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La peste brune, Daniel Guérin

samedi 8 février 2020, par Robert Paris

"Ce ne sont pas les "excès" révolutionnaires du prolétariat, c’est au contraire la "carence" de ses mauvais bergers (réformistes)qui a contribué à la victoire du fascisme."

Daniel Guérin, dans "Quand le fascisme nous devançait", introduction à "La peste brune"

"Au terme de cette enquête et de ce voyage, je dirai seulement ce dont je suis sûr.

J’ai vu la peste brune passer par là. J’ai vu ce qu’elle a fait d’un grand pays civilisé. Mon témoignage est pur de tout chauvinisme. Vous ne m’aurez pas entendu dire, comme on l’a murmuré jusque dans nos propres rangs socialistes, ici en France : "Tout cela est arrivé... parce que ce sont des Boches !"

Je ne dirai pas davantage, avec le leader social-démocrate Wels, que la classe ouvrière allemande ne s’est pas montrée à la hauteur... Si ses chefs l’ont trahie, ce n’est pas la volonté de lutte qui lui a manqué, qui lui manque encore.

J’ai vu, de mes yeux, le fascisme. Je sais aujourd’hui ce qu’il est. Et je songe qu’il nous faut faire, avant qu’il soit trop tard, notre examen de conscience. Depuis dix ans, nous n’avons pas prêté au phénomène une attention suffisante. César de Carnaval, blaguait Paul-Boncour. Non, le fascisme n’est pas une mascarade. Le fascisme est un système, une idéologie, une issue. Il ne résout certes rien, mais il dure. Il est la réponse de la bourgeoisie à la carence ouvrière, une tentative pour sortir du chaos, pour réaliser, sans trop compromettre les privilèges de la bourgeoisie, un nouvel aménagement de l’économie, un ersatz de socialisme.

J’ai appris en Allemagne que, pour vaincre le fascisme, il faudrait lui opposer un exemple vivant, un idéal de chair... Ah ! si l’URSS, redevenue république des Soviets, pouvait comme après 1917, être un pôle d’attraction irrésistible !

J’ai appris que, si la carence ouvrière se prolonge, le fascisme se généralisera dans le monde. Attendrez-vous, ici, que pleuvent les coups de matraque ? Le fascisme est essentiellement offensif : si nous le laissons prendre les devants, si nous restons sur la défensive, il nous anéantira. Il use d’un nouveau langage, démagogique et révolutionnaire : si nous ressassons, sans les revivifier par des actes, les vieux clichés usés jusqu’à la corde, si nous ne pénétrons pas jusqu’au fond de ses redoutables doctrines, si nous n’apprenons pas à lui répondre, nous subirons le sort des Italiens et des Allemands. Enfin, le fascisme est essentiellement un mouvement de jeunesse. Si nous ne savons pas attirer à nous la jeunesse, satisfaire son besoin d’action et d’idéal, elle risque de nous échapper et même de se retourner contre nous. Si nous ne purgeons pas notre action du moindre vestige de nationalisme, nous creuserons, nous aussi, sans le vouloir, le lit d’un national-socialisme. Qui sait, ce lit est peut-être, chez nous, déjà en train de se creuser..."

I- AVANT LA CATASTROPHE (1932)

A la fin août 1932, je décide d’entreprendre en Allemagne un grand voyage à pied, sac au dos, selon les rites germaniques. (...) Apparait le gite que nous cherchions, l’auberge de jeunesse. (...) La salle commune est déjà pleine : jeunes de quinze à vingt ans, voix mâles, visages volontaires. (...) On nous explique qu’il n’y a pas si longtemps la jeunesse allemande s’intéressait beaucoup plus aux champions et aux stars qu’à Hitler ou à "Teddy" Thälmann (PC). mais le chômage, la misère, l’entrée en scène tapageuse du national-socialisme ont tout changé. Au fond des regards de mes jeunes compagnons, je lis, parce qu’ils ont dix-huit ans la joie de vivre, mais aussi l’angoisse et la faim. (...) La contagion du fanatisme politique a gagné jusqu’aux impubères. un gamin de treize ans me crie son amour pour le Fürher, une fillette m’explique gravement le dernier discours du chancelier von Papen. peu de non engagés. chacun a pris parti. (...) la salle commune s’est vidée peu à peu. Pourtant aux extrémités opposées, deux groupes demeurent. Dans la pénombre, de petits écolier tiennent chacun un recueil de chansons à la main. Sous la conduite de leur magister, ils entonnent des airs martiaux où il est question de héros victorieux et d’ennemis en déroute. (...) A l’autre bout de la salle d’autres "ajistes", indisposés par cette démonstration, observent, muets, renfrognés. L’un d’eux serre dans ses doigts crispés la "Rote Fahne", le quotidien communiste. (...) Jusqu’à l’heure réglementaire de l’extinction des feux, nazis et révolutionnaires resteront ainsi face à face, dans un état de veillée d’armes.

Un jeune murmure à mon oreille, tandis que nous gagnons notre dortoir :
 Vois-tu nous sommes dressés les uns contre les autres. les passions sont chauffées à blanc au point qu’il nous arrive de nous entre-tuer, mais nous voulons au fond la même chose...

 Vraiment ?

 Oui, la même chose, un monde nouveau, radicalement différent de celui d’aujourd’hui, un monde qui ne détruise plus le café et le blé, tandis que des millions d’hommes ont faim, un nouveau système. Mais l’un croit dur comme fer qu’Hitler lui donnera et l’autre que ce sera Staline. Il n’y a entre nous que cette différence...

(...)

