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Notice sur la vie et l’oeuvre de Paul Langevin

lundi 15 mai 2023, par Robert Paris

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Notice sur la vie et l’oeuvre de Paul Langevin, par Louis de Broglie

La fin du XIXème siècle et le début du XXème ont été pour la physique une période de merveilleux progrès qui ont ouvert devant cette science des horizons entièrement nouveaux. C’est alors qu’étendant ses investigations jusqu’aux entrailles mêmes de la matière et explorant ses architectures les plus fines, elle est parvenue à établir par des preuves directes la structure discontinue de la matière et de l’électricité et à percer progressivement les mystères dont s’entouraient la constitution et la stabilité des édifices atomiques. En même temps, nos connaissances sur les radiations faisaient un bond prodigieux en avant : complétant l’oeuvre magnifique de James Clerk Maxwell qui avait reconnu dans la lumière une catégorie particulière de radiations électromagnétiques, la découverte des ondes hertziennes, celle des rayons X, celle enfin des rayons gamma des corps radioactifs permettaient d’établir un catalogue de radiations électromagnétiques dont les longueurs d’onde s’échelonnaient depuis 10^(-10) cm jusqu’à des dizaines de kilomètres. Tandis que l’habileté des expérimentateurs et la finesse sans cesse accrue de leurs techniques amenaient chaque jour des découvertes nouvelles d’un inexprimable intérêt, la théorie cherchait à interpréter et à relier les faits ainsi peu à peu mis hors de doute. S’appuyant sur la certitude maintenant acquise d’une constitution atomique de la matière, la théorie cinétique des gaz, bientôt complétée et étendue par les méthodes générales de la mécanique statistique, donnait des propriétés observables des corps à grande échelle et en particulier des lois de la thermodynamique une saisissante interprétation conformément aux idées du mécanisme universel alors très en vogue, les apparences macroscopiques observables à notre échelle apparaissaient ainsi comme le résultat statistique d’innombrables mouvements d’éléments extrêmement petits s’opérant suivant les lois classiques de la mécanique. Pendant ce temps, poursuivant et complétant l’oeuvre de Maxwell, Hendrik Antoon Lorentz introduisait dans la théorie de l’électromagnétisme la notion de corpuscule d’électricité suggérée par la mise en évidence des électrons. Cette théorie des électrons permettait d’étudier les interactions de la matière et du rayonnement et conduisait ainsi à de belles interprétations de phénomènes connus et à la prévision de phénomènes nouveaux dont la découverte, par exemple celle de l’effet Zeeman, venait ensuite apporter aux spéculations des théoriciens une sensationnelle confirmation. Mais c’est la destinée, à la fois magnifique et douloureuse, de la recherche scientifique de n’être jamais terminée et de ne franchir victorieusement un obstacle que pour en voir apparaître de nouveaux sur sa route. Vers 1900, les physiciens qui possédaient une connaissance approfondie de l’état actuel de leur science ressentaient un certain malaise : ils savaient que la théorie électromagnétique, malgré ses éclatants succès, se heurtait à de grandes difficultés quand elle abordait l’étude des corps en mouvement et que des expériences précises, dont la plus connue était celle d’Abraham Michelson, paraissaient démontrer l’impossibilité de mettre en évidence par des expériences faites à l’intérieur d’un système le mouvement de ce système par rapport à l’éther, ce qui était contraire à toutes les conceptions admises jusque-là et aux prévisions qu’on en déduisait. Il y avait là une redoutable énigme dont devait naître, peu après, une des deux grandes révolutions de la physique moderne : l’éclosion de la théorie de la relativité grâce au génie d’Albert Einstein. D’autre part, l’analyse des interactions entre la matière et le rayonnement rendue possible par la théorie des électrons et qui avait conduit dans beaucoup de cas à de remarquables succès venait de subir un échec retentissant dans l’étude du problème capital de la répartition spectrale des énergies dans le rayonnement noir : cette analyse fournissait en effet sans ambiguïté une loi de répartition spectrale à la fois absurde et condamnée par l’expérience. Et cet échec, à la réflexion, apparaissait comme très grave, car tous les modes de raisonnement compatibles avec les idées alors classiques conduisaient à cette fâcheuse loi de Rayleigh-Jeans aussi inadmissible en principe qu’inexacte en fait. De ce point de vue, une réforme complète des conceptions admises paraissait s’imposer, comportant l’introduction d’au moins un élément tout nouveau. Cet élément, dans une géniale intuition, Max Planck l’avait aperçu en 1900 quand il introduisit dans la physique ce mystérieux "quantum d’action" qui n’a pas cessé depuis d’y régner en maître, tout au moins à l’échelle des atomes. Par cette hypothèse hardie, Planck avait pu trouver une loi acceptable et conforme à l’expérience pour la répartition spectrale du rayonnement d’équilibre thermique. Mais ce succès, malgré son importance, paraissait confiné dans un domaine bien restreint, et nul ne soupçonnait encore l’immense révolution que l’apparition des quanta allait entraîner dans des régions de plus en plus étendues de la physique. C’est dans cette atmosphère intellectuelle d’intense bouillonnement d’idées provoqué par d’admirables découvertes et de remarquables expériences que Paul Langevin commença une carrière scientifique qui devait rapidement s’annoncer comme des plus brillantes. Après de remarquables recherches de laboratoire où il se montra aussi bon expérimentateur pour l’observation des faits qu’excellent théoricien pour leur interprétation, il allait devenir pour de nombreuses années le grand maître de la physique théorique en France à une époque où cette importante discipline, si glorieusement représentée chez nous pendant le XIXème siècle, connaissait une période d’éclipse momentanée dans notre pays. Auteur de remarquables études théoriques qui resteront dans l’histoire de la science, Paul Langevin fut au Collège de France et à l’École de physique et chimie un admirable professeur qui sut non seulement apprendre à ses élèves les théories déjà classiques à l’étranger, mais alors encore peu connues en France, de la mécanique statistique, de l’électromagnétisme et des électrons, mais aussi ces doctrines plus récentes, si difficiles à bien comprendre, mais si importantes par ce qu’elles apportent de radicalement nouveau : la théorie de la relativité et la théorie des quanta. Si Langevin, par ses travaux personnels dont nous dirons bientôt l’ampleur et la profondeur, a contribué à maintenir le renom de la physique française, notamment dans le domaine théorique, il a aussi assuré par son enseignement le lien entre la grande école des physiciens géomètres français du XIXème siècle et les savants plus jeunes que lui qui s’efforcent aujourd’hui de prolonger une tradition glorieuse de notre pays. Son influence fut également considérable pour la formation des chercheurs de la nouvelle école de physique expérimentale car, théoricien éminent, il sut toujours se tenir en contact avec les faits et les réalités concrètes du laboratoire. L’intelligence de Paul Langevin avait une grande envergure et bien des sujets divers tentaient sa curiosité d’esprit. Aimant les idées générales, il envisageait volontiers les aspects philosophiques des progrès de la physique et, venu, à une époque où les perspectives de la science se modifiaient sans cesse, il se plaisait à envisager dans son ensemble le panorama toujours changeant de nos connaissances et à en dégager les grandes lignes. Mais si, survolant les frontières nouvelles de la science, il s’élevait souvent jusqu’aux vues philosophiques d’ensemble, il savait aussi, quand cela était utile, revenir à l’étude détaillée des questions particulières et nous le verrons aborder l’examen de questions proprement techniques, notamment dans le domaine des ultrasons où son oeuvre restera, et apporter à ces problèmes des solutions originales et approfondies. On voit donc combien fut éminente la personnalité de Paul Langevin, combien variées furent ses activités intellectuelles, combien féconde fut l’influence qu’il exerça sur les jeunes générations. Résumer l’oeuvre de Langevin, c’est reprendre toute l’histoire de la physique depuis cinquante ans, et c’est là une tâche difficile sans doute mais d’un passionnant intérêt.

