrale, à l’heure des activismes. L’écrivain compagnon de route est un porte-conscience, selon la formule de Bloch au Congrès de 1935 ; il se défend de tout asservissement idéologique, mais est pénétré de l’idée de sa propre responsabilité à l’égard du peuple et du mouvement de l’Histoire et s’engage hors l’œuvre, dans l’œuvre, pour son temps.

Notes

1 Léon Trotski, Littérature et révolution [1923], Paris, UGE, coll. « 10-18 », 1964, p. 71-73.

2 On lit ainsi : « À l’encontre de nos premiers compagnons de route que nous n’avons jamais songé à retenir, Desnos… » (La Révolution surréaliste, no 12, 15 décembre 1929, p. 11).

3 Romain Rolland, Compagnons de route, essais littéraires, Paris, éd. du Sablier, 1936.

4 David Caute, Les Compagnons de route 1917-1968 [1973], Paris, Robert Laffont, 1979.

5 Michael David-Fox invite ainsi à sortir des catégories stériles de la trahison et de l’aveuglement, dans ses nombreux travaux sur les intellectuels et l’URSS (voir en particulier « The “Heroic Life” of a Friend of Stalinism : Romain Rolland and Soviet Culture », Slavonica, vol. 11, no 1, April 2005, p. 3). Dans sa préface aux textes rassemblés par Sandra Teroni et Wolfgang Klein, Pour la défense de la culture, les textes du Congrès international des écrivains (Paris, juin 1935), Éditions universitaires de Dijon, 2005, Serge Wolikow affirme la même chose : « on peut mesurer à quel point est inadaptée la problématique des “compagnons de route”, politiquement aveuglés » (p. 8).

6 Pour Jeanyves Guérin : « Le communisme, le marxisme et l’URSS sont inscrits dans le double héritage des Lumières et de la Révolution française et pensés selon leurs catégories : 1793, 1848, 1871 et 1917 forment une chaîne de dates. Ce qui se passe en URSS ne soulève aucune objection : le peuple s’y défend contre ses ennemis. Que Romain Rolland, Jean Cassou et al., qui ne sont pas membres du PCF et qui n’ont pas reçu d’éducation marxiste, en soient arrivés là, montre, si besoin était, la persistance de l’imaginaire jacobin. » (Art nouveau ou homme nouveau, Modernité et progressisme dans la littérature française du XXe siècle, Paris, Honoré Champion, 2002, p. 157.)

7 Lettre à Bloch du 11 novembre 1934, citée par Wolfgang Klein, Pour la défense de la culture, op. cit., p. 45.

8 Henri Barbusse, présentation de l’initiative du Congrès, Monde, no 330, 4 avril 1935, p. 3, repris dans Europe, no 149, mai 1935, p. 151-152 et dans Commune, no 20, avril 1935, p. 900-902.

9 Voir l’éditorial de Jacques Rivière dans la NRF du 1er juin 1919, où il évoque la nécessité d’une revue « désintéressée » (p. 2), qui saura « nourrir à la fois, conjointes mais séparées, des opinions littéraires et des croyances politiques parfaitement définies » (p. 10).

10 Georges Duhamel, Europe, no 1, février 1923, p. 114-117.

11 René Arcos, ibid., p. 102-113.

12 Extrait de la déclaration d’intention pour la nouvelle rubrique « Chronique des idées », Europe, no 49, janvier 1927, p. 130.

13 « Il est également possible de trahir les devoirs honorables de l’esprit pour embrasser le parti terrestre des hommes. Cette nouvelle sorte de fidélité comporte la trahison à l’égard de la classe qui les asservit, des intérêts qui les écrasent » (Paul Nizan, Les Chiens de Garde [1932], Paris, Maspero, 1960, p. 133).

14 Emmanuel Berl, « Les littérateurs et la révolution », Europe, no 73, janvier 1929, p. 48.

15 Jean Guéhenno, « Âme, ma belle âme » [Europe, no 95, novembre 1930], Conversion à l’humain, Paris, Grasset, 1931, p. 199-201.