Mais, dans cette Allemagne de l’été 1932, les « ajistes » qui cheminent par goût sont moins nombreux que les vagabonds par nécessité. Un demi millions de chômeurs, au bas mot, errent sur les routes. Ils n’ont droit à aucun secours, le plus souvent parce qu’un membre au moins de leur famille a conservé un emploi. Las de se tourner les pouces dans leur triste faubourg et d’être à charge au foyer paternel, ils partent avec le printemps et roulent leur bosse jusqu’à la fin de l’automne. Certains déambulent ainsi depuis plusieurs années, sans but, vivant d’aumônes, gîtant dans des asiles ou des étables. (…) Ils sont blagueurs et fatalistes, certains même cyniques et serviles : si l’on veut manger, il faut savoir ne déplaire à personne. Ceux-là, le jour venu (et nous ne savons pas encore que ce jour est si proche) se vendront au plus offrant ; ou bien leurs rancoeurs trop longtemps accumulées, exploseront avec brutalité et, sur les boucs émissaires qui leur seront désignés, ils cogneront à tour de bras.

(…) D’une poche déchirée, ils tirent avec précaution un carnet crasseux, leur officiel « livret de nomade ». Sur des pages et des pages, c’est une longue suite de localités, inscrits à l’encre ou au crayon, apposés au moyen de tampons. (…) Un cycle infernal. Il ne prendra fin que par l’enrôlement dans les « chemises brunes » ou l’embauche dans les usines d’armement.

Mais, en attendant, le gouvernement préfasciste embarque déjà quelques uns de ces trimardeurs, à titre de « volontaires » dans des camps de travail militarisés. Crever de faim ou se laisser embrigader, telle est, pour la jeunesse allemande de 1932, l’alternative.

Du pont de Kehl à l’entrée de la Saxe – long itinéraire parcouru tantôt à pied tantôt en train – une impression dominante : la population a déjà basculé du côté des nazis. C’est une épidémie qui exerce partout ses ravages, dans les villes comme dans les campagnes.

Sur chaque place de village, un grand mât insolent, visible de loin, porte un énorme étendard rouge, d’un rouge criard, strié de la noire croix gammée ; les murs de la mairie ou de l’école sont garnis de panneaux d’affichage sur lesquels sont apposés, chaque jour, les pages du quotidien national-socialiste. Sur les tables des brasseries, encartés dans de luxueuses reliures, les magazines du parti.

Je suis entré chez des paysans, afin de leur acheter des œufs et du lait. Sur les murs, des portraits du Führer découpés dans quelque illustré et collés grossièrement.

  Notre sauveur ! articule le père, avec une opaque certitude.

On étale devant moi la pile de tracts hitlériens reçus de la dernière campagne électorale. Il y en a de tous les formats, de toutes les couleurs. Le fils me déclare d’une voix rude qui n’admet ou n’imagine même pas la contradiction :

  La liste nationale-socialiste a eu chez nous la majorité absolue !

La mère, elle, cherche fébrilement dans une armoire. Enfin elle a tiré de sa cachette une boite de cigares et me la présente. Je proteste que je ne suis pas fumeur. Alors, elle l’ouvre, en tire une liasse de billets de banque jaunis et me lance, tandis que le fils me jette un regard dur :

  Tout notre avoir ! Tout ce que nous avons épargné durant vingt années d’un travail de forçats. Cela ne vaut plus rien … pas un pfennig, monsieur ! Les sociaux-démocrates, avec leur inflation, nous ont tout pris.

Dans les villes, battant le haut du trottoir, bottes et baudriers trop neufs ou trop bien cirés, les jeunes SA déambulent. Autour des « maisons brunes » gardées par de nombreux factionnaires, un Etat dans l’Etat qui est déjà l’embryon d’un nouvel Etat, règne une agitation intense : allées et venues, foule de curieux et de sympathisants. (…)

Mais, dans les centres industriels, nous rencontrons tout de même des « rouges ». Un dimanche, nous entrons dans un gros bourg près de Stuttgart – rues vides, ennui dominical, cantiques et tintements de cloches – lorsque soudain l’internationale nous fait sursauter. Mon compagnon sourit de mon émoi. Je suis en arrêt, comme un chien de chasse, reniflant, cherchant d’où vient le chant. Le son nous conduit jusque dans l’arrière-salle d’une brasserie, où garçons et filles nous accueillent chaleureusement, avec des points tendus et des « Rot front ! ». Ils font partie d’un club sportif prolétarien de Stuttgart et, comme ils regagnent cette ville, au terme d’une randonnée dominicale, ils nous invitent à monter avec eux dans leur camionnette. (…) Le long du trajet, à travers les interminables faubourgs de Stuttgart, ils entonnent le répertoire entier des chants rouges, soulevant partout l’enthousiasme. Familles en promenade, amoureux en goguette, femmes sur le pas de leur porte, bambins dans le ruisseau, gentils cyclistes au guidon fleuri, tous, le visage illuminé, lèvent le poing et nous crient frénétiquement :

  Rot front !

Je vais mieux. Je reprends confiance. J’ai senti, tout contre moi, physiquement, ce que je crois être la force du prolétariat révolutionnaire allemand.

Mais le mouvement syndical offre, le plus souvent, et surtout dans les grandes villes, un spectacle beaucoup moins réconfortant. Ainsi la maison du peuple de Dresde. Maison est trop peu dire. Nous avons devant nous un building colossal, œuvre d’un architecte de la dernière cuvée.

Nous sommes d’abord entrés dans la salle de brasserie (de la maison du peuple). Atmosphère silencieuse et douillette de bonne chère. (…) La carte, longue liste de mets raffinés, d’un prix manifestement inaccessible aux bourses ouvrières. A une table voisine, deux ou trois gros consommateurs se livrent à une formidable partie de cartes, en avalant de formidables bocks et en donnant de formidables coups de poing.

Et, tout d’un coup le sens du mot « bonze » par lequel communistes et nazis s’accordent pour désigner les dirigeants réformistes, prend pour moi toute sa signification. Les joueurs de cartes, nos voisins, ce sont des « bonzes ». Nous sommes tombés dans un repaire de « bonzes ». Braves gens au demeurant. Lorsqu’ils apprennent que nous sommes des camarades français, ils nous invitent cordialement à nous joindre à leurs libations. Le teint fleuri, épais, sans flamme, confinés dans leur douillet petit univers bureaucratique et corporatif, ils m’inspirent l’envie de les prendre par le col de leur veste et de les secouer. Sept ou huit millions de prolétaires allemands crèvent de faim et d’autres millions travaillent le ventre à demi vide. Le péril fasciste est à la porte. Mais les « bonzes » de Dresde se donnent du bon temps.

