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Victor Serge et le sort des Juifs d’Europe et de Russie

samedi 20 mai 2023, par Robert Paris

Victor Serge

Les Juifs et la révolution

24 juin 1939

Ayant à plusieurs reprises entretenu les lecteurs de La Wallonie de la condition des Juifs en URSS, j’ai reçu de M. Léon Baratz*, publiciste dévoué à la cause de ses co-religionnaires, plusieurs lettres et articles sur cette importante question. La thèse de M. Léon Baratz est que « trois millions de Juifs, le cinquième du peuple juif », sont voués, en URSS, à la « destruction absolue de leur âme, de leur culture », par la « disparition complète du judaïsme ». Ainsi posée, la question devient tellement complexe que l’on hésite à y toucher. Le point de vue de M. Léon Baratz est en somme celui du nationalisme juif ; le mien, celui du socialisme international. L’écart est si grand entre nous que la discussion ne serait guère féconde. Mais je voudrais ici mettre au point quelques idées et quelques faits dont il serait souhaitable que la connaissance fût plus répandue.

Il me semble acquis que la révolution russe, bourgeoise-démocratique à ses débuts, socialiste à partir de la prise du pouvoir par les bolcheviks, assura aux Juifs de Russie, une émancipation totale, immédiate, sans conditions, d’autant plus réelle que, sous l’ancien régime, les Juifs, cantonnés dans des territoires réservés, avaient subi des persécutions incessantes…

M. Baratz croit devoir rappeler que cette grande réforme fut accomplie avant la dictature du prolétariat en mai 1917, sur l’initiative de M. Kerenski*, alors ministre de la Justice. Ce