La famille Langevin est originaire de Falaise, dans le Calvados. Le grand-père de Paul Langevin, Jean-Charles Langevin, né à Falaise le 22 Prairial de l’an II, fut serrurier. Il avait fait partie de ces "Marie-Louise", jeunes conscrits adolescents que Napoléon leva en hâte quand, au moment de la retraite de Russie, il sentit la fortune lui devenir contraire. Jean-Charles Langevin prit part aux batailles de Lutzen et de Bautzen, puis, après le retour de la paix, il revint à son ancien métier, s’installa à Versailles et y fonda une famille. Le second de ses fils, Victor, né à Versailles en 1835, commença ses études au Collège de la ville, mais sa turbulence l’en fit renvoyer. Quelque temps apprenti dans l’atelier de son père, il fut entraîné par son esprit d’aventure et, à 18 ans, il s’engagea dans l’armée ; il servit pendant 14 ans au 2ème régiment de zouaves, notamment en Algérie. Ayant terminé sa carrière militaire comme sergent-chef, il devint métreur-vérificateur dans le bâtiment. En 1869, il épousa Marie-Adélaïde Pinel, petite-nièce du célèbre aliéniste Philippe Pinel (1746-1826), qui fut membre de notre compagnie : il en eut trois fils dont le second fut notre futur confrère. Paul Langevin vit le jour à Paris le 23 janvier 1872. Sa famille étant de condition modeste, ses débuts furent difficiles. Mais, très jeune, il donnait déjà les marques d’une brillante intelligence et dès l’âge de 16 ans, en 1888, il entra, premier de sa promotion, à l’École de physique et chimie de la Ville de Paris, école qui venait seulement de commencer sa belle carrière. Il s’y fit remarquer par l’éclat de ses qualités intellectuelles et il en sortit, encore au premier rang, en 1894. L’année suivante, il passa sa licence ès sciences physiques, puis, sur le conseil de ses professeurs, il prépara l’examen d’entrée de l’École normale supérieure : Il y fut reçu, toujours premier, en 1891 et, en 1897, il obtint brillamment l’agrégation de sciences physiques. C’est alors qu’il reçut de la Ville de Paris une bourse pour aller poursuivre ses études en Angleterre, et ce séjour à l’étranger marqua pour lui le début d’une activité scientifique qui devait être singulièrement étendue et féconde. Lorsque Paul Langevin, âgé de 25 ans, partit ainsi pour aller s’initier au travail expérimental dans le laboratoire Cavendish de Cambridge où il se lia avec de nombreux savants anglais, la nouvelle physique corpusculaire était en plein essor. Les travaux de Joseph John Thomson et de Jean Perrin venaient de permettre de reconnaître l’électron dans les rayons cathodiques des tubes de Crookes et de le considérer définitivement comme l’un des constituants universels de la matière. Wilhelm Röntgen venait d’établir que l’arrivée des électrons sur un obstacle provoque l’émission d’un rayonnement d’un genre nouveau, doué d’un étonnant pouvoir de pénétration : les rayons X. Peu après, Henri Becquerel avait découvert la radioactivité de l’uranium, phénomène encore très mystérieux, découverte que bientôt Pierre Curie et Marie Curie allaient compléter par celle du radium. La mise en évidence par Zeeman de l’effet prévu par Lorentz pour l’action d’un champ magnétique sur l’émission d’une source de lumière, apportait à la théorie des électrons une remarquable confirmation et permettait de déceler, par la mesure du rapport e/m, la présence des électrons à l’intérieur des atomes. Encore débutant, mais entraîné par l’enthousiasme qu’excitait en lui la vue de découvertes admirables se succédant à un rythme si rapide, Langevin avait, dès son passage à l’École normale, entrepris avec son camarade et ami Jean Perrin des recherches expérimentales sur le mécanisme de la décharge des corps électrisés par les rayons X. Reprenant ce travail au laboratoire Cavendish, il put montrer l’existence de rayonnements X secondaires émis par la matière quand elle est frappée par des rayons X primaires, et il parvint à définir certaines propriétés de ces rayons secondaires qui nous sont familières aujourd’hui, mais qui étaient alors, nos connaissances sur les rayons de Röntgen étant encore à leurs débuts, très délicates à mettre en évidence. Les résultats de Langevin furent confirmés par ceux que Georges Sagnac obtint simultanément à Paris d’une façon tout à fait indépendante. L’étude des rayons X se faisait alors uniquement par l’observation des effets d’ionisation qu’ils produisent dans les gaz. Tout naturellement Langevin fut donc amené par ses recherches sur les rayons X à étudier en lui-même le phénomène de l’ionisation des gaz, et ceci l’amena à effectuer en quelques années toute une série de travaux d’une très grande importance qu’il poursuivit après son retour à Paris d’abord comme boursier à l’École normale, puis comme préparateur à la Faculté des sciences : ces travaux lui fournirent notamment le sujet de sa thèse soutenue en 1902. Déjà familier de la théorie cinétique des gaz et attiré par les recherches théoriques, Langevin établit quelles devaient être les lois régissant la mobilité, la recombinaison et la diffusion des ions dans diverses conditions et il s’appliqua à vérifier ces lois par l’expérience, pour déterminer les coefficients qui y figurent et pour voir dans quelle mesure elles correspondent à la réalité. Ses recherches sur la mobilité des ions, sur la différence des mobilités suivant le signe de la charge, sur l’influence de la pression sur la mobilité sont restées classiques : la rigueur des méthodes expérimentales employées, le souci constant de les utiliser pour éprouver la validité des conceptions théoriques leur donnent une valeur toute particulière. Nous ne pouvons analyser ici dans tous leurs détails les nombreux mémoires consacrés par notre regretté confrère à l’ionisation des gaz, ni étudier toutes les notions nouvelles qu’il a introduites, toutes les difficultés qu’il a su surmonter, tous les points obscurs sur lesquels il est parvenu à répandre la lumière. Citons seulement les ingénieux raisonnements qui lui ont permis, en partant du phénomène de la condensation de la vapeur d’eau sur les ions utilisé par C.T.R. Wilson dans sa célèbre chambre à détente, de calculer la charge élémentaire des ions qu’il trouve égale à la charge de l’électron et d’évaluer leur valence. Il a pu, chemin faisant, donner une théorie satisfaisante de la formation des ions complexes par attraction électrostatique de plusieurs molécules et traiter complètement le problème de la diffusion et de la mobilité d’un ion dans un gaz en tenant compte de ces attractions. Des questions analogues à celles que l’on rencontre dans la théorie de l’ionisation des gaz se rencontrent dans celle des électrolytes : Langevin y avait aussi beaucoup réfléchi et dans ce domaine il a été le précurseur de la théorie plus complète de la dissociation électrolytique développée depuis lors par Peter Debye et Hückel, théorie qui tient compte de la distribution d’équilibre des ions d’un signe par rapport à ceux du signe opposé. Toute cette première partie de l’oeuvre de Langevin apporte une preuve de la fécondité des recherches où l’expérience et le raisonnement se prêtent un mutuel appui quand elles sont effectuées par un physicien de grande classe. Non seulement Langevin eut à résoudre de difficiles problèmes de théorie cinétique, mais il eut aussi à mettre au point de délicates techniques expérimentales. C’est ainsi qu’il eut à perfectionner, et parfois à inventer, des dispositifs électrométriques d’une haute sensibilité. L’étude de l’ionisation des gaz conduit tout naturellement à celle de la conductibilité de l’atmosphère. Ayant tourné son attention vers ce problème, Langevin eut la surprise de constater, en appliquant à l’ionisation de l’atmosphère les méthodes d’investigation dont il était l’auteur, que les ions atmosphériques se divisaient en deux catégories nettement tranchées et sans intermédiaires : les ions ordinaires que l’on peut obtenir dans les gaz par l’action des rayonnements, et des ions plusieurs milliers de fois plus lourds auxquels il donna le nom de "gros ions". Quelle était la nature de ces gros ions ? L’esprit perspicace de Langevin l’aperçut bien vite ils sont dus à la fixation par actions électrostatiques des petits ions sur des particules en suspension dans le gaz, dont les rayons sont de l’ordre du micron. De cette conception on dérive toute une série de conséquences théoriques que le jeune physicien développa dans ses premiers cours au Collège de France et que d’autres jeunes chercheurs qui travaillaient autour de lui, notamment Eugène Bloch, H. Henriet et Maurice de Broglie vérifièrent en détail dans des travaux qui leur fournirent la matière d’importantes thèses de doctorat. Les idées de Langevin sur les gros ions conduisent à prévoir des phénomènes qui sont aujourd’hui couramment utilisés dans les procédés électriques de dépoussiérage : elles ont permis à leur auteur d’expliquer la variation du courant d’ionisation observé dans les récipients clos, certaines particularités de l’effet photoélectrique dans l’air et aussi, conséquence importante pour nos connaissances météorologiques, la division des nuages en deux catégories, les nimbus et les cumulus lourds et d’altitudes peu élevées, et les cirrus légers situés en moyenne près de cinq mille mètres plus haut. On voit ainsi combien furent fécondes dans bien des domaines différents les remarquables recherches de notre confrère sur l’ionisation atmosphérique et sur les gros ions.