16 Romain Rolland, L’Indépendance de l’esprit. Correspondance avec Jean Guéhenno de 1919 à 1944, Paris, Albin Michel, coll. « Cahier Romain Rolland », 1975, p. 68.

17 Voir par exemple, dans cette même correspondance, la lettre du 2 octobre 1929, p. 69-70.

18 Lettre de Guéhenno à Rolland du 9 février 1931 : « Je suis assiégé par des agents des Soviets, qui viennent me proposer des articles plus ou moins adroits où la propagande est évidente. […] Faut-il publier cela, qui est si habile, trop habile ? Je suis dans un affreux embarras. Faut-il laisser servir une cause à laquelle on tient par des gens douteux ? » (ibid., p. 147).

19 Rolland propose le 7 août 1931, pour qu’Europe reste « la seule grande revue intellectuelle et sociale d’avant-garde, en Occident », d’y introduire un « “Courrier (mensuel) de la Révolution” (titre intérieur, in petto, qui peut être voilé d’un masque moins inquiétant) », constitué des « correspondances des divers pays où s’essaient des transformations sociales, ou des réveils des peuples qui se libèrent » et d’une « chronique de l’URSS » (ibid., p. 167).

20 Recension de Mort de la pensée bourgeoise (Emmanuel Berl, Paris, Grasset, 1929) dans Europe, no 79, juillet 1929, p. 532.

21 France a publié « Pour la Révolution russe. Appel au prolétariat », dans l’Humanité du 14 juillet 1920. Pour ses quatre-vingts ans, le quotidien publie un panégyrique remarquable : « En son âge mûr, il épousa la Démocratie, malgré les leçons de Renan, son maître, et cependant, chevaleresque, il rompit des lances pour Dame Justice. Il serait maintenant l’écuyer de la révolution, si la rude femme chevauchait un peu plus doucement. […] Et l’escorte rouge répond au grand artiste, au grand honnête homme, par un joyeux salut : salut à l’écrivain inimitable, salut au sincère ami de Jaurès, salut à l’admirateur de Lénine ! » (L’Humanité, 13 avril 1924).

22 Voir David James Fisher, Romain Rolland and the Politic of Intellectual Engagement, Berkeley, University of California Press, 1988.

23 L’Humanité, 26 juin 1919 (repris dans Clarté et L’Art libre, 1er juillet 1919).

24 Henri Massis, « Pour un parti de l’Intelligence », Le Figaro, 19 juillet 1919.

25 Romain Rolland, « Lettre ouverte à Henri Barbusse », L’Art libre, janvier 1922, p. 1.

26 Romain Rolland, « Deuxième lettre à Henri Barbusse », L’Art libre, février 1922, p. 1.

27 Ibid., p. 2.

28 L’Humanité publie le texte de Rolland sur la guerre du Maroc paru dans Clarté, le 15 juillet 1925, à l’exception de ces lignes : « Quant aux communistes, qui ne voient dans ce soulèvement des peuples que la ruine de l’impérialisme, je les avertis que les forces déchaînées ne distingueront pas entre l’impérialisme et le communisme d’Europe et que sous le rouleau d’Asie le bolchevisme de Moscou, un jour, sera anéanti. »

29 Rolland écrit le 19 mars 1927 à Zweig : « Vous êtes bon, vous et Romains, de dire que les communistes font tort à la cause du droit, et qu’il vaudrait mieux que cette cause fût soutenue par le parti des honnêtes gens, raisonnables et modérés ! Je le pense aussi. Mais où et quand a-t-on vu les honnêtes gens, raisonnables et modérés, prendre l’initiative d’une action dangereuse contre la violence armée ? Et puisqu’ils se tairont toujours, on est bien forcés de s’allier (pour un temps, pour un but précis) avec les seuls qui osent agir et parler. » (Cité par Bernard Duchatelet dans son introduction au Voyage à Moscou, Paris, Albin Michel, coll. « Cahier Romain Rolland », 1998, p. 46.)