Comme ils ont la courtoisie de nous faire visiter cette « Maison du peuple » qui n’appartient plus au peuple, nous voici emportés par des ascenseurs animés du mouvement perpétuel. (…) On ne nous épargne rien, ni les salles de réunion, grandes pièces claires revêtues de couleurs vives et audacieuses, où les syndiqués, comme s’ils étaient gênés par l’ambiance, observent un silence guindé, ni l’hôtel dont les coûteuses chambres aux meubles Louis XV, s’ouvrent en de rares occasions, à des parlementaires sociaux-démocrates en tournée de propagande. (…) Derrière l’esbroufe de ce palais, il y a des millions d’hommes sans pain et sans espoir, et d’autres qui méditent d’arracher à la classe ouvrière ses dernières conquêtes. Le vieux monde se désintègre. L’heure est venue de tout risquer. Pourtant, les bruits de la bataille ne franchissent pas ces murs, ils sont amortis par l’insonorisation de ce luxe.

La Maison du peuple de Dresde est le symbole et le produit d’une folie collective. Une mégalomanie de l’américanisation a tourné la tête à toute l’Allemagne. Tandis que les capitaines d’industrie bâtissaient des usines trois fois trop belles et d’une capacité de production trois fois supérieure aux besoins, tandis que les municipalités, les administrations publiques édifiaient des gares, des bureaux de poste ou des auberges de la jeunesse atteints de gigantisme, les « bonzes » syndicaux, pour ne pas faire moins bonne figure, engloutissaient les gros sous de leurs cotisants en de richissimes bâtisses. Mais, depuis la crise, ce luxe n’empêche pas les revenus des salariés de fondre et, à l’heure où il faudrait se colleter avec les « chemises brunes », il émascule des dirigeants endormis dans les délices de Capoue.

Comme je me risque à exprimer, avec des précautions de langage, le malaise que je ressens, mon guide m’explique, avec une lyrique obstination :
 Nous voulons que nos chefs aient de beaux bureaux, bien aménagés, parce qu’ils sont « nos » chefs… Chaque travailleur est fier que la classe ouvrière organisée ait pu réaliser de telles merveilles. Après avoir pénétré dans notre belle Maison du peuple il en sort avec l’idée d’élever sa condition …
Je ne me contiens plus :
 Ne croyez-vous pas, plutôt, qu’il n’aura plus désormais qu’une seule pensée : pour vivre mieux, devenir à son tour un « bonze » ?
Jamais sans doute langage si peu conformiste n’a troublé la quiétude de ce bureaucrate. Il cherche, en vain, une réponse.
 Et, dites-moi, si les « chemises brunes » envahissaient un jour votre Maison du peuple, comment vous défendriez-vous ?
La langue de mon interlocuteur s’embarrasse dans sa mâchoire :
 Si les … Vous dites. Si les … ?
Il sait par cœur combien ont coûté les appareils téléphoniques qui se déploient comme des accordéons, les classeurs métalliques, les fauteuils de bureau si profonds qu’on y perd la notion du temps et de l’espace. Mais cela… Non, vraiment, il n’y avait jamais pensé.

Quant aux communistes, ils ont déjà jeté par-dessus bord, livré en pensée à Hitler, tout cet appareil réformiste. Un grand garçon, maigre, au regard inquisiteur et orthodoxe et qui me dévisage du haut de ses 1, 90 mètres, me confie :
 Peu nous chaut que les nazis mettent la main sur ces palais et sur ces bonzes… Nous n’aurons rien à y perdre, nous autres… Au contraire ! Nous communistes, nous travaillerons beaucoup mieux dans l’illégalité que dans la légalité.
Demain, d’astucieux maraudeurs, profitant de désarroi et de l’indifférence populaires, s’empareront, sans coup férir, de cette vaine richesse. Et, dans ces palais, ils substitueront aux bonzes déchus leurs propres bonzes.