Les travaux de Paul Langevin, par leur valeur, et leur caractère de nouveauté, avaient attiré sur lui l’attention du monde savant. En 1902, âgé de 30 ans seulement, il est chargé d’un cours au Collège de France ; l’année suivante il est officiellement nommé suppléant d’Eleuthère Mascart dans cet établissement et en 1909 il lui succède comme professeur de physique générale et expérimentale. Entre temps, en 1905, il est chargé d’un enseignement de physique à l’École de physique et chimie de la Ville de Paris. Dès lors, il va vouer à l’enseignement une grande part de son activité. Il est merveilleusement doué pour le rôle de professeur : son regard ardent, sa diction lente qui traduit son effort pour mieux adapter sa phrase aux multiples nuances de sa pensée, s’imposent à l’attention de ses auditeurs qui ne peuvent plus oublier les vastes domaines nouveaux dont il leur a ouvert l’accès. Mais l’enseignement, par sa nature même, porte aux exposés théoriques. Langevin, quoique excellent expérimentateur, était un théoricien né. Ses recherches sur l’ionisation l’avaient amené à étudier de très près les théories cinétiques et statistiques de la matière, et il avait déjà consacré d’importants travaux originaux à la théorie du libre parcours, à celle des chocs moléculaires et aussi à celle du mouvement brownien que Smoluchowski et Einstein venaient de développer. Il devait un peu plus tard étudier avec J. J. Rey les chocs exceptionnels entre molécules d’un gaz, chocs qui seraient susceptibles de provoquer une légère ionisation du gaz sans action ionisante extérieure, et montrer que l’ionisation devrait augmenter très rapidement avec la température : l’ionisation des gaz étant en fait entièrement indépendante de la température, du moins aux températures effectivement réalisables dans les laboratoires, on doit en conclure que, dans ces conditions, l’effet d’ionisation spontanée par chocs est tout à fait négligeable. Paul Langevin avait une connaissance profonde de tous les aspects de la thermodynamique classique et statistique, et il avait avec Jean Perrin précisé le véritable caractère du principe de Carnot. De ces notions qu’il maniait avec art, il a tiré toutes sortes d’applications, notamment aux fluctuations, à l’étude de l’équilibre entre la vapeur d’eau et une gouttelette de très petit rayon, à la pression osmotique, à l’intervalle d’émission des particules alpha et, beaucoup plus récemment, à des problèmes d’activation par diffusion. Dans un exposé fait devant la Société de physique en 1912 et qui a conservé toute sa valeur instructive, il résumait dans un beau tableau d’ensemble toute cette physique du discontinu à laquelle il avait tant réfléchi. Cette physique du discontinu, il l’avait enseignée au Collège de France pour le plus grand profit de ses auditeurs, mais dans son enseignement, il avait fait également une très grande place aux théories électromagnétiques de Maxwell et de Lorentz et, à partir de 1905 jusqu’à la guerre de 1914, c’est dans ce domaine qu’il allait accomplir une oeuvre très importante qui suffirait à elle seule à justifier son grand renom scientifique. Il avait suivi de trop près et avec trop d’ardeur le développement de nos connaissances sur les particules élémentaires pour n’avoir pas beaucoup réfléchi sur les théories qui avaient utilisé la notion d’électron et cherché à l’incorporer à l’électromagnétisme de Maxwell. Il connaissait toutes les finesses de la théorie de Lorentz et de celles qu’on lui opposait, il savait que la doctrine du grand physicien hollandais l’emportait de beaucoup sur ses rivales et qu’elle avait reçu d’éclatantes vérifications, mais il n’ignorait pas non plus les difficultés dans lesquelles elle se débattait quand, cherchant à préciser les phénomènes électromagnétiques dans les corps en mouvement, elle restait attachée à la vieille et décevante conception de l’éther. Dès 1904, à un Congrès international de sciences tenu à Saint-Louis aux États-Unis, il donnait de la physique des électrons un magnifique tableau d’ensemble. L’un des plus beaux succès de cette physique des électrons, c’est d’avoir fourni une image, qui a paru quelque temps parfaitement satisfaisante, de l’émission du rayonnement par la matière. Cette image, elle l’obtenait en étudiant la variation du champ électromagnétique qui entoure un électron quand cet électron subit une accélération et en montrant qu’alors une partie de l’énergie de l’électron est rayonnée sous la forme d’une onde sphérique divergente. Paul Langevin a analysé de très près ce processus d’émission de radiation par les charges accélérées et les résultats de son analyse sont restés classiques. Il a, en particulier, bien montré comment l’inertie de l’électron est une conséquence de la transformation de son sillage électromagnétique quand sa vitesse varie, et il a montré comment l’onde d’accélération alors émise a pour effet, avant de s’échapper au loin, de "réorganiser" le champ électromagnétique qui entoure la particule. Nous ne pouvons mieux faire que de lui laisser ici la parole : « Quand la vitesse d’une particule électrisée change, écrit-il, et par conséquent aussi son énergie cinétique supposée répartie dans tout le sillage électromagnétique, l’onde d’accélération est l’intermédiaire par lequel se fait le remaniement nécessaire du sillage et qui réalise à toute distance, grâce à l’énergie supplémentaire qui résulte de sa superposition à l’onde de vitesse, le sillage nouveau qu’elle laisse derrière elle à la place du sillage qu’elle trouve devant elle et qui correspondait à la vitesse ancienne. Cette tâche remplie, lorsqu’à grande distance l’onde d’accélération reste seule et devient le rayonnement pur émis par la particule, elle représente une énergie rayonnée qui doit avoir été fournie en plus du supplément d’énergie cinétique, par l’action qui produit l’accélération ». Et de là on déduit l’existence de la force d’inertie d’une part, de la réaction de rayonnement d’autre part, qui l’une s’oppose à la variation de vitesse et l’autre "dissipe" une partie de l’énergie de la particule. L’action du rayonnement électromagnétique sur la matière donne lieu aux effets bien connus de diffusion de la lumière et permet, suivant une théorie célèbre de Lord Rayleigh, d’expliquer la couleur bleue du ciel. Rayleigh, pour faire cette théorie, s’était servi de la vieille conception élastique de la lumière : Langevin a repris le raisonnement par la théorie électromagnétique et retrouvé ainsi de ce nouveau point de vue les conclusions essentielles du grand physicien anglais. Mais l’oeuvre capitale de Langevin dans le domaine de l’électromagnétisme, c’est assurément ses théories du diamagnétisme et du paramagnétisme. Reprenant la conception des courants particulaires d’Ampère et les calculs qui avaient conduit Joseph Larmor à introduire la vitesse de rotation qui porte son nom, Paul Langevin étend considérablement la portée de cette dernière notion. Larmor avait démontré que dans les champs magnétiques relativement peu intenses que l’on utilise dans les laboratoires, le mouvement d’une particule électrisée ou d’un ensemble de particules électrisées dans un champ magnétique uniforme rapporté à des axes qui tournent autour de la direction de ce champ avec une certaine vitesse angulaire uniforme, est le même que si le champ n’existait pas et si les axes ne tournaient pas. En d’autres termes, dans le système d’axes tournants de Larmor, il y a compensation entre l’action sur la particule du champ magnétique et celle des forces d’inertie dues à la rotation. Langevin généralise ce résultat en démontrant le théorème suivant tout à fait indépendant du premier : si par un processus de nature "adiabatique", on établit lentement un champ magnétique uniforme agissant sur un système de charges, soit en créant progressivement ce champ, soit en transportant lentement le système des charges dans le champ, le mouvement du système se modifie de telle façon qu’à la fin de l’opération, il est égal au mouvement primitif composé avec le mouvement de rotation de Larmor. De cet important théorème résulte que l’ensemble des électrons tournant autour d’un centre doit prendre, quand il est soumis à un champ magnétique uniforme, un moment de quantité de mouvement et par suite un moment magnétique dirigé en sens inverse du champ magnétique et proportionnel à son intensité. Si les atomes des corps matériels sont des systèmes contenant des électrons, ces atomes doivent donc posséder des propriétés diamagnétiques. Langevin aperçoit tout de suite dans cette conclusion l’explication générale du diamagnétisme : il montre qu’on est ainsi conduit, en attribuant à l’atome des dimensions vraisemblables d’après ce qu’on savait alors, à des valeurs exactes des constantes diamagnétiques observées. Les liaisons moléculaires ne modifiant que très peu la structure des atomes, on peut aussi en déduire que la constante diamagnétique d’une molécule doit en première approximation être égale à la somme des constantes relatives aux atomes qui la composent, et ce fait a été vérifié notamment par les belles recherches de notre confrère, M. Pascal. La belle théorie de Paul Langevin sur le diamagnétisme a conservé aujourd’hui toute sa valeur malgré les modifications subies par la physique atomique depuis l’époque où elle fut édifiée. La théorie des quanta a pu retrouver exactement les formules données par Langevin et elle a fait rentrer le théorème fondamental qu’il a démontré dans le cadre général de la théorie de l’invariance adiabatique due à Paul Ehrenfest. La découverte du spin elle-même n’a apporté aucune restriction aux prévisions énoncées par notre confrère dès 1905, vingt années avant la découverte du spin, car, si la sorte de rotation interne de l’électron que nous désignons par ce nom joue un rôle essentiel dans l’interprétation du ferromagnétisme, elle n’intervient par contre aucunement dans le phénomène du diamagnétisme. Mais si de nombreux corps sont diamagnétiques et présentent une magnétisation induite en sens inverse du champ qui la provoque, d’autres au contraire sont paramagnétiques et se polarisent dans le sens même du champ inducteur. Langevin ne pouvait éviter de se demander quelle était l’origine du paramagnétisme. Il l’aperçut avec beaucoup de sagacité dans le fait que certaines molécules peuvent posséder un moment magnétique permanent. Pour les corps dont les molécules sont dépourvues de moments magnétiques, l’effet diamagnétique dont nous avons rappelé plus haut l’interprétation jouera seul et le corps sera diamagnétique. Mais si les molécules du corps ont un moment magnétique, alors un autre effet viendra se superposer au diamagnétisme et le masquer complètement. Cet effet prépondérant, c’est le paramagnétisme. Quelle est son origine ? Sur des molécules supposées douées d’un moment magnétique, l’action d’un champ magnétique aura un effet d’orientation, et si aucune cause ne venait s’opposer à cet effet, tous les moments moléculaires élémentaires se placeraient parallèlement au champ. Mais du point de vue de la thermodynamique statistique, cette tendance est contrecarrée par l’agitation thermique qui tend à maintenir une répartition uniforme dans toutes les directions des moments magnétiques. De cette lutte entre deux tendances opposées résulte un équilibre statistique, l’orientation des moments parallèlement au champ prédominant de plus en plus quand le champ devient plus intense et quand la température, et par suite l’agitation thermique, s’abaisse. En employant tour à tour avec adresse des raisonnements de thermodynamique et des calculs de mécanique statistique, Langevin obtient la loi théorique qui relie le moment magnétique résultant d’un ensemble de molécules magnétiques au champ extérieur et à la température : puis il démontre que pour les champs faibles, on retombe sur la loi établie expérimentalement par Pierre Curie suivant laquelle le coefficient d’aimantation d’une substance paramagnétique varie en raison inverse de la température absolue. Pour une température assez basse, l’action du champ doit devenir tout à fait prépondérante et, les aimants élémentaires se plaçant presque tous parallèlement au champ, on doit voir apparaître une saturation paramagnétique qui a effectivement pu être observée par Heike Kamerlingh Onnes sur le sulfate de gadolinium. Un autre phénomène prévu par Langevin dès le début de ses recherches sur le paramagnétisme fut celui d’un dégagement de chaleur lors de l’orientation paramagnétique des aimants moléculaires et inversement, lors du rétablissement de l’orientation désordonnée des molécules par suppression du champ magnétique, l’apparition d’un abaissement de température d’autant plus accentuée en valeur relative que la température dont on est parti est plus basse. L’intérêt de cette remarquable prévision sera longtemps méconnu, c’est près de vingt ans plus tard que notre confrère, M. de Haas, a utilisé ce phénomène pour abaisser encore davantage la limite inférieure des températures réalisées dans les laboratoires cryogènes, et cet effet thermomagnétique est aujourd’hui couramment employé par les physiciens qui tentent d’obtenir des températures se rapprochant autant que possible du zéro absolu. Telle est dans ses grandes lignes cette magnifique théorie du paramagnétisme qui a permis d’expliquer beaucoup de faits déjà connus et d’en prévoir de nouveaux. Mais le développement des recherches théoriques sur ce sujet devait apporter aux physiciens une surprise. Langevin avait appliqué la mécanique statistique classique à l’orientation des molécules supposées être le support d’un moment magnétique ; dans des études approfondies, il avait aussi tenu compte des mouvements de translation et de rotation des molécules. Mais il avait toujours admis l’existence des moments magnétiques permanents dans les molécules des corps paramagnétiques sans chercher à analyser l’origine de ces moments et en particulier sans étendre l’application de ses méthodes statistiques à l’intérieur de la molécule. Ayant remarqué que les molécules sont formées de charges en mouvement et que ces charges elles-mêmes doivent être soumises aux lois de la mécanique statistique, une élève de Lorentz, Mlle van Leuwen, devait, une quinzaine d’années après les travaux de Langevin, reprendre l’ensemble du problème en considérant non seulement le mouvement désordonné des molécules, mais également le mouvement des électrons à l’intérieur des molécules : elle démontra alors que, si tous ces mouvements sont soumis aux lois de la mécanique statistique classique, il ne peut exister de moments magnétiques permanents, et que par suite il ne peut exister de paramagnétisme ! Un tel résultat aurait sans doute profondément troublé les théoriciens s’il avait été obtenu quelques années auparavant, mais à l’époque où il fut énoncé, tous les physiciens savaient que les lois classiques ne sont pas applicables à l’intérieur des molécules et des atomes, que les mouvements des électrons qu’ils contiennent sont quantifiés et que l’intervention des quanta empêche d’appliquer à ces mouvements les lois de la mécanique statistique classique. Ainsi, en admettant l’existence des moments magnétiques moléculaires et en n’appliquant la mécanique statistique classique qu’aux mouvements externes des molécules, Langevin avec son flair d’excellent physicien avait opéré d’une manière que seule l’intervention des quanta, dont il ne tenait pas explicitement compte, pouvait justifier. Pour refaire la théorie sur des bases solides, il a fallu depuis 25 ans environ reprendre la théorie des phénomènes magnétiques en tenant compte des quanta, mais les résultats essentiels obtenus par Langevin ont résisté victorieusement à cette épreuve. Pour le diamagnétisme, nous l’avons vu, les théories quantiques ont retrouvé entièrement toutes les formules qu’il avait données. Pour le paramagnétisme, il a paru d’abord en être autrement, les premières formes des théories quantiques conduisant à des formules différentes, mais, chose curieuse, dans les formes plus évoluées de la théorie des quanta (mécanique quantique et ondulatoire), les termes obtenus par Langevin pour la représentation du paramagnétisme ont finalement été retrouvés. Assurément les théories modernes du magnétisme introduisent beaucoup de raffinement et de nombreuses complications par rapport aux tentatives initiales de Langevin, mais l’essentiel des conceptions qu’il a introduites et des formules qu’il en a déduites a en somme subsisté. Notons en passant que Paul Langevin fut aussi l’un des premiers, au Congrès Solvay de 1911, à remarquer que l’introduction des quanta dans la théorie de l’atome conduisait à envisager un moment magnétique élémentaire. Cette unité de moment magnétique a été nommée plus tard, quand Niels Bohr eut développé sa théorie quantique de l’atome, le "magnéton de Bohr". Les théories du diamagnétisme et du paramagnétisme sont des oeuvres capitales qui ont par elles-mêmes une très grande importance. Mais elles ont aussi beaucoup influé sur les progrès de la physique parce qu’elles ont suggéré à d’autres auteurs d’en utiliser les méthodes pour l’étude de problèmes apparentés à ceux qu’avait examinés Langevin. C’est ainsi que Debye a utilisé les idées de la théorie du paramagnétisme dans ses recherches sur la polarisation électrique. L’éminent physicien hollandais a montré d’abord que des molécules dépourvues de moment électrique permanent se polarisent quand elles sont placées dans un champ électrique et prennent alors un moment dirigé dans le sens du champ et indépendant de la température : cet effet est un peu analogue au diamagnétisme, lui aussi indépendant de la température, mais avec cette différence essentielle qu’ici le moment créé est en sens inverse du champ créateur. S’attaquant alors au cas des molécules polaires, c’est-à-dire des molécules qui possèdent un moment électrique permanent, Debye a montré que le problème de l’orientation de ces molécules polaires dans un champ électrique, orientation contrariée par l’agitation thermique, est du point de vue mathématique exactement le même que celui de l’orientation des molécules à moments magnétiques permanents dans un champ magnétique. Le terme que l’on obtient pour représenter cet effet est donc l’équivalent du terme paramagnétique de Langevin. La théorie des diélectriques, qui a pris aujourd’hui une très grande extension, est ainsi en quelque sorte calquée sur celle du magnétisme et ceci suffirait à montrer combien a été féconde l’oeuvre de notre confrère disparu. Mais dans une autre direction, elle devait indiquer la voie à suivre. Il ne suffit pas d’expliquer le diamagnétisme et le paramagnétisme, il faut aussi expliquer le ferromagnétisme, ce phénomène qui a une importance si considérable dans la pratique et qui fut l’un des plus anciennement connus par les physiciens des temps passés. Sur ce point, l’oeuvre de Langevin fut complétée par notre regretté confrère Pierre Weiss, mais ce fut en suivant la voie qu’il avait ouverte. Weiss a introduit l’hypothèse que dans une substance ferromagnétique chaque molécule est soumise à un champ d’une nature particulière, le "champ moléculaire", émanant des molécules voisines ce champ serait proportionnel à l’intensité d’aimantation de la substance au point considéré. Soumises à la fois à ce champ moléculaire et au champ magnétique extérieur, les molécules tendent à s’orienter, mais l’agitation thermique s’oppose à cette orientation : l’analyse est la même que dans la théorie du paramagnétisme, mais elle conduit à des résultats différents à cause de la présence du champ moléculaire. Les formules obtenues permettent de rendre compte des propriétés essentielles du ferromagnétisme. Expérimentateur excellent, possédant une immense érudition sur toute la question du magnétisme, Pierre Weiss a consacré sa vie à étudier les divers phénomènes où il se manifeste, apportant à nos connaissances sur ce sujet de nombreuses et précieuses contributions, mais on peut dire sans diminuer en rien la valeur de son oeuvre qu’elle a été constamment éclairée et guidée par la pensée de Langevin. L’analogie est l’un des principaux guides du théoricien : elle entraîne sans cesse sa pensée sur des chemins nouveaux, la faisant passer de l’étude d’un problème à celle d’un problème apparenté. C’est, semble-t-il, par analogie que Langevin a été amené à étudier la question des biréfringences, car il a lui-même écrit : « La considération d’un équilibre statistique entre l’agitation thermique et une tendance quelconque à l’orientation moléculaire s’est montrée d’une portée très générale et a permis de traiter tous les problèmes où une dissymétrie de la molécule donne lieu à des actions extérieures qui tendent à l’orienter. Il en est ainsi dans le cas de la biréfringence électrique découverte par Kerr et que Larmor avait proposé d’interpréter par une action d’orientation du champ électrique sur des molécules anisotropes et de la biréfringence magnétique découverte par Aimé Cotton et Henri Mouton et attribuée par eux à une anisotropie diamagnétique des molécules qui les fait tendre à s’orienter sous l’action du champ dans la direction de moindre polarisation ». Dans un mémoire resté classique, notre confrère a appliqué à ces deux problèmes la méthode statistique qui lui avait si bien réussi dans le cas du magnétisme. Introduisant un modèle de molécules qui est encore utilisé aujourd’hui dans ce genre de recherches, il est parvenu à calculer les indices de réfraction d’un milieu rendu uniaxe autour de la direction du champ par l’anisotropie résultant de l’orientation des molécules, et ses prévisions, contrairement à celles fournies par des théories antérieures, se sont trouvées en accord très satisfaisant avec les faits. Il a pu notamment établir la variation exacte de la biréfringence en fonction de la température ainsi qu’une relation très simple et très générale entre les deux indices d’une substance rendue anisotrope par la présence d’un champ et l’indice qu’elle possède lorsqu’en l’absence de champ elle est isotrope : cette dernière formule a été vérifiée par les expériences de M. Aekerlein sur le phénomène de Kerr dans la nitrobenzine. La théorie de Langevin sur les biréfringences qui a été ensuite améliorée ou approfondie en divers points a donné naissance à un très grand nombre de recherches fructueuses dans des directions variées. Elle a rendu en particulier de grands services à ceux qui cherchent à déterminer les dissymétries moléculaires et à préciser la structure des molécules organiques. Les travaux de Langevin sur la théorie du rayonnement, sur le magnétisme et sur la biréfringence, tous accomplis dans la période 1905-1914, suffiraient à eux seuls à lui assurer une place de premier rang parmi les grand physiciens du début du XXème siècle.