30 « Pour la défense de l’URSS », 19 avril 1930, Monde. Cette autre déclaration est extrêmement ferme : « Franc jeu ! – Moi, j’étale le mien : si l’URSS est menacée, quels que soient ses ennemis, je me range à ses côtés » (Romain Rolland, « Europe, élargis-toi, ou meurs ! » [Nouvelle revue mondiale, février 1931], Quinze ans de combat, Paris, Rieder, 1935, p. 121). Le 29 mai 1929, dans une lettre à Istrati, il explique n’être « pas membre du parti communiste », mais que « si l’URSS est attaquée, [il] la défendr[a] de toutes [ses] forces. Car elle représente, avec toutes ses erreurs (qui sont humaines, qui étaient fatales), le seul bastion qui défend le monde contre plusieurs siècles de la plus abjecte, de la plus écrasante réaction » (Panaït Istrati, Vers l’autre flamme, confession pour vaincus [1929], Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1987, p. 202-203).

31 Romain Rolland, « Lettre au Libertaire sur “La répression en Russie” » [Europe, no 58, octobre 1927], Quinze ans de combats, op. cit., p. 80.

32 Préface, ibid., p. XLVI.

33 Il écrit à Guéhenno, le 17 février 1930 : « [C]ette “immense espérance”, c’est la leur. C’est leur souffle. En aurions-nous besoin, si nous étions seuls ? Je n’ai plus, personnellement, aucun désir de vie, d’avenir, ou d’au-delà. Mais ce sont eux qui ont inscrit en moi (sans désir mien) cette vie qui n’a point de fin, et l’élan de leur montée. » (Romain Rolland, L’Indépendance de l’esprit, op. cit., p. 84).
34 Voir la présentation de Jean-Richard Bloch, ou l’écriture et l’action, éd. Annie Angremy et Michel Trebitsch, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2002.

35 Jean-Richard Bloch, Destin du siècle [1931], édité et présenté par Michel Trebitsch, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1996, p. 178.

36 Jean-Richard Bloch, Offrande à la politique, Paris, Rieder, 1933, respectivement p. 116, p. 119 et p. 121.

37 Jean-Richard Bloch, « Optimisme du pessimisme » [Clarté, 21 décembre 1921, p. 49-51 et 18 janvier 1922, p. 97-104], Destin du siècle, op. cit.

38 Frédéric Lefèvre, Une heure avec…, Paris, Gallimard, 1933, p. 198.
39 Jean Guéhenno, « Littérature prolétarienne II », Europe, no 109, janvier 1932, p. 111-115.

40 Notes de Guéhenno prises pour son Lénine, datant de 1927-1928, citées par Nicole Racine, « Jean Guéhenno dans la gauche intellectuelle de l’entre-deux-guerres », dans Jeanyves Guérin, Jean-Kély Paulhan et Jean-Pierre Rioux (dir.), Jean Guéhenno, guerres et paix, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2009, p. 77.

41 Voir Nicole Racine, « Jean Guéhenno et le communisme (1920-1939) », dans Hommage à Jean Guéhenno à l’occasion du centième anniversaire de sa naissance, Paris, Commission de la République française pour l’Éducation, la Science et la Culture (UNESCO), édition révisée, 1993, p. 73-85.

42 Voir Michel Trebitsch, « Jean-Richard Bloch et la défense de la culture », Sociétés & représentations, no 15, décembre 2002, p. 65-76.

43 Benda explique alors que lorsqu’il s’agit de « défendre des principes éternels », « la mystique de gauche est recevable pour le clerc » (« L’écrivain et le politique », NRF, no 256, janvier 1935, p. 170-171).

44 Voir la préface à Annie Guéhenno et Pascal Ory (dir.), Entre le passé et l’avenir, Paris, Grasset, 1979.

45 Voir Nicole Racine, « Jean Guéhenno dans la gauche intellectuelle de l’entre-deux-guerres », op. cit., p. 73-90.

46 Jean Guéhenno, Journal d’un homme de quarante ans, Paris, Grasset, 1934, p. 226.

47 Jean Guéhenno, Dernières lumières, derniers plaisirs, Paris, Grasset, 1977, p. 20.

48 Voir le débat entre Guéhenno et Benda sur cette question, dans leurs discours au Congrès pour la défense de la culture, dans Pour la défense de la culture, op. cit.