Le soir même, à Dresde, le national-socialisme étale devant nous sa force montante. Cela a commencé, dès l’après-midi, par les évolutions, au-dessus de la ville, d’une escadrille d’avions, rapides et bruyants, fonçant pour lâcher une pluie de petits papiers, puis reprenant leur essor, en formation de combat. Et, sur les routes qui convergent vers la capitale saxonne, c’est un défilé de nazis à pied, en bicyclette, en camion, accourant de tous les villages. Sur les gradins de l’immense stade sportif, une foule attend, debout. Public populaire, où les petits-bourgeois prévalent. C’est d’abord un interminable défilé militaire. A la faible lueur des projecteurs, au son d’une musique de bastringue, d’une désespérante banalité, les sections d’assaut s’avancent, une par une, drapeau en tête. Quand l’allure ralentit, ils piétinent mécaniquement dans la poussière, les bras ballants, marquant le pas.
Au passage de chaque étendard, dix mille bras se lèvent, saluent à la romaine. Et cela se produit vingt-cinq fois de suite. Après avoir fait le tour complet du stade, chaque section vient se ranger au carré, au centre du terrain, autour de tribune dressée pour les orateurs. Nous avons devant nous une mer de chemises brunes, au garde-à-vous.
Enfin, le chef attendu apparaît, nu tête, entouré de gardes du corps, salué par des « heil » enthousiastes. Botté et ceinturonné, cravate noire sur sa chemise brune, court sur pattes, chauve, un peu obèse, la lèvre inférieure proéminente, Gregor Strasser fait plus grotesque que martial. Dans le civil, il était apothicaire, et la panoplie dont il s’est affublé ne réussit pas à camoufler son allure de petit-bourgeois vulgaire. Mais il est très loin d’être sot. Il passe pour le plus doué et le plus « gauchiste » des dirigeants nazis. Certains disent même qu’il est le véritable chef du parti. En fait, sa forte personnalité fait ombrage à Hitler, qui le fera abattre comme un chien, le 30 juin 1934.
Pendant deux heures, les hauts-parleurs nous transmettront des tirades d’une démagogie forte éloquente et d’un pouvoir de conviction à ne point sous-estimer : « Le fait essentiel de l’heure est que plus de 90% de la population allemande considèrent le régime capitaliste comme ayant vécu et réclament autre chose… une économie nouvelle… un nouveau système... » (Cris de toutes parts. Oui, c’est cela. Jawohl !)
Et l’immense cœur d’entonner, comme un seul homme, le « Horst Wessel Lied » dans un élan d’hypnose collective.
Quand nous arrivons à Berlin, le 5 septembre, avec ce léger frisson d’impatience qui accompagne la découverte d’une grande capitale, nous sommes les témoins d’un changement à vue aussi brusque qu’inattendu.
On dirait, en effet, une ville de garnison dont toutes les troupes auraient, à la fois, quartier libre. Faisant contraste avec les juvéniles SA, cette soldatesque est marquée par les stigmates de l’âge. Sont-ce des « territoriaux », comme nous disions en France, ces gros hommes aux fesses monumentales, au ventre redondant, aux uniformes un peu fripés ? (…) De quelle trappe surgit-elle, cette vieille Allemagne militaire et impériale ? Elle a ressuscité, l’espace d’un matin, par la volonté du chancelier von Papen. C’est que les messieurs d’ancien régime, hobereaux, généraux, industriels, barons du « Herrenklub » (club des seigneurs), n’éprouvent pas une sympathie sans mélange pour les bandes plébéiennes d’Adolf Hitler. Ils se flattent de les contrebalancer par des cohortes plus rassies, trempées dans l’antique discipline prussienne. Ils consentiraient à la rigueur à partager le pouvoir avec ce parvenu qui débuta comme peintre en bâtiment, non à le lui livrer. Ils ont d’autres titres à gouverner le Reich : aux roturiers sans éducation ni expérience, ils céderaient, au besoin, quelques portefeuilles secondaires ; mais à eux les leviers de commande. (…)
Les « Messieurs », pourtant, seraient imprudents de crier victoire. S’ils ont pour eux les anciens combattants et une partie des cadres de l’armée, leurs points d’appui dans les masses et au Parlement sont plutôt faibles. Ils vont maintenant tenter de consolider leurs fragiles positions.
Le 12 septembre 1932, le Reichstag est convoqué pour une séance qui, murmure-t-on, pourrait bien être « historique ». (…) Voilà, tout d’abord, majestueuse dans ses bonnes manières, la social-démocratie : on dirait de vieux professeurs de province falots, des dames mûres et un peu collet monté. On a peine à imaginer que ce parti a pu être celui de Bebel et de Wilhelm Liebnecht. (…)
Le président Hermann Goering donne aussitôt la parole au député communiste Torgler. En quelques mots brefs, violents, habiles, le stalinien ouvre l’attaque contre le gouvernement. (…) Quand on dépouillera le scrutin, on saura que la vieille Allemagne n’a recueilli que 33 voix. Contre elle, marxisme et fascisme ont fait bloc. (…) Goering proclame alors que le gouvernement est renversé, qu’en conséquence le décret de dissolution du Reichstag, (…) par von Papen, est nul et non avenu.
Un bruit se répand dans Berlin comme une traînée de poudre : demain, l’armée occupera le palais du Reichstag – une armée de métier de 100.000 hommes, bien entraînés par sept ans de service, équipée à la moderne. Goering devra-t-il jouer les Mirabeau ? Les deux camps de la droite vont-ils s’affronter ? Mais ils ne tardent pas à se raccommoder. Une après la séance, apprend-on, Goering se dégonfle, s’incline devant la légalité constitutionnelle. Le Reichstag dans lequel le national-socialisme disposait de 230 sièges est bel et bien dissous. Les fanfarons hitlériens n’ont pas osé se frotter à la Reichswehr.
La vieille Allemagne, pour un bref moment, l’emporte. Mais elle ne désire pas davantage que le national-socialisme un conflit ouvert. En vain, les partis de gauche, plutôt que de s’unir, ont-ils tenté, croyant jouer au plus fin, de dissocier les deux camps adverses. Le troisième Reich, demain, naîtra, tout à la fois de la désunion prolétarienne et d’un compromis entre les anciens et les nouveaux messieurs. Le 12 septembre, il est déjà dans l’air.

(…) Un dimanche, dans les environs de Berlin, nous rencontrons par hasard, sur la route, une troupe étrange. (…) Visages vicieux, troubles, de voyous. (…) Des inscriptions telles que Wild-frei (sauvage et libre) ou Raüber (bandits). Au poignet, un énorme bracelet de cuir. (…) Un gang d’adolescents dévoyés, asociaux, une communauté de gars rejetés par la société. (…) Je ne peux me défendre d’une angoisse : celui qui saurait les enrégimenter pourrait bien faire de ces apaches de mi-carême de vrais bandits.

De la « Wild-clique » à Kuhle Wampe, il y a toute la distance qui sépare un univers d’un autre univers. Et, pourtant, l’un et l’autre sont le produit du chômage et de la misère des temps. Ici, nous n’avons plus affaire à des révoltés, mais à des révolutionnaires.

Kuhle Wampe, au bord du Muggelsee, est un camp de chômeurs berlinois. Eparpillées au bord du lac, sous les pins, les petites cases se ressemblent : simples montants en bois, revêtus de toiles de tente blanches ou zébrées. (…) M’entourent plusieurs camarades solides, au regard franc, vêtus d’un survêtement bleu marine et leurs jeunes femmes, souriantes, attentives. Ils m’expliquent :
 Vois-tu, l’air de Kuhle Wampe est meilleur que celui des faubourgs, et ce sont des vacances qui ne coûtent rien… Nous préférons aller chaque semaine, en vélo, toucher à Berlin nos indemnités chômage. Et puis, nous voulons montrer que des prolétaires savent vivre d’une vie intelligente et affranchie…

(…) Un autre soir, je suis l’invité d’un groupe de jeunesses communistes, dans la rouge Wedding. Une arrière-salle de café. Autour d’une grande table, garçons et filles font cercle. J’admire leur sérieux, leur niveau culturel, leur ardeur militante. Un tout jeune garçon qui a peut-être dix-sept ans, lunettes, geste volontaire, ouvre gravement la séance. Avec une volubilité, un savoir-faire qui me laissent pantois, il tente de justifier (sans doute pour se convaincre lui-même) la ligne du parti. Je lui préfèrerai moins de bagout car, ainsi rendu ensorcelant, son sectarisme, loin de rebuter l’auditoire, le rassure et l’envoûte. Il me semble que tout ce dévouement fraternel, toute cette foi révolutionnaire sont dépensés en pure perte. (…) A vrai dire, je n’ai pu trouver durant tout mon voyage un seul communiste qui, mis en confiance après un moment de conversation, s’affirme vraiment d’accord avec la tactique du parti. Les plus orthodoxes se répètent à eux-mêmes que « la ligne est juste », mais ils le font avec l’angoisse du croyant assailli par le doute. Quant aux plus courageux, ils dissimulent à peine leur malaise.

J’entre dans le bureau de chômage d’un quartier ouvrier. Dans une vaste salle, propre et aérée, de longues queues, résignées, muettes, y tracent des arabesques. A la sortie, les sans-travail stationnent le plus longtemps possible sur le trottoir. A quoi bon se presser ? N’est-ce pas, si l’on peut dire, « le dernier salon où l’on cause ». Et les conversations s’engagent, prenant vite le tour d’une âpre discussion politique. Ce n’est plus à l’usine, à l’atelier que les trois partis tendent leurs filets, mais ici. Des tracts, des petits journaux polycopiés sont distribués à foison. Parfois, entre rouges et bruns, éclate une bagarre sanglante.
Voici, précisément, qu’un cercle s’est formé, grossissant à vue d’œil. Ouvriers en casquette bleu-marine, jeunes, maigres, les yeux brillants. Je m’approche. Une altercation met aux prises deux d’entre eux. Ils crient fort et ne paraissent pas loin d’en venir aux mains. Je crois d’abord qu’il s’agit d’une dispute entre un nazi et un communiste. Mais ce sont deux frères ennemis.
L’aspect du social-démocrate est typique : travailleur rangé et sérieux, d’âge moyen, un peu grassouillet. Le communiste est plus jeune, plus bohême, plus ardent, et aussi plus décharné. Devant un auditoire qui compte les coups ils se lancent à la tête toutes les fautes, passées et présentes de leurs partis respectifs. La majorité des spectateurs opine visiblement pour le communiste. Mais le socialiste ne se laisse pas démonter, prend ostensiblement la défense de ses chefs. On les sépare à grand-peine.

Cependant, malgré la résistance des bureaucraties dirigeantes, un courant unitaire a pris naissance à la base. Nombreux sont les travailleurs qui perçoivent, enfin, que la mise en commun de leurs forces contre le péril fasciste est une question de vie ou de mort. En juillet et en août, après le coup d’Etat prussien, le front unique au sommet, c’est-à-dire d’organisation à organisation, a été spontanément réalisé en maints endroits. Mais chaque fois, à peine scellé, il s’est disloqué. Ailleurs, des pourparlers entamés, ont été, presque aussitôt, interrompus. Les directions centrales des deux partis ouvriers – malgré la forte pression de la base – sont demeurées irréductiblement opposés à l’unité d’action : les sociaux-démocrates, par peur de perdre la direction de leurs troupes, les communistes par obéissance servile aux ordres de Moscou et, aussi, la crainte de se déjuger en négociant avec des « social-fascistes ».
Et, chaque fois, le prétexte invoqué pour refuser le front unique, pour rejeter, en particulier, les propositions de grève générale commune faites, à deux reprises, par le Parti communiste au Parti social-démocrate, ça a été la question brûlante de la « trêve des critiques » : les communistes se refusant à cesser leurs attaques idéologiques contre les réformistes et, ces derniers n’acceptant le front unique que sous forme d’une confortable « trêve de dieu » où l’expression d’aucune opinion divergente n’égratignerait leur épiderme trop sensible.
Pourtant, le Parti communiste, à l’issue de sa grève manquée du 20 juillet, aurait dû tirer la leçon de l’échec. Comment, sans préparation, faire soudain quitter le travail à des ouvriers entretenus dans la haine du « social-fascisme », pour protester contre l’expulsion de ministres « social-fascistes » ? Mais, plus grave encore, la preuve est faite, désormais, que l’influence du parti, assez forte sur les chômeurs, est, sur les travailleurs organisés, quasi nulle : de toute évidence, une grève générale, sans le concours des ouvriers réformistes, est impossible. Alors, qu’attend le parti, depuis le temps qu’il se targue d’y parvenir, pour trouver enfin le chemin qui mène aux millions de syndiqués ?

Il faudra le dénouement tragique du début 1933 : l’arrivée de Hitler au pouvoir, l’incendie du Reichstag, la mise hors la loi du Parti communiste, pour que Moscou, trop tard, autorise enfin ses subordonnés à « renoncer aux attaques contre les organisations socialistes durant l’action commune ». Mais à ce moment la vague brune aura déjà tout submergé.

En attendant la défaite finale qui approche à grandes enjambées, les malheureux travailleurs allemands sont plongés dans le désarroi et la confusion les plus extrêmes. Je recueille des propos de ce genre :
 Pourquoi moi, ouvrier social-démocrate, dois-je considérer comme mon principal ennemi le voisin d’atelier qui est communiste ?
 Pourquoi moi, ouvrier communiste, dois-je échanger des coups, souvent mortels, avec le travailleur nazi qui fait la queue, à mes côtés, au bureau de chômage ?
Personne, en vérité, ne sait plus le pourquoi des choses. Aussi voit-on des ouvriers nazis prendre part aux grèves contre les décrets-lois de Papen. Et l’on voit aussi des égarés passer, avec une déconcertante aisance, d’un camp à l’autre : sociaux-démocrates de venant nazis, nazis se faisant communistes et vice-versa. Il est des nazis et des communistes que rapproche la haine commune de la social-démocratie et le slogan empoisonné de la « libération nationale ». Il est des socialistes et des fascistes que rapproche le mythe d’une économie dirigée, d’un syndicalisme d’intérêt général intégré dans l’Etat.

Et, surtout, la lassitude fait son œuvre. Aucun signe de reprise économique. Sera-t-on sans travail pour l’éternité ? Les partis politiques ont tant promis. On a lu tant d’affiches, parcouru tant de tracts. Il y a eu tant de campagnes électorales, tant de bulletins jetés en vain dans l’urne. Et c’est toujours la même chose. Pis encore aujourd’hui qu’hier. Les dernières libertés sont abolies ; les journaux ouvriers interdits ; dans les réunions publiques, je l’ai vu de mes propres yeux, un « schupo » insolent coupe la parole aux orateurs qui lui déplaisent.
Et, chez les plus égarés parmi les travailleurs, j’entends ce monologue qui pourrait bien sonner le glas de l’Allemagne démocratique : Ah ! si les chefs s’entendaient ! Mais cette perspective est mince et lointaine… Alors pourquoi n’écouterais-je pas ces nouveaux sauveurs, qui me promettent du pain, du travail, qui s’offrent à me libérer des chaînes du traité de Versailles et qui me jurent qu’ils sont, eux aussi, un parti ouvrier, révolutionnaire, socialiste. « Heil Hitler ! »
Pourtant, à l’automne 1932, il peut sembler, à l’observateur superficiel, que la marée fasciste marque un temps d’arrêt ou même qu’elle recule. Les messieurs du « club des Seigneurs », soutenus par le président Hindenburg et l’armée, paraissent, un instant, consolider leur pouvoir. Aux élections du 6 novembre, manigancées par von Papen pour remplacer le Reichstag qu’il a dissous, les national-socialistes perdent des sièges. L’imprudent Léon Blum s’empresse de vaticiner, dans le « Populaire » (du 9 novembre 1932) : « Hitler est désormais exclu du pouvoir. Il est même exclu, si je puis dire, de l’espérance du pouvoir. Entre Hitler et le pouvoir, une barrière infranchissable est dressée. »
Un militaire astucieux vient de succéder au chancelier von Papen, dont il était hier l’adjoint. Le général von Schleicher a compris qu’une simple résurrection de la vieille Allemagne impériale, voire une restauration monarchique, n’aurait aucune chance de durer. L’armée, si elle veut canaliser, ou neutraliser ou même évincer Hitler, doit faire du neuf. Aussi le général rêve-t-il d’instaurer en Allemagne, avec l’appui simultané des syndicats ouvriers et de l’aile de gauche du national-socialisme, une sorte de « bonapartisme » ou de fascisme larvé : capitalisme d’Etat à la prussienne et corporatisme à la Mussolini. Il picore tout à la fois dans les programmes des nazis et des socialistes les boniments qui peuvent le servir ; il débauche dans les deux camps, non seulement des idées, mais des hommes. (…) Mais l’intrigue est trop byzantine, et aussi trop tardive, pour réussir. (…) Le vieux président Hindenburg congédie le chancelier von Schleicher et, le 30 janvier 1933, à l’instigation de Papen et de ses barons, il installe Hitler au pouvoir. (…) La nuit est tombée sur l’Allemagne. »

II – Après la catastrophe

En avril-mai 1933, Hitler déjà installé au pouvoir, j’entreprends un nouveau voyage en Allemagne, non plus à pied mais à bicyclette. (…) Rentré en France, j’ai la stupeur de constater que mon témoignage, même au sein du parti socialiste, se heurte à l’incrédulité.

Préface à la réédition de 1945

Les Français d’aujourd’hui n’ont plus besoin, hélas ! d’être renseignés sur la barbarie nazie. La marée brune qui déferla sur l’Allemagne, dès 1933, a passé, depuis, sur notre sol. Elle vient seulement de s’en retirer. Nous en sommes encore meurtris.

Le lecteur ne trouvera donc pas, dans ce témoignage, des raisons de haïr davantage. Il en déjà suffisamment. Les images qui vont défiler devant lui l’induiront peut-être à d’autres réflexions. Pendant quatre ans, nous n’avons vu de l’Allemagne que la face bestiale de l’hitlérisme. Rien d’étonnant à ce que nous ayons fini par confondre ces brutes avec le peuple allemand. Le « documentaire » que voici nous rappelle qu’il existe une « autre Allemagne ». Il apporte la preuve que l’élite des travailleurs allemands, loin de s’être faits complices de Hitler, furent les premières victimes de la barbarie brune.
Il nous remémore que cette autre Allemagne, après avoir vainement tenté d’endiguer le flot hitlérien, a continué, sous la terreur, dans la clandestinité, dans les camps et les prisons, une lutte historique, parallèle à celle que nous aussi, sous la terreur, dans la clandestinité, nous avons menée ici.
L’ouvrier français Timbaud était du même avis qui, devant le peloton d’exécution, cria : « Vive le Parti communiste allemand ! »
Les déportés du camp de Buchenwald étaient du même avis lorsqu’au lendemain de leur libération, ils écrivirent dans une « Humanité » polycopiée : « Nous savons qu’il y a deux Allemagnes – l’une, celle de Hitler, qu’il faut exterminer, l’autre l’Allemagne antifasciste qu’il faudra aider. » (…)

Le raz de marée

A quelques centaines de kilomètres d’ici, des hommes comme nous se meuvent dans un autre monde, un monde fermé, où rien de ce qui compose nos habitudes de penser, de sentir, de combattre n’est plus admis. L’an dernier, pressentant la catastrophe, j’avais voulu faire connaissance avec cette Allemagne socialiste et révolutionnaire, aujourd’hui piétinée, assassinée.
Quand je ferme les yeux, je revois ces grandes foules ouvrières, ardentes et disciplinées, ces Maisons du peuple si belles – trop belles ; j’entends ces chants mâles des jeunesses prolétariennes. Je songe à ce lent et sûr mouvement vers l’unité d’action qui, dans les profondeurs, gagnait les masses…
La peste brune a passé par là.
Quels sont exactement ses ravages ? Que reste-t-il de cette Allemagne que nous avons connue, comprise, aimée ?
Je suis retourné là-bas. A bicyclette, de Cologne à Hambourg, de Hambourg à Berlin et à Leipzig, me mêlant aux hommes des villes et des campagnes, gîtant, comme l’an dernier, dans ces auberges de jeunesse qui sont à elles seules un microcosme de Germanie, j’ai tenté de voir, d’écouter, d’expliquer.
Un socialiste voyageant aujourd’hui de l’autre côté du Rhin a comme l’impression d’explorer, après un tremblement de terre, une cité en ruine. Ici, il y a quelques mois encore, était le siège du parti, du syndicat, du journal ; là-bas la librairie ouvrière. D’énormes pavillons à croix gammée pendent aujourd’hui sur ces immeubles. Cette rue était une rue « rouge » ; on savait s’y battre. Aujourd’hui, on y rencontre seulement des hommes muets, au regard inquiet et triste, tandis que les gamins vous brisent le tympan avec leurs « Heil Hitler ! ».
Tout ce que nous aimions dans l’Allemagne d’hier, tout ce que nous reverrons un jour, dans l’Allemagne de demain, la marée brune l’a, non pas annihilé, mais recouvert. Il faut aller dans le fond des demeures et dans le fond des cœurs, pour retrouver la conscience de classe, la chaude camaraderie, le sens de la vie collective, la maturité et la culture, la foi révolutionnaire qui sont, qui restent les vertus de nos camarades allemands. Cette flamme-là, en dépit de l’acharnement avec lequel on veut l’éteindre, brûle toujours, mais dans l’ombre et le silence. En revanche, l’autre Allemagne s’étale au grand jour, avec toutes ses laideurs, ses mauvais instincts réveillés, sa brutalité et son bruit de bottes. (…)
La vague hitlérienne (…) a surgi du fond du peuple allemand. C’est parce qu’elle est « populaire » qu’elle fut irrésistible, qu’elle a tout balayé, que les partis ouvriers, divisés, n’ont pu lui faire front, que la vieille Allemagne réactionnaire et féodale a dû, à contrecoeur, lui céder la place.
Certes, la lie de la population a trouvé asile dans l’armée brune. Elle y matraque, elle y joue du revolver à cœur joie. Mais derrière elle, il y a la masse paysanne, souffrant de la mévente de ses produits ou de ses bas salaires, toute la classe moyenne en décomposition, ces petits-bourgeois ruinés par l’inflation, par la crise, luttant contre la concurrence du grand capital, contre la prolétarisation qui les guette ; et il y a aussi de larges couches ouvrières dont la faim et l’oisiveté ont détraqué les nerfs ; et surtout la jeunesse, sans pain, sans travail, sans avenir.

Il faut avoir de ses yeux vu ce que l’Allemagne a souffert ces dernières années – et souffre chaque jour davantage -, non certes pour excuser, mais pour comprendre. Il faut avoir connu les queues au bureau de chômage – acte essentiel d’une vie sans actes -, le morceau de pain tenant lieu de repas, les petits chômeurs vagabondant, le ventre vide, sur les routes ou chantant leur complainte dans les cours des maisons ouvrières, pour découvrir le secret de cette folie collective, pathologique, désespérée.
Et cette immense masse, confusément, avec des nuances diverses, appelle le socialisme, pour lequel elle se sent prédestinée, duquel elle attend la fin de son calvaire. Ce socialisme qu’au cours des quatorze dernières années les partis prolétariens lui ont promis, sans réussir à le lui donner, elle croit dur comme fer que Hitler lui apporte. Paysans de l’Est qui espèrent le partage des terres, petits boutiquiers qui exigent d’être protégés contre le grand capital commercial et financier, prolétaires que seule une « Révolution » peut satisfaire, ces hommes et ces femmes forment la vague de fond, à laquelle rien n’a résisté, qui continue aveuglément sa marche. (…) Mais huit millions de chômeurs et leurs familles attendent du pain ; mais la soif de socialisme est profonde dans le cœur de l’Allemand. (…) Nous irons d’abord chez l’adversaire, chez les vainqueurs du jour. Puis chez nos amis de l’autre Allemagne, qui, dans l’illégalité, sous la terreur, par petits groupes de militants sûrs, oubliant les querelles fratricides du passé, continuent la lutte. Ils nous accueilleront par cette simple phrase : « Nous sommes restés ce que nous étions. »
La peste brune a passé, sans les abattre.

Jeunesse en folie

Il faut, pour commencer, que vous me suiviez chez les fous. Tant pis si vous avez de la peine à comprendre ; vous ferez comme moi : vous dominerez vos nerfs.

Quand je rassemble mes souvenirs et que je cherche la date précise de mon entrée dans ce domaine fantastique, une image se présente : l’auberge de jeunesse d’Essen, un dimanche après-midi. Essen, la triste cité ouvrière, grise et morne, la ville de Krupp… dans ce gîte, l’an dernier, vous auriez trouvé de tranquilles usagers, occupés à préparer leur collation du soir.
Mais, aujourd’hui, la salle commune est pleine à craquer, non pas de jeunes trimardeurs, mais de garçons et de filles d’Essen, enfants de prolétaires. Qu’il fait chaud ! Odeur de renfermé, odeur de cuir. Car ils sont bottés et ceinturonnés pour la plupart, ces jeunes travailleurs ; et sur leur chemise kaki, la cravate des Jeunesses hitlériennes, fait une tâche noire. Les filles portent de petites vestes brunes, très masculines, très militaires, avec, à la boutonnière, l’insigne de la croix gammée.

Jamais, dans une auberge de jeunesse, je n’avais ressenti une pareille gêne. J’ai l’impression d’être de trop. Va-t-on me prier de sortir ? Non, on fera comme si je n’étais pas là. On me traitera avec un superbe dédain ; on ne cherchera même pas à comprendre ce que peut ressentir un étranger, un homme de l’autre monde, un homme qui ne claque pas les talons, qui dit bonjour et non « Heil Hitler ! »

Il y a des musiciens, des joueurs de guitare, dans cet conglomérat de jeunes êtres, dans cette soldatesque adolescente. Je songe aux charmantes chansons de route, si tendres, si « bohêmes », entendues l’an dernier. Mais l’heure n’est plus au romantisme. Ils pincent les cordes de leurs instruments avec des doigts de fer, ils braillent à tue-tête, comme un seul homme, les hymnes du jour : « Les sections d’assaut sont en marche… Le drapeau d’Hitler nous appelle au combat… » Pas une seconde détente. On voudrait entendre une plaisanterie, un mot galant, un rire sonore. Sans reprendre souffle, ils recommencent. Tout le répertoire y passe ; les vitres en tremblent.

Sans doute, quand on chante ainsi en chœur, on ne sent pas la faim ; on n’est pas tenté de chercher le « comment » et le « pourquoi » des choses. On doit avoir raison, puisqu’on est cinquante, au coude à coude, à hurler le même refrain.

Tout y passe, même les airs « patriotiques » de la vieille Allemagne. L’ennemi, le franzose, en prend pour son grade, comme le « Boche », dans nos cocardières chansons.
Un jeune voisin, moins fanatisé que les autres, se penche vers moi et me souffle à l’oreille :

 J’espère que tu ne comprends pas les paroles…

Mais les autres sont incapables d’éprouver même cette inquiétude.

Enfin, une accalmie. Pour dire quelque chose, je fais allusion à la misère, aux huit millions de chômeurs.

 Plus maintenant ! interrompt un petit gars d’une douzaine d’années, sur un ton de surprise et de reproche.

Et les autres, en chœur encore, précisent :

 Hitler a promis qu’en quatre ans il n’y aura plus de chômage…

Réponse mécanique, immanquable, que j’entendrai chaque jour, pendant des semaines, sur la bouche d’adolescents, d’adultes et de vieillards.
Le père aubergiste, un exploité de chez Krupp, avec sa casquette bleue de prolétaire, contemple, de l’embrasure de la porte, cet effarant spectacle. Mais il courbe la tête et se tait.
Je respecte son silence. Tant d’efforts et tant de luttes, dans cette Ruhr ouvrière, pour en arriver là !

A Lübeck, c’est pire encore. L’auberge de la jeunesse, hier foyer des Jeunesses socialistes, est occupée par les chemises brunes. Le père aubergiste est un jeune SA, botté et sanglé. Très courtois d’ailleurs. Quand on lui demande un renseignement, il se met au garde-à-vous, claque les talons, fait une réponse brève de planton bien dressé.

Des sections d’assaut ont logé quelques jours dans l’auberge, et de vagues relents de caserne y flottent encore. (…)

Dimanches hitlériens

Le septième jour de chaque semaine, la folie collective ne connaît plus de bornes.

Cela commence dès sept heures du matin, autour du haut-parleur : hymne de « Horst Wessel », révolution nationale, Allemagne réveillée… On saute du lit, les nerfs déjà en pelote. Au mur, un portrait géant d’Adolf achève de vous saouler. On sort les drapeaux rouges à croix gammée, si vastes que les voisins de l’étage au-dessous devront renoncer aux rayons du soleil. On boit vite la tasse d’ersatz de café ; qu’importe si l’humble tranche de pain noir ne remplit pas l’estomac ! L’Allemagne s’est réveillée : la vie est belle. (…)

Maintenant, dans chaque quartier, devant la brasserie qui sert de permanence à leurs organisations respectives, les SA et les SS, les Jeunesses hitlériennes se ressemblent. Aux fenêtres des maisons, de grosses mamans attendries contemplent le spectacle. Les jeunes gars sont déjà alignés, immobiles, la tête haute, le menton serré sous la visière de leur coiffure. Appel, inspection des tenues. Repos ! Un jeune chef lance d’une voix rauque des mots sonores :

 Vous êtes les soldats inconnus de l’armée brune. Demeurez prêts à mourir pour Hitler, pour la révolution, pour la patrie !

(…) A onze heures, a annoncé le « Beobachter », aura lieu, sur l’esplanade, une grande concentration de SA et de SS. De toutes parts, les sections arrivent. Les commandements s’entrecroisent. Les talons claquent. La foule grossit de minute en minute. Beaucoup de petits-bourgeois, de femmes. Peu de prolétaires. (…)

Bientôt, l’esplanade n’est plus qu’un immense carré humain, képis bruns et képis noirs. Depuis une heure déjà, les hommes sont debout.

Enfin, les grands chefs arrivent, ridiculement sanglés, leurs grosses fesses comprimées dans d’étroites culottes. Revue. Des milliers d’êtres au garde-à-vous. Puis, l’inévitable discours diffusé par les haut-parleurs, qui exalte la révolution nationale. Mots creux, éloquence grossière et primitive, mais habilement calculée. L’orateur, un von quelque chose, sans doute un ancien officier de Guillaume II, sait oublier pour un moment le beau langage. Et ces vociférations enrouées secouent jusqu’aux entrailles cette jeunesse aigrie, ces chômeurs faméliques.

La pluie s’est mise à tomber. Bientôt, c’est un déluge. Les chemises brunes, détrempées, prennent une couleur terreuse. Personne ne bronche. Une heure encore, le discours se poursuivra sous les rafales d’eau. Seulement, de temps à autre, un vide se produit dans les rangs. Un homme tombe, de froid et de faim. Des infirmiers discrets s’empressent de l’évacuer.

 Heil ! Heil ! Heil ! hurlent enfin, en guise de conclusion, cinq mille poitrines glacées.

Puis, l’une après l’autre, les sections s’ébranlent. La marche dominicale d’entraînement commence. Trente kilomètres à travers la campagne, musique en tête.

"La Peste Brune", 1932

Lire ici : Daniel Guérin, La peste brune

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