Les événements qui marquèrent l’été de 1914 amenèrent dans la vie de Langevin, comme dans celle de tous ses contemporains, une grande perturbation. Mobilisé, il fut d’abord employé à des travaux manuels, ce qui était une singulière façon d’utiliser un homme de sa valeur. Puis, quand notre confrère Paul Painlevé eut été chargé d’organiser le service des inventions intéressant la défense nationale, Langevin y fut détaché, et c’est ainsi qu’il fut amené à étudier les problèmes de détection et signalisation sous-marines et à faire progresser d’une façon décisive la technique des ultrasons. L’emploi des ondes ultrasonores de fréquence égale ou supérieure à 20.000 cycles par seconde permet d’obtenir dans un milieu élastique des faisceaux d’ondes planes dirigées. Il suffit pour cela de faire vibrer à la fréquence voulue une source ayant la forme d’un plan dont les dimensions sont grandes par rapport à la longueur d’onde. L’avantage de ces ondes sur les ondes sonores ordinaires, analogue à l’avantage que possèdent les ondes hertziennes décimétriques, dont l’usage se répand, sur les ondes plus longues, est de permettre de déceler par un phénomène de réflexion la présence d’un obstacle : ici, il s’agit d’obstacles immergés dans le fluide qui propage l’onde et en particulier, dans la mer, de roches sous-marines et de sous-marins. La possibilité de déceler les sous-marins a rendu particulièrement important le développement de la technique des ondes ultrasonores pendant la guerre de 1914-1918. Constantin Chilowsky fit faire à la question un pas très important en remarquant que les longueurs d’onde hertziennes correspondant aux fréquences de l’ordre de 20 à 40.000 sont de l’ordre de 7500 à 15.000 mètres, c’est-à-dire qu’elles sont égales aux longueurs d’onde que l’on savait déjà obtenir à cette époque avec de grandes intensités dans le domaine des ondes hertziennes. Il suffisait donc pour obtenir des ultrasons de fréquence convenable de transmettre à l’eau une vibration de haute fréquence obtenue à l’aide d’oscillations hertziennes. Mais comment opérer ce transfert de l’énergie engendrée dans un dispositif électromagnétique à un milieu élastique comme l’eau de mer ? Le problème était difficile et les premiers essais faits en immergeant un microphone dans l’eau furent décevants. C’est alors que Langevin eut la remarquable idée de se servir des vibrations d’un quartz piézoélectrique. Le phénomène de la piézoélectricité, découvert bien auparavant par Pierre Curie et Jacques Curie, permet en effet de transformer une vibration électrique en une vibration élastique et inversement. On a donc là un moyen de transformer à l’émission l’énergie d’un circuit électromagnétique oscillant à fréquence hertzienne en vibrations d’une plaque qui, plongée dans l’eau, émet dans le liquide un faisceau dirigé d’ultrasons. Pour détecter à la réception l’arrivée de ce faisceau, on le fera tomber sur une plaque qui entrera en vibration et excitera par effet piézoélectrique un circuit électromagnétique oscillant, de sorte qu’en principe le dispositif de réception est exactement l’inverse du dispositif d’émission. Mais naturellement ce n’est là qu’un programme et l’exécution de ce programme se heurte à beaucoup de difficultés matérielles et exige la mise au point de nombreuses questions de détail. Langevin sut avec une grande habileté surmonter tous les obstacles. Emploi de la résonance pour augmenter les énergies émises, construction de trilame quartz-acier formant un condensateur dont les armatures d’acier sont fortement collées à un morceau de quartz formant diélectrique (dispositif qui permet de réduire les dimensions de la source et du récepteur), utilisation de la pression de radiation pour la mesure des puissances émises et reçues, mise au point d’appareils permettant de sonder la profondeur de la mer au-dessous de la coque d’un navire, tels furent les moyens que notre confrère sut employer avec une grande maîtrise pour obtenir les faisceaux d’ultrasons désirés et en faire des applications. En trois années, aidé par de jeunes physiciens dont certains, comme le regretté Fernand Holweck, devinrent ensuite des maîtres, il parvint à résoudre entièrement un problème technique particulièrement difficile, montrant ainsi l’extrême souplesse de son talent. Ces recherches qu’il poursuivit encore de longues années après la fin de la guerre, l’amenèrent à examiner toutes sortes de problèmes connexes concernant la mesure des intensités sonores, la propagation du son dans les tuyaux, son absorption par dégagement de chaleur, la stabilité des divers types d’ondes, le phénomène du mirage en acoustique sous-marine, etc. Il semble que le contact ainsi pris par Paul Langevin avec des problèmes d’ordre technique l’ait conduit à s’intéresser davantage à ce genre de problèmes, car on le voit à la fin de la guerre de 1914 et dans les années qui suivirent aborder dans ce domaine des questions diverses relatives par exemple aux systèmes d’émission en radiotélégraphie, à l’enregistrement des pressions et des coups de bélier, à l’équilibre des rotors, aux effets propulsifs de la détente des gaz, etc. Une place à part doit être faite à ses études sur les courants d’air à grande vitesse où il réalisa des veines gazeuzes ayant une vitesse supérieure à celle du son et mesura les efforts subis par divers obstacles placés dans une telle veine. C’est ainsi qu’il vérifia expérimentalement avec l’aide de divers collaborateurs la loi proposée par notre confrère, M. Darrieus, pour la variation avec la vitesse de la résistance de l’air subie par un mobile lorsque cette vitesse peut atteindre ou dépasser celle du son. il développa d’ailleurs lui-même sur ce problème d’intéressantes considérations théoriques.

La fin de la guerre de 1914 ramena Langevin à ses études de science pure et à son enseignement. L’esprit entraîné aux spéculations les plus subtiles de la théorie, muni d’une longue expérience, il reprenait avec plus d’éclat que jamais sa tâche de professeur et d’initiateur des jeunes aux difficiles doctrines de la physique contemporaine. C’est surtout dans cette phase de sa carrière qu’il apparut comme le grand protagoniste de la théorie de la relativité en France. Il l’enseignait avec la foi et l’ardeur d’un apôtre soulevant l’adhésion enthousiaste de ceux qui parvenaient à suivre dans leurs détails les points de vue nouveaux et les raisonnements ardus sur lesquels il projetait avec un magnifique talent la lumière de sa claire intelligence. Mais s’il eut la satisfaction d’entraîner la conviction de beaucoup et de se sentir ainsi à l’origine de tous les progrès scientifiques qui furent accomplis en France en partant des idées relativistes, il eut aussi à lutter contre les critiques, les unes sincères, les autres inspirées par quelque malveillance, les unes en partie justifiées, les autres sans fondements sérieux, qui de toutes parts s’élevaient contre une théorie dont les conceptions subtiles étaient souvent mal comprises par ceux qui ne se donnaient pas la peine de les approfondir. Einstein, par un effort de pensée génial, avait en 1905 posé les bases de la théorie de la relativité, puis montré comment une conception hardie et entièrement neuve des notions d’espace et de temps et de leur rapport permettait de lever les difficultés auxquelles s’était heurtée la théorie électromagnétique des corps en mouvement et d’expliquer en particulier le résultat négatif de l’expérience de Michelson. Langevin connaissait trop ces difficultés pour ne pas saisir tout de suite l’importance des idées d’Einstein. Il savait que pour interpréter le résultat négatif de Michelson, il fallait faire appel à l’étrange hypothèse connue sous le nom de "contraction de Lorentz", et il avait lui-même montré que cette même hypothèse expliquait un autre résultat négatif moins connu que celui de Michelson : l’absence prouvée par une expérience de Trouton et Noble du couple qui, suivant la théorie classique des électrons, devrait s’exercer sur un condensateur entraîné par le mouvement de la Terre. Mais la contraction de Lorentz, introduite dans le cadre de la théorie classique, lui paraissait à juste titre une hypothèse assez artificielle et ce fut avec soulagement qu’il la vit prendre dans la doctrine d’Einstein le caractère de conséquence nécessaire et immédiate d’un ensemble de concepts généraux. Dès lors, notre confrère ne cessa plus de consacrer ses efforts à préciser et à étendre la théorie d’Einstein. Dans des cours, conférences, exposés ou mémoires, il reprit sous des formes nouvelles, souvent en les complétant et en les étendant, les raisonnements de l’auteur de la doctrine relativiste. Il précisa les propriétés du temps propre, notion introduite par Lorentz et incorporé par Einstein dans le cadre de ses conceptions générales ; il insista sur le fait que l’impossibilité de définir un temps absolu ne porte aucune atteinte au principe de causalité et qu’à ce point de vue la théorie de la relativité conserve l’attitude des théories classiques, ce qui, nous le rappellerons plus loin, n’est pas le cas des théories quantiques actuelles ; discutant le problème du mouvement d’un électron tournant (électron à spin) dans un atome, il justifie l’introduction par Llewellyn Thomas dans l’étude de ce problème du facteur qui porte son nom (facteur de Thomas), justification qui est assez délicate à effectuer correctement. C’est au cours de cette mise au point des conceptions relativistes que Langevin, pour illustrer la notion du temps propre, a été amené à développer l’exemple qui est resté connu sous le nom de "bolide de Langevin". Il montre qu’un homme qui, enfermé dans un bolide, s’éloignerait de la Terre avec une vitesse voisine de celle de la lumière, puis, le mouvement du bolide s’étant à un moment donné exactement inversé, reviendrait ensuite sur notre planète, se trouverait avoir beaucoup moins vieilli que ses malheureux compatriotes restés fixés à la croûte terrestre. Cet exemple à allure paradoxale a vivement frappé les imaginations et a donné lieu à d’assez nombreuses discussions ayant surtout pour objet de préciser ce qui se passe quand, la vitesse du bolide se renversant, celui-ci subit une formidable accélération. Le bolide de Langevin est resté le symbole le plus accessible au grand public de la révolution introduite dans notre conception du temps par les géniales intuitions d’Einstein. Familier de la mécanique classique des électrons, Langevin devait naturellement s’intéresser particulièrement aux modifications apportées à la cinématique et à la dynamique par la théorie de la relativité. Il en retrouva les formules par diverses méthodes différentes de celle qui avait servi à Einstein lui-même et il parvint notamment, par un élégant raisonnement, à montrer que les expressions relativistes de la quantité de mouvement et de l’énergie peuvent se déduire de la loi de composition des vitesses déduite de la transformation de Lorentz et caractéristique de la nouvelle cinématique. Bien qu’il n’ait alors rien publié à ce sujet, il semble que Paul Langevin ait aperçu presque en même temps qu’Einstein l’une des conséquences les plus importantes de la nouvelle dynamique : le principe de l’inertie de l’énergie. Ce principe affirme, on le sait, qu’à toute forme d’énergie correspond une masse égale à la valeur de cette énergie divisée par le carré de la vitesse de la lumière dans le vide. Il en résulte que le principe de la conservation de la masse tel qu’il était énoncé depuis Lavoisier n’est point rigoureux : pour appliquer rigoureusement l’idée de la conservation de la masse dans les réactions physiques ou chimiques, il faut tenir compte des masses correspondant aux énergies cinétiques, aux quantités de chaleur et aux rayonnements intervenant dans la réaction. En raison de l’énorme valeur de la vitesse de la lumière, les corrections à introduire ainsi dans les calculs habituels de la chimie sont insignifiantes, ce qui explique le succès des idées de Lavoisier, mais il n’en est plus de même si l’on considère des transformations nucléaires où les énergies cinétiques des constituants de la réaction et les rayonnements émis peuvent intervenir d’une façon notable dans les bilans d’énergie. Langevin fut le premier à s’apercevoir de ce fait le jour où il montra qu’on peut interpréter par l’inertie de l’énergie les écarts importants (de l’ordre de 1%) qui existent entre les masses des atomes autres que celui de l’hydrogène et les multiples entiers de la masse de l’atome d’hydrogène. Ce fait indéniable semblait jusque-là s’opposer d’une façon formelle à la vieille hypothèse du médecin anglais Prout suivant laquelle les atomes de tous les éléments seraient construits à partir de l’atome d’hydrogène. En écartant cet obstacle, Langevin a rendu possible un retour à cette belle hypothèse de l’unité de la matière qui, aujourd’hui, par suite de la présence certaine des neutrons dans les noyaux d’atomes, a pris une forme un peu plus compliquée qu’autrefois, mais qui est cependant devenue la clef de voûte de toutes nos connaissances sur le noyau de l’atome. Notre confrère se trouve ainsi, avec Albert Einstein, à l’origine de tout le mouvement d’idées qui a conduit les physiciens à comprendre quelle énorme réserve d’énergie était contenue dans les noyaux d’atomes et à apercevoir par quels moyens il serait possible aux hommes d’arriver à puiser dans cet inépuisable trésor caché au coeur même de la matière. Et l’on voit ainsi comment son oeuvre se rattache à la découverte la plus admirable, et sous certains aspects la plus redoutable, de la physique contemporaine. La théorie de la relativité généralisée et son interprétation de la gravitation ont été naturellement aussi l’objet d’une étude attentive de la part de Paul Langevin. Il y a consacré de beaux cours au Collège de France où il a développé notamment la théorie délicate du mouvement hyperbolique à accélération propre constante. Un de ses travaux originaux dans le domaine de la relativité généralisée fut une étude détaillée de la célèbre expérience de Sagnac qui montre l’influence de la rotation d’un système sur les phénomènes optiques qu’on peut observer à l’intérieur de ce système. On avait voulu utiliser le résultat de cette expérience pour combattre le principe de relativité : mais il s’agit ici d’un mouvement de rotation et non d’un mouvement de translation, et la théorie de la relativité admet le caractère absolu des rotations. Langevin n’eut pas de peine à montrer par un élégant raisonnement que l’expérience de Sagnac s’interprète complètement avec les conceptions de la relativité généralisée. Ces conceptions, il eut d’ailleurs à les défendre contre de nombreux contradicteurs qui étaient souvent des savants éminents : ses controverses avec Paul Painlevé sont restées mémorables. Mais il parvenait toujours à trouver de judicieuses réponses aux objections les plus dangereuses de ses adversaires. Aux travaux de Langevin sur la relativité, il faut aussi rattacher ses travaux sur les unités et les grandeurs, car sa classification des grandeurs et les arguments qu’il donna, au cours de discussions prolongées, en faveur de l’idée que le champ et l’induction sont des grandeurs distinctes, sont en grande partie fondés sur des considérations de variance relativiste et lui ont été suggérés par sa profonde connaissance de ce genre de questions. Il nous reste encore à parler de la part prise par Langevin dans le développement de l’autre grande théorie de la physique contemporaine : la théorie des quanta. Cette étonnante doctrine, si différente de toutes celles qui s’étaient avant elle partagé la faveur des physiciens, Langevin l’avait vu naître et en avait suivi avec curiosité le développement sans y apporter néanmoins de contributions personnelles importantes. Nous l’avons déjà vu cependant, au cours du Congrès Solvay de 1911 dont il rédigea les procès-verbaux avec notre confrère Maurice de Broglie, remarquer que la quantification des mouvements atomiques entraînait l’existence d’un moment magnétique unité, mais la guerre de 1914 l’avait entraîné vers d’autres travaux. Or, pendant ce temps, grâce aux théories de Niels Bohr et d’Arnold Sommerfeld, la fécondité des conceptions quantiques pour l’interprétation des phénomènes atomiques s’était affirmée avec force. Reprenant ses cours au Collège de France en 1919, Langevin avait magistralement résumé ces récents progrès de la microphysique. Mais il revint vite à l’étude de la relativité, préférant peut-être ce terrain qui lui était plus familier. Il semble, en effet, que Langevin, malgré le talent qu’il savait déployer pour exposer les principes de la théorie quantique, soit resté à cette époque un peu réticent en face de cette invasion de plus en plus accentuée du discontinu dans des domaines où jusqu’alors régnait la continuité. En particulier la conception discontinue de la lumière, introduite dès 1905 par Einstein et appelée aujourd’hui "théorie des photons", ne paraissait pas avoir toutes ses sympathies. En 1922, un jeune physicien, que ce premier essai allait entraîner beaucoup plus loin qu’il ne le prévoyait lui-même, présentait à Langevin un mémoire où il s’efforçait de retrouver les propriétés du rayonnement noir en le considérant comme analogue à un gaz de photons. Ayant pris connaissance de cet essai, Langevin dit au jeune imprudent : « Vos idées sont intéressantes, mais votre gaz de photons, cela n’a rien à voir avec la lumière véritable ». La grande habitude qu’il avait de la théorie électromagnétique du rayonnement, les jouissances intellectuelles qu’il avait connues en la développant et en l’étendant lui rendaient sans doute un peu pénible d’admettre qu’elle ne fut pas en état de rendre compte de la véritable nature de la lumière. Mais il avait un esprit trop souple et trop averti pour ne pas se rendre promptement à une évidence qui s’imposait chaque jour davantage, et cinq ans plus tard, en 1927, c’est lui-même qui faisait au Collège de France un cours, d’ailleurs admirable, sur les photons dans le rayonnement noir. C’est que dans l’intervalle, la physique quantique avait progressé à pas de géants. La mécanique ondulatoire était née et Langevin avait su tout de suite en reconnaître et en signaler l’intérêt et l’importance. Puis les travaux de Werner Heisenberg sur la mécanique quantique, les calculs d’Erwin Schrödinger sur la mécanique ondulatoire, la théorie de l’électron à spin de Paul Dirac, bien d’autres formes encore des nouvelles conceptions avaient vu le jour, réalisant en quelques années un bouleversement complet de la microphysique. Bohr et Heisenberg, à l’aide de subtiles analyses, arrivaient à dégager le véritable sens de tous ces formalismes nouveaux en montrant la nécessité d’abandonner la conception classique du déterminisme et en fixant la borne inférieure des incertitudes dont sont toujours affectées nos connaissances des grandeurs de l’échelle atomique. Wolfgang Pauli établissait son principe d’exclusion et, en discutant les nouvelles statistiques quantiques, les physiciens s’apercevaient avec étonnement que, dans un ensemble de particules de même nature, il est impossible d’attribuer à ces particules une individualité, ce qui oblige à modifier en conséquence les énumérations statistiques. Langevin suivait avec un intérêt passionné toutes les étonnantes conceptions de cette physique nouvelle. Formé par les strictes disciplines de l’ancienne physique, il paraît avoir eu comme beaucoup de physiciens des anciennes générations, comme Einstein et Planck lui-même, quelque peine à renoncer à l’idée qu’un déterminisme exact, une causalité rigoureuse, régissaient les phénomènes du monde intra-atomique. Il pensait qu’en abandonnant la notion de corpuscule après celle d’individualité, on arriverait peut-être à rétablir une filiation rigoureuse des événements successifs, espérance qui ne nous paraît pas devoir être réalisée. Mais, toujours très scrupuleux dans l’examen approfondi des problèmes qu’il étudiait, il en vint à se rallier de plus en plus aux conceptions des jeunes physiciens quantistes, et la communication qu’il fit au centre de synthèse peu de temps avant la dernière guerre montre combien ses opinions sur ce sujet s’étaient rapprochées de celles qui sont communes aujourd’hui à la plupart des savants. Avant de revenir à des considérations plus personnelles sur le caractère et la carrière de notre regretté confrère, cherchons à porter un jugement d’ensemble sur son rôle de professeur. Ce rôle, nous l’avons dit, il sut le remplir avec une maîtrise admirable et tous les physiciens français de l’heure actuelle ont subi plus ou moins l’influence de sa pensée et de son enseignement. A une époque où notre pays, reniant quelque peu une glorieuse tradition, négligeait de se tenir au courant des grandes doctrines nouvelles que l’on développait à l’étranger, il a empêché le flambeau de s’éteindre et il a su communiquer à ses élèves le goût des vastes synthèses de la physique contemporaine et le désir de les faire progresser. N’aurait-il eu que ce mérite, et nous savons qu’il en eut d’autres, il aurait droit à tout notre respect. Langevin a eu le tort de ne pas rédiger et publier ses cours. Il a ainsi privé les jeunes générations de documents qui leur auraient été précieux. Absorbé par des tâches diverses, il eut sans doute peu de temps pour se livrer au long et parfois fastidieux travail des rédactions, mais une autre cause a dû l’empêcher de publier ses cours : il avait un grand souci de la perfection et sans doute ne trouvait-il jamais que ses exposés fussent assez clairs et assez complets. Tous ceux qui ont beaucoup rédigé savent que les rédactions ne sont jamais parfaites et qu’elles contiennent toujours des lacunes et des inexactitudes. Mais ces petites imperfections sont un risque qu’il faut savoir courir pour fournir aux autres des instruments de travail, et Langevin a eu tort de ne pas se résigner plus souvent à le courir.

Pendant plus d’un quart de siècle, Langevin occupa sa chaire au Collège de France avec l’éclat que nous avons rappelé. Mais il eut d’autres fonctions souvent plus absorbantes. D’abord professeur à l’École de physique et chimie, il y avait occupé à partir de 1909 le poste important de directeur des études, puis il avait succédé à notre confrère Albin Haller comme directeur de cette école oui il avait reçu sa première formation scientifique et qu’il aima toujours beaucoup. Il lui consacra une grande part de son activité, tenant à conserver et à promouvoir le double caractère de haute culture scientifique et de technicité qui confère un caractère original à l’enseignement qu’elle donne. Membre assidu des Conseils de physique Solvay qui se réunissent périodiquement à Bruxelles, Langevin fut nommé en 1928, à la mort de Lorentz, président du comité scientifique de l’Institut international de physique Solvay, et cette élection suffirait à prouver la réputation qu’il possédait dans les milieux savants à l’étranger. C’est en cette qualité qu’il présida en 1930 et 1933 les sixième et septième conseils de physique Solvay. Il serait vraiment trop long d’énumérer tous les honneurs et toutes les récompenses que Langevin dut à ses travaux. Il était docteur honoris causa de nombreuses universités, notamment en Angleterre, et les plus importantes académies et sociétés savantes du monde entier avaient tenu à le compter parmi leurs membres. Plusieurs fois lauréat de notre Académie, il en fut élu membre dans la section de physique générale le 25 juin 1934, un peu tardivement sans doute. Il a franchi tous les échelons de l’ordre de la Légion d’Honneur et il est mort avec le grade suprême de Grand-Croix. Paul Langevin était un homme très bon et très juste. Il accueillait avec bienveillance les jeunes chercheurs qui venaient le consulter : il les encourageait et les faisait profiter de ses vastes connaissances et de sa longue expérience. Né dans une famille modeste, ayant eu à lutter dans sa première jeunesse contre les difficultés de l’existence, il avait conservé une très grande sympathie pour tous les humbles et en particulier pour ce peuple de Paris auquel il appartenait par ses origines. Les problèmes sociaux le préoccupaient et il semble même qu’ils aient tenu une place de plus en plus grande dans sa pensée au fur et à mesure qu’il avançait en âge : il fut ainsi amené à consacrer à des activités d’ordre politique une part importante de son temps. Il apportait dans ses opinions une telle sincérité, une telle conviction, un amour si passionné de la justice et de l’humanité souffrante que son attitude inspirait le respect, même à ceux qui ne partageaient pas ses tendances. Il savait s’élever au-dessus de toutes les considérations mesquines jusqu’à cette hauteur de pensée où tous les hommes de bonne volonté peuvent se sentir d’accord. Dans le jubilé solennel organisé pour son soixante-treizième anniversaire, il s’exprimait ainsi : « Notre confiance en l’avenir de l’effort humain doit inspirer et soutenir notre volonté de défendre contre toute agression le trésor de culture et de civilisation lentement, douloureusement amassé par nos ancêtres au cours des siècles et de le transmettre à nos enfants en y ajoutant toujours un peu plus de science, un peu plus de justice et un peu plus d’amour ». Qui pourrait refuser de s’associer à de telles paroles ? En 1939, Paul Langevin achevait sa carrière active entouré du respect de tous et ayant reçu tous les honneurs auxquels sa belle existence de savant lui donnait droit. Il avait la légitime satisfaction de voir plusieurs de ses élèves prendre la tête du mouvement scientifique en France. Pour n’en citer qu’un exemple, ne voyait-il pas Frédéric Joliot-Curie et sa femme Irène Joliot-Curie, comme lui élèves de l’École de physique et chimie, dont il avait dirigé en partie la formation scientifique et encouragé la vocation, devenir en France les chefs de file de la jeune physique nucléaire et accomplir en quelques années des découvertes qui prolongeaient en eux la gloire de Pierre et de Marie Curie ? Par ailleurs, tandis que ses fils devenaient des physiciens distingués, son gendre, Jacques Solomon, s’attaquait avec succès à des problèmes difficiles de physique théorique et, guidé dans ses travaux par l’expérience de son beau-père, s’annonçait déjà comme un théoricien de valeur. Alors éclata la seconde des grandes tourmentes qui ont assombri notre siècle si fertile en catastrophes. Langevin aurait certainement apporté à la Défense nationale de précieuses contributions s’il en avait eu le temps, mais le drame de juin 1940 l’en empêcha. Une très dure période d’épreuve commença alors pour lui. Relevé de ses fonctions au Collège de France et à l’École de physique et chimie, il fut arrêté et emprisonné par les Allemands à la fin de 1940, puis après quelques mois de détention, envoyé à Troyes en résidence forcée. Peu après, il eut le terrible chagrin d’apprendre l’arrestation et l’exécution par les Allemands de son gendre Jacques Solomon en qui il mettait tant d’espoir pour poursuivre son oeuvre, tandis que sa fille Hélène Solomon-Langevin était arrêtée et déportée en Allemagne. Langevin supporta tous ces malheurs avec une grande fermeté et, dans sa retraite forcée de Troyes, il chercha dans le travail la consolation de ses chagrins. C’est alors qu’il étudia par une méthode originale et élégante le problème si important de la diffusion des neutrons et l’on retrouve dans cet ultime travail toutes les qualités qui avaient marqué l’oeuvre de ce grand physicien. Prévenu par des amis que les Allemands, rendus furieux par la perspective de leur prochaine défaite, songeaient à l’arrêter de nouveau, il parvint en 1944 à tromper leur surveillance et à gagner la Suisse. Ce fut là qu’il assista, avec une joie que l’on devine, à la libération de Paris et de la majeure partie du territoire français. Revenu à Paris pour l’automne de 1944, il fut l’objet de justes réparations. Il retrouva sa chaire du Collège de France ainsi que son poste à la tête de l’École de physique et chimie. Il fut chargé de la présidence d’une importante commission nommée pour préparer la réforme de l’enseignement, réforme qui lui tenait particulièrement à coeur, et il fut même appelé à siéger au Conseil municipal de Paris. En février 1945, son soixante-treizième anniversaire était fêté en Sorbonne avec un éclat particulier. Malheureusement, sa santé avait été altérée par les épreuves qu’il avait subies et un état cardiaque grave l’obligea à interrompre peu à peu ses activités. En 1946, il participait cependant encore à nos séances et, dans une discussion des titres en comité secret, les membres de notre Académie purent encore l’entendre soutenir les titres d’un candidat avec la chaude ardeur et la lumineuse clarté qui lui étaient coutumières. Pendant l’automne, son état de santé s’aggrava et nous ne le revîmes plus à nos séances. Il est mort le 19 décembre 1946. Le Gouvernement tint à lui faire des obsèques officielles et cette émouvante cérémonie eut lieu le samedi 21 décembre dernier par une glaciale journée d’hiver. Avec lui est disparu un homme de grand coeur, un cerveau puissant, un physicien de haute classe. Son nom restera parmi ceux des grands savants français de notre siècle qui ont honoré l’Humanité, la France et l’Académie des Sciences.

Louis de Broglie.

La valeur humaine de la science, par Paul Langevin

Il n’est pas inutile, je crois, dans les circonstances actuelles, de reproduire ici des réflexions sur le sens et la valeur de la Science, publiées il y a quelques années pour servir de préface à un livre sur l’évolution humaine (2). A un moment où la guerre utilise ou se prépare à utiliser au maximum la puissance des moyens de destruction ou de protection fournis par. la science, où nous vivons dans la crainte quotidienne d’un déchaînement de violence sans précédent, on pourrait être tenté d’oublier ou de sous-estimer les services tant matériels qu’intellectuels et moraux rendus par la Science à la véritable civilisation. Il convient, en réponse, de rappeler ce qu’est la Science et quels liens profonds la relient à tout notre effort de progrès humain. La tâche de la science, commencée depuis des millénaires est de poursuivre une adaptation de plus en plus précise de notre esprit à la réalité, de construire une représentation de plus en plus adéquate du monde qui nous entoure et auquel nous appartenons, pour le comprendre d’abord, puis pour passer de la compréhension à la prévision et ensuite à l’action. Comment procédons-nous dans cette construction à laquelle s’incorporent un nombre sans cesse croissant de faits ? C’est nécessairement de proche en proche. Lorsque nous avons cru comprendre un certain domaine de la réalité, celui de la mécanique, par exemple, qui concerne l’équilibre et le mouvement des corps à notre échelle, lorsque nous avons réussi, en créant les notions convenables, à en construire une représentation satisfaisante, nous sommes tout naturellement tentés d’étendre à d’autres domaines encore obscurs, encore inconnus, les procédés d’analyse, les méthodes et les notions qui ont réussi dans le premier. C’est ce que nous appelons la méthode de généralisation, d’explication de l’inconnu par le connu. Ces tentatives, pour légitimes qu’elles soient ne réussissent pas toujours. Chacun de leurs échecs donne lieu à une crise au cours de laquelle il est nécessaire de remettre en question les idées mêmes les plus fondamentales ou, les plus familières, de remanier et de renouveler les notions pour aboutir à une synthèse unissant, sur des bases plus larges, un ensemble toujours plus étendu de faits. A travers de semblables crises, dont chacune ressemble un peu à ces mutations par lesquelles les biologistes expliquent aujourd’hui l’évolution des espèces vivantes, se poursuit le développement de la Science, le travail de représentation du monde par la pensée. Je rappellerai, à titre d’exemple, que les physiciens et les philosophes du XVIIIème siècle et du début du XIXème ont cru possible ce :que nous appelons une explication mécanique du monde. Tout l’esprit philosophique du XVIIIème siècle a été pénétré de cette idée, animé de cet espoir que les notions introduites par Galilée, Kepler, Newton et qui avaient si bien réussi à expliquer le mouvement des corps terrestres ou célestes, serviraient de base à lia solution de tous les problèmes posés par la physique ou par la biologie. On admettait un mécanisme profond de l’Univers soumis aux mêmes lois et représentable par les mêmes notions que nos mécaniques familières. Le succès éclatant de la mécanique céleste avait donné à Laplace la confiance que s’il connaissait à un certain instant les positions et les vitesses de tous les atomes qui composent l’Univers ainsi que les lois de leurs actions mutuelles, il pourrait en prédire l’avenir, exactement comme la connaissance de l’état du système solaire à un moment donné et celle de la loi de la gravitation de Newton permettaient aux astronomes de prévoir à tout instant l’état futur de ce système.

On pensait que non seulement la physique mais encore tout l’ensemble de la réalité vivante pourrait ainsi s’expliquer à partir de la science maîtresse que représentait la mécanique. Dans son livre intitulé . La machine humaine, le philosophe La Mettrie concevait que les réactions des êtres vivants eux-mêmes pouvaient s’interpréter par les mêmes procédés qui avaient permis de comprendre les mouvements des astres et de prévoir les réactions de nos machines. Ces espérances ont été déçues. Toute l’histoire de notre physique depuis un siècle se traduit précisément par un échec du mécanisme. Après de longs efforts pour expliquer mécaniquement l’électricité, le magnétisme, les propriétés de la lumière, nous sommes convaincus aujourd’hui de leur inutilité, de plus en plus clairement après la crise récente de la relativité et au cours de la crise actuelle des quanta. Celle de la relativité, par exemple, a montré la nécessité de substituer à la notion du temps absolu sur laquelle était fondée la mécanique classique, celle du temps relatif qui s’est imposée en électricité et en optique par la découverte de ce que nous appelons les équations de Maxwell et des lois de l’électromagnétisme. Le fait que l’ancienne notion du temps était incompatible avec une théorie satisfaisante de l’électromagnétisme et de l’optique a montré de la façon la plus évidente que la mécanique classique fondée sur cette notion et sur celle de l’espace euclidien était incapable de servir de base à une explication d’ensemble de la physique. Les notions nouvelles ont permis d’édifier une synthèse plus vaste qui a, non seulement expliqué la lumière par l’électricité, alors qu’il était impossible de les expliquer l’une et l’autre par la mécanique ancienne, mais encore construit une mécanique nouvelle, plus ’précise et plus con-forme aux faits que l’ancienne lorsqu’il s’agit de corps en mouvement très. rapide. Albert Einstein a élargi encore cette synthèse par sa théorie de la relativité généralisée en lui incorporant les phénomènes jusque-là mystérieux de la gravitation et en renouvelant complètement la mécanique céleste par une conception entièrement nouvelle de l’espace et du temps. Cette crise de la relativité a eu le caractère d’une mutation brusque, où le déséquilibre entre un organisme et son milieu s’accroît progressivement et de manière en quelque sorte latente jusqu’à ce que s’impose l’apparition d’une forme nouvelle. William Thomson, Lord Kelvin, qui a été un des plus grands physiciens de la seconde moitié du XIXème siècle, avait déjà senti toutes nos difficultés à travers les efforts géniaux qu’il a tentés pour expliquer mécaniquement la lumière et l’électricité. Il parlait de nuages noirs accumulés à l’horizon. L’orage qui se préparait ainsi a éclaté voici bientôt trente ans, laissant derrière lui notre science rajeunie et renouvelée. Un des nuages dont parlait Kelvin préparait l’autre crise, celle des quanta dont nous ne sommes pas encore sortis et qui procédait aussi de la même origine, l’impossibilité de prolonger la mécanique ancienne, non plus vers l’optique ou l’électricité, mais vers l’explication du monde microscopique, vers l’exploration du domaine intérieur aux atomes. Poursuivant cette idée de Blaise Pascal que l’univers reproduit dans l’infiniment petit une image diminuée de l’infiniment grand, on avait essayé de se représenter l’atome sur le modèle d’un système planétaire. Après y avoir découvert l’existence de ces grains d’électricité que nous appelons électrons et protons, on y voyait un noyau, central composé d’électrons et de protons, électrisé positivement à cause d’un excès de ces derniers, avec d’autres électrons négatifs circulant ’autour de lui sous l’attraction de sa charge, comme les planètes circulent autour du soleil sous l’action attractive newtonienne, conformément aux lois de la mécanique valable à notre échelle. On s’est aperçu, il y a une dizaine d’années, que décidément cela ne pouvait pas marcher après avoir commencé pourtant assez bien. Les difficultés sont devenues si flagrantes qu’il a fallu renoncer à l’image planétaire des systèmes atomiques. Je suis convaincu, pour ma part, qu’il faut aller plus loin et abandonner l’idée qu’un électron ou un proton ou un neutron sont des objets analogues à des corpuscules individualisables et qu’on peut suivre dans leur comportement comme l’astronome suit une planète sur son orbite ou l’artilleur un projectile sur sa trajectoire. Les notions qui seront nécessaires pour représenter le monde intra-atomique ou infra-nucléaire et qui sont déjà contenues en puissance sous une forme abstraite et probablement encore approximative dans ce que nous appelons les équations de la mécanique ondulatoire, seront profondément différentes de celles qui ont réussi dans le domaine macroscopique auquel nous sommes habitués. Et, de même qu’au lieu de réussir, comme on l’avait tout d’abord espéré, à expliquer l’électricité par la mécanique, on a réussi au contraire, dans une mesure croissante, à expliquer lia mécanique par l’électricité, il est probable que la synthèse du macroscopique et du microscopique s’obtiendra au moyen des notions nouvelles que nous imposera l’exploration de ce dernier domaine. Ce résultat, qui semble général à mesure que l’a physique progresse, n’est, au demeurant pas très surprenant, puisque les notions dont nous nous servons pour représenter les choses familières sont issues d’un contact ancestral et lointain avec elles. A mesure que le perfectionnement de nos techniques expérimentales nous permet de pénétrer dans de nouveaux domaines, nous nous apercevons que les idées construites par l’esprit de nos ancêtres pour interpréter l’expérience ancienne ne s’adaptent pas aux données nouvelles d’une expérience toujours plus subtile et plus profonde. Dans chaque domaine de la science, comme dans son ensemble, les notions qui nous semblent tout d’abord les plus simples parce qu’elles sont l’es plus familières, doivent faire place à d’autres, à mesure que la synthèse s’élargit, et nous apparaissent souvent comme les plus complexes et les moins capables d’être utilisées comme base générale d’explication. Il me paraît probable que nous rencontrerons des surprises analogues lorsque s’amorcera la synthèse, déjà préparée mais lointaine encore, du physico-chimique et du biologique. On sait quel conflit existe entre l’explication physico-chimique et déterministe que nous devons nous efforcer d’étendre vers les sciences de la vie, puisqu’elle a réussi dans un domaine déjà singulièrement vaste, et l’aspect finaliste de certaines formes du comportement des êtres vivants. Il y a là deux conceptions qui semblent aussi contradictoires et difficiles à concilier que les apparences ondulatoires et corpusculaires de la matière comme de la lumière et les théories correspondantes que la synthèse des quanta s’efforce aujourd’hui de mettre d’accord. Je crois qu’il est aussi illusoire de vouloir donner une explication purement physico-chimique de la vie qu’il l’a été de vouloir donner une explication purement mécanique de la physique entière. A travers ce processus dialectique dans lequel on se trouve en présence d’aspects en apparence contradictoires de la réalité et où la contradiction traduit simplement l’insuffisance des notions acquises, se poursuit inlassablement un effort de synthèse toujours plus haute qui exige l’élargissement ou le remplacement des abstractions anciennes. Il me paraît probable que la synthèse du physique et du biologique se fera sur la base de notions plus cachées et plus profondes que celles de la physico-chimie actuelle, exactement comme nous l’avons constaté pour la physique elle-même. Dans cette rationalisation progressive de la réalité que la pensée cherche à dominer par la compréhension, une seule règle essentielle, celle qui permit à l’humanité de vivre jusqu’ici et de construire sa science actuelle, celle qu’exprime et traduit de manière si féconde la méthode expérimentale, la subordination de la pensée au fait clairement constaté, l’adaptation de plus en plus consciente d’un esprit qui ne s’abaisse devant l’expérience que pour triompher de la réalité et la rendre moins cruelle aux hommes. L’effort scientifique est un effort vivant. La raison humaine est un être vivant. L’esprit évolue sans cesse et, pas plus que de l’aspect des protozoaires primitifs on n’aurait pu prévoir celui des êtres que nous sommes ou que nos descendants deviendront, pas plus de nos conceptions actuelles, même de celles que nous considérons comme les plus définitives et les plus fondamentales ; on ne peut prévoir ce que deviendra la représentation humaine du monde. Nous avons assisté déjà à de telles transformations, soit dans le domaine de la forme vivante, soit dans celui de la pensée vivante, à un tel enrichissement de nos connaissances et de nos possibilités, que nous devons faire confiance à la vie en marche, à travers des joies et des douleurs sans nombre, vers des formes matérielles et spirituelles que nous sommes impuissants à imaginer.

J’ai essayé de montrer ce qu’est la Science, cette vie de l’esprit, cet effort constant d’adaptation à la réalité, effort souvent douloureux et difficile, mais toujours inlassablement renouvelé. Quel en est le sens profond, quels en sont l’origine et les mobiles, la valeur ou les dangers ; dépend-il enfin de nous de le suspendre ou de l’orienter ? Pour tenter de répondre à ces questions, je voudrais tout d’abord souligner deux aspects dans les services que la science peut rendre aux hommes : la possibilité qu’elle donne d’une libération matérielle et aussi, plus importante à mon sens, la possibilité d’une libération spirituelle, la première préparant la seconde, celle-là étant le moyen pour la fin qu’est celle-ci ; l’une et l’autre étant intervenues d’ailleurs dès l’origine pour déterminer et stimuler l’effort. Il est bien certain que le point de vue utilitaire, le souci d’agir sur ’la matière et de développer des techniques de plus en plus efficaces et de plus en plus savantes est, en partie au moins, à l’origine de nos connaissances. La chimie, en particulier, a beaucoup profité des progrès de la métallurgie, des recherches de l’alchimie dans son rêve de transmutation ou de celles des iatrochimistes sur l’action médicamenteuse des substances les plus variées, dans l’espoir d’y trouver la panacée et de lutter victorieusement contre la maladie, la souffrance et la mort. Seulement, fait significatif, l’expérience nous montre que même pour obtenir des résultats vraiment nouveaux et féconds en matière de technique et d’applications de la science, c’est la recherche la plus désintéressée, la plus éloignée de toute préoccupation d’utilité immédiate, qui se montre parfois lia plus efficace. C’est en se laissant guider avant tout par le souci de comprendre que le savant découvre par surcroît les possibilités d’action les plus importantes, les plus imprévues se montrant toujours les plus efficaces. Les exemples abondent. Les applications de l’électricité dont nous sommes si fiers et qui pénètrent aujourd’hui dans tous les détails de notre existence, qui ont permis, par la découverte et par le maniement d’un fluide invisible, de douer notre planète d’un système nerveux et de supprimer les distances entre les nations, sont issues de travaux de Coulomb, de Volta, de Faraday, d’ Ampère, dont le but exclusif était d’analyser et de comprendre la nature profonde des manifestations électriques. C’est la découverte, pour des raisons entièrement spéculatives, de l’induction électromagnétique par Faraday, qui a rendu possible, grâce à la dynamo, cette électrification du monde qui est en passe de transformer complètement les conditions de notre vie matérielle. Aucune recherche immédiatement orientée vers le but pratique de la transmission de la force à distance n’aurait trouvé le détour qu’a révélé, sans l’avoir cherché, la spéculation pure sur la nature de l’électricité et sur le mystère connexe de l’aimant. Un autre exemple, plus significatif encore et plus récent, nous est donné par cette admirable radiotechnique qui nous permet de communiquer instantanément par la parole et bientôt de voir à toute distance. Elle est issue d’une divination de Maxwell qui, prolongeant Ampère et Faraday, a réussi, en introduisant un terme nouveau dans une équation différentielle, à donner une expression complète des lois de. l’électromagnétisme et à découvrir le lien profond qui existe entre la lumière et l’électricité. Il a prévu ainsi l’existence de ces ondes dont Hertz a fait ensuite une réalité expérimentale avec, pour conséquences imprévues, les applications merveilleuses dont la série n’est pas encore achevée. Il est bien certain que la recherche pour elles-mêmes de la téléphonie ou de la télévision entre les antipodes, sans aucun lien matériel, aurait légitimement passé pour une entreprise folle et n’aurait eu aucune chance d’aboutir. C’est en cherchant, au contraire, à comprendre le monde qu’on trouve le plus sûr moyen de féconder l’action. Sans aucun doute, la meilleure politique au point de vue de l’utilité technique consiste à favoriser la recherche la plus pure et la plus désintéressée. C’est là une raison de penser, à côté d’autres que je rappellerai plus loin, que le mouvement de l’esprit pour chercher à comprendre — la sainte curiosité — est véritablement l’activité profonde qui fait naître la science et qui en féconde les applications.

Quelque bienfaisantes que soient certaines de ces applications pour diminuer la peine et la souffrance des hommes, le rythme accéléré auquel elles se développent et leur introduction dans une société humaine insuffisamment préparée à les recevoir ou trop lente à s’y adapter nous semblent aujourd’hui n’être pas sans danger. Ces nouveaux et puissants moyens d’action créent pour notre espèce un milieu nouveau. Aura-t-elle l’intelligence, l’imagination et la volonté nécessaires pour y vivre et pour transformer son organisme et ses institutions, par évolution ou par mutation, ou périra-t-elle, victime d’elle-même et de son propre effort, comme d’autres espèces l’ont fait avant elle ? Beaucoup de bons esprits se posent aujourd’hui la question ; certains vont jusqu’à crier leur défiance et à proposer d’enchaîner la science comme le fut autrefois Prométhée pour avoir donné le feu aux hommes.

Il y a effectivement danger, danger économique et danger militaire. Le danger économique apparaît aujourd’hui à tous. Il résulte d’une ivresse technique, d’un développement trop rapide de l’industrie dans des conditions où la machine, au lieu d’être mise au service de tous les hommes, vient concurrencer victorieusement ceux-ci. Des hommes sont sans travail et sans ressources en face d’une paradoxale surproduction et d’autres, ceux qui restent attachés à la machine pendant un temps trop long, deviennent les esclaves de celle-ci, perdent l’initiative, la spontanéité qui faisaient la valeur de l’ancien artisan. Voltaire disait que si Dieu à créé l’homme à son image, celui-ci le lui a bien rendu ; de même l’homme qui a voulu créer la machine à son image pour effectuer à sa place les gestes nécessaires à prolonger la vie, est menacé, par l’usage, de devenir semblable à sa créature, de n’être plus que le prolongement de celle-ci ou la victime des besoins artificiels créés pour augmenter sans cesse les profits résultant de son fonctionnement toujours plus intensif, Le jeune Américain engage son avenir pour se procurer les dernières nouveautés de la technique et la colonisation va tenter le Nègre ou l’Oriental avec des toxiques dont il se passerait bien. Il y a aussi le danger que j’appelais tout à l’heure militaire, celui qui résulte de l’a terrible efficacité que la science a donnée aux moyens de destruction. La question est angoissante de savoir laquelle ira le plus vite dans ses effets, des deux possibilités de servir ou de nuire qu’une seule et même science met à ta disposition des hommes. Ceux qui aiment la science et la veulent bienfaisante ont le devoir d’y songer et d’y travailler. Pour réaliser l’adaptation nécessaire aux conditions nouvelles créées par’ la science, dont nous ne croyons pas possible ni désirable d’arrêter le développement en raison des bienfaits sans limite qu’elle contient en puissance, pour parer au double danger économique et militaire, une création de justice est nécessaire, justice sociale d’un côté, justice internationale de l’autre. Puissions-nous y arriver à temps !

Je voudrais montrer maintenant comment la science elle-même peut nous-servir de guide et de soutien dans cette double tâche, et comment sa valeur morale et spirituelle peut nous aider à combattre les dangers résultant de sa trop grande ou trop prématurée valeur utilitaire. Il me suffira pour cela de rappeler qu’elle fut dès l’origine, non seulement un moyen de libération matérielle, de domination des forces naturelles par la connaissance de leurs lois, mais encore et surtout un moyen de libération intellectuelle et morale par la compréhension de l’Univers qui nous entoure, par une conscience toujours plus claire de notre situation par rapport à lui, par un effort constant de communion spirituelle avec lui. L’homme primitif a vécu dans la crainte devant un monde qui l’écrasait de manière imprévisible et incompréhensible. C’est progressivement, tout d’abord, qu’il est arrivé à se concevoir lui-même en tant qu’individu capable de volonté et d’action, à sortir des conceptions participationnistes dans lesquelles il ne se séparait ni de son groupe ni même de la nature. Il s’est découvert comme distinct parmi d’autres individus analogues à lui et capable d’agir les uns sur les autres par le geste ou par la parole. Cette dissociation du groupe en individus a représenté le premier progrès, le premier balbutiement d’une science ; elle correspondait à une représentation des phénomènes humains au sein du grimpe par les actions et les réactions mutuelles d’individus distincts et, comme toujours, l’explication ainsi acquise dans un domaine restreint a été. extrapolée ; généralisée sous forme d’une conception anthropomorphique du monde ou les phénomènes naturels étaient interprétés comme procédant de volontés, ou de désirs analogues aux volontés et aux désirs humains, période mythologique où les forces de la nature étaient incarnées dans des divinités d’autant plus puissantes que leurs manifestations dépassaient davantage l’échelle des forces humaines. De même que la volonté humaine est difficilement prévisible, les volontés divines étaient considérés comme impénétrables et les hommes vivaient dans cette crainte perpétuelle de la colère des dieux ou des arrêts du destin qui sont les ressorts profonds de la tragédie grecque dont ils créent la lourde et poignante atmosphère. La préoccupation essentielle des premiers physiciens, qui furent avant tout des philosophes et des moralistes, de Démocrite et d’ Epicure, fut, comme le dit explicitement ce dernier, de libérer les hommes de la crainte des dieux et de la crainte de la mort, de leur donner la paix de l’âme en développant en eux la conviction que la Nature n’était pas le domaine du caprice, mats que tout y était soumis à des lois, compréhensible et prévisible, sinon évitable. Voici un passage d’ Epicure qui me parait significatif à ce point de vue : « Il faut bien se dire que le trouble fondamental de l’âme humaine provient d’abord de ce que l’on considère les phénomènes comme dus à des êtres auxquels on attribue des volontés, des actes, et des mobiles ; ensuite de ce qu’on redoute toujours comme certain ou comme probable sur la foi des mythes quelque châtiment terrible et éternel, qu’on redoute même l’insensibilité de la mort comme si nous devions en avoir conscience ; enfin de ce qu’on éprouve toutes ces craintes, non en conséquence d’opinions mûries, mais d’imaginations sans raison, de sorte que sans définir ce qui est à craindre, on ressent plus de trouble que si l’on s’était fait sur les choses une juste opinion. La paix de l’âme consiste à être délivré de toutes ces craintes. » Il ajoute : « Tout d’abord, il faut bien se persuader que la connaissance des phénomènes physiques, soit en eux-mêmes, soit en connexion avec d’autres phénomènes, n’a d’autre fin que la paix de l’âme et une ferme confiance. » Lucrèce a exprimé cette idée de façon magnifique en disant, après avoir décrit la crainte dans laquelle vivaient les hommes devant les caprices du Destin : « Cette terreur et ces ténèbres de l’âme, il faut donc que les dissipent, non les rayons du soleil ni les traits lumineux du jour, mais la vue de la nature et son explication. » C’est dans ce sens qu’il faut comprendre le vers fameux par lequel débute le beau poème dans lequel Lucrèce a exposé la doctrine d’ Epicure : « Heureux celui qui peut connaître les raisons des choses ».

Je voudrais souligner cet aspect de la science comme moyen de pacification et de libération de l’esprit en montrant comme les sciences, physiques d’une part, et biologiques de l’autre, ont déjà rempli, au moins en partie, l’admirable programme d’ Epicure et de Lucrèce ; je voudrais montrer aussi que c’est en appliquant les méthodes et l’esprit de cette science à tous les aspects de la réalité, et en particulier aux problèmes humains, que nous pouvons conjurer les dangers de l’heure actuelle et sauver notre espèce, sous le seul postulat qu’elle représente une forme de vie digne d’être préservée. Le terme aujourd’hui usuel de sciences humaines pour désigner les diverses disciplines où l’on étudie l’homme est déjà significatif d’une confiance générale et croissante dans l’efficacité des méthodes scientifiques et de l’attitude rationnelle, quel que soit le domaine de leur application. Il est à peine nécessaire de rappeler le mouvement commencé depuis Copernic pour mettre à leur place dans l’Univers l’Homme et la Terre qui le porte, pour en finir avec les conceptions anthropocentrique et géocentrique du monde et pour nous donner la salutaire et morale conviction que nous sommes tous de plus en plus étroitement solidaires à mesure que la science se développe, que nous serons tous sauvés ou perdus en même temps dans la grande aventure de notre espèce sur ce globe lancé à travers l’océan de l’espace et du temps. Le développement de l’astronomie et de la physique nous a permis de faire le point, de manière de plus en plus précise, au cours du grand voyage, de sonder les profondeurs reculées du ciel, d’évaluer l’ancienneté de la Terre et de la Vie derrière nous, ainsi que nos possibilités d’avenir. C’est tout récemment que nous avons pu obtenir des données précises sur le passé de la Terre et connaître l’âge des terrains par l’analyse chimique des minéraux radioactifs, dans lesquels se poursuit imperturbablement, depuis leur formation, la transformation spontanée de l’uranium et du thorium en hélium et en plomb. Nous savons ainsi que l’apparition de la vie (sous la forme déjà très complexe des fossiles métamorphisés des terrains, archéens) remonte à environ deux mille millions d’années et que l’évolution dont nous sommes issus à dû se poursuivre sans arrêt pendant cette inconcevable durée. En ce qui concerne l’avenir nos connaissances récentes sur l’évolution des étoiles et la découverte du fait que leur rayonnement est dû à une destruction progressive et peut-être intégrale de la matière qui les compose, nous ont permis d’évaluer le temps pendant lequel un astre comme notre soleil peut encore continuer à répandre autour de lui au taux actuel la lumière et la chaleur génératrices de la vie terrestre et nécessaires à son entretien. Si des raisons terrestres telles que la dessication de l’Océan ne viennent pas limiter notre avenir, nous pouvons compter sur dix mille milliards d’an-nées, c’est-à-dire sur un temps cinq mille fois plus long que l’insondable passé de la Terre, pour permettre à notre espèce de développer pleinement ses possibilités.

La biologie, à son tour, quoique moins avancée mais plus proche des problèmes humains, nous apporte des données très importantes et des raisons d’espérer. Elle nous donne aussi, à mon sens, une base plus large et plus solide que toute autre pour notre morale, en nous montrant par l’histoire d’un passé infiniment reculé, et d’accord avec le témoignage héréditaire die notre conscience, suivant quelles règles nous devons orienter notre action pour enrichir et transmettre le trésor d’expérience dont nous sommes les dépositaires d’un moment ; La doctrine de l’évolution, à peu près unanimement acceptée aujourd’hui, nous apprend que nous sommes issus de formes très primitives de vie à travers les générations sans nombre. Elles nous ont transmis, dans la douleur, la flamme vacillante, mais de plus en plus claire, que nous leur devons de préserver et de transmettre. Nous sommes les termes actuels de séries sans lacunes, responsables de leur prolongement, et, le passé garantissant l’avenir, nous pouvons espérer, dans l’infini du temps qui s’ouvre devant elles, les voir évoluer vers des formes de vie incomparablement plus belles et plus riches que la nôtre dans une mesure bien plus grande encore que celle-ci ne dépasse l’amibe primitive, physiquement et intellectuellement. Il y a, dans cette conception évolutionniste de la vie, une richesse de possibilités dont sont complètement dépourvues les conceptions créationnistes où chaque espèce est fixée dans sa descendance et où l’effort de chacun doit s’isoler dans l’espoir du salut individuel hors de notre monde. C’est la faiblesse des religions dites de salut qu’elles séparent ainsi l’individu de l’espèce dans la hantise désespérée d’une survie personnelle. Au contraire, le sentiment d’une solidarité étroite et complète avec notre espèce dans l’espace et dans le temps, la certitude de possibilités terrestres sans limites pour notre descendance et la conscience de pouvoir influer sur elle par notre propre action, me paraissent capables au plus haut point d’inspirer et d’orienter cette action. Ce que nous, savons par la biologie nous permet de préciser encore davantage, en nous renseignant sur les conditions favorables à l’apparition de formes nouvelles et plus riches de vie. La conception darwinienne de l’évolution laissait au hasard le soin de produire les changements et faisait de la lutte le moyen de sélection qui permettait la survivance des plus aptes. On sait quel mauvais usage ont fait et font de ce mythe les partisans de la guerre éternelle qui voient dans la lutte et dans la destruction réciproque le moyen de choix pour enrichir et embellir la vie.

Nous n’en sommes heureusement plus là : nous savons que la lutte n’a jamais rien créé et ne sait que détruire. Ce qui permet l’apparition de formes nouvelles et plus hautes, de vie, c’est au contraire le processus d’association et d’entraide. C’est par lui que les protozoaires primitifs se sont réunis pour constituer l’être multicellulaire, que les individus ainsi constitués se sont progressivement compliqués par la différenciation d’éléments primitivement identiques, puis, au degré suivant, se sont associés pour constituer les sociétés animales ou humaines avec différenciation et spécialisation croissante pour l’enrichissement et l’aide réciproque. C’est lui qui doit dans l’étape actuelle, aboutir au degré plus élevé encore, au groupement de nations différentes et unies. Il dépend de nous, la science nous l’enseigne, que ce progrès s’accomplisse ou que notre espèce meure. Le devoir de chacun, individu ou groupe, pour contribuer à cet enrichissement que permet l’entraide, à cette augmentation continue du trésor commun de sagesse et de science, est de travailler à l’œuvre d’association d’une part, et d’autre part, à l’oeuvre de différenciation. Double devoir de personnalité pour apporter une contribution nouvelle et de solidarité pour mettre cette contribution à la disposition des autres individus ou des autres groupes, et pour profiter aussi de l’apport des autres. C’est là que me semble être la leçon de la science, la base scientifique de la morale humaine que l’étude de la vie permet de dégager, L’oubli des deux devoirs fait courir deux dangers à la vie collective ou à la vie tout court : le danger d’égoïsme qui compromet la solidarité et le danger de conformisme qui s’oppose au devoir de personnalité. Ni égoïsme ni conformisme. Il me semble qu’on peut trouver là les clartés nécessaires pour résoudre le problème fondamental des sociétés humaines, la recherche d’un équilibre heureux entre les droits de l’individu et ceux de la collectivité.

Paul Langevin.

(1) Réimpression du texte figurant au Cahier Numéro 80 de mars-avril 1940.

(2) L’Evolution humaine, Aristide Quillet, éditeur.

Source : les Cahiers Rationalistes

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