49 Jean Guéhenno, « Encore Nietzsche » [Europe, no 121, janvier 1933, p. 119-123], Entre le passé et l’avenir, op. cit., p. 187.

50 Gérard Servèze, « Jules Romains et le fascisme », Commune, no 1, juillet 1933, p. 275. Dans la brochure de l’AÉAR (Ceux qui ont choisi) de 1933, Guéhenno écrivait lui aussi : « Si le fascisme est advenu en Allemagne, c’est qu’on n’a peut-être pas agi à temps et je crois, pour ma part, que le devoir de tous les artistes et de tous les écrivains est de dire tout de suite de quel côté ils sont » (p. 13).

51 Titre du premier chapitre de l’ouvrage de Wolfgang Klein, « Commune », revue pour la défense de la culture (1933-1939), Paris, CNRS Éditions, 1988.

52 Jean-Michel Péru, « Une crise du champ littéraire français. Le débat sur la “littérature prolétarienne” (1925-1935) », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, no 89, septembre 1991, p. 47-65.

53 Lettre à Gide du 27 mars 1934, Correspondance André Gide-Roger Martin du Gard, t. I, 1913-1934, introduction par Jean Delay, Paris, Gallimard, 1968, p. 609.

54 Lettre à Gide du 3 avril 1933, ibid., p. 556.

55 André Gide, Voyage au Congo. Le retour du Tchad. Retour de l’URSS. Retouches à mon « Retour de l’URSS », Carnets d’Égypte, Paris, Gallimard, 1992, p. 408-410.

56 Ibid., p. 505.

57 Voir par exemple la lettre de Rolland à Guéhenno du 20 décembre 1937 (Romain Rolland, L’Indépendance de l’esprit, op. cit., p. 381).

58 Romain Rolland, « Pour la défense de la paix », Vendredi, no 18, 6 mars 1936, p. 1.

59 Marcel Martinet, « 1922-1935. Réponse à Romain Rolland » [La Révolution prolétarienne, no 195, 25 janvier 1936], Agone, no 31-32, 2004, p. 273-278.

60 Romain Rolland, Voyage à Moscou, juin-juillet 1935, édition et présentation de Bernard Duchatelet, Paris, Albin Michel, coll. « Cahier Romain Rolland », 1992.

61 Discours publié dans Commune, septembre-octobre 1934, repris dans La Politique, la culture, discours, articles, entretiens, présentés par Janine Mossuz-Lavau, Gallimard, coll. « folio », 1996, p. 106.

62 Léon Trotski, La Révolution permanente, Paris, Gallimard, 1963, p. 252-253.

63 Discours du 21 mars 1933 à la réunion organisée à Paris par l’AEAR, La Politique, la culture, op. cit., p. 78.

64 Voir André Malraux, « Trotsky », Marianne, 25 avril 1934, p. 3.

65 Discours de compte rendu du Congrès des écrivains soviétiques, 23 octobre 1934, paru dans Monde et Commune, repris dans La Politique, la culture, op. cit., p. 109-117.

66 Introduction à Romain Rolland, L’Indépendance de l’esprit, op. cit., p. 9.

67 Jean Guéhenno, Dernières lumières, derniers plaisirs, op. cit., p. 19.

68 Voir Michael David-Fox, « The Fellow Travelers Revisited. The “Cultured West” Through Soviet Eyes », Journal of Modern History, no 7, 2003, p. 300-335 ; Sophie Cœuré, La Grande lueur à l’Est. Les Français et l’Union soviétique 1917-1939, Paris, Seuil, 1999 ; et Rachel Mazuy, Croire plutôt que voir. Voyages en Russie soviétique 1919-1939, Paris, Odile Jacob, 2002.

Source : https://journals.openedition.org/itineraires/1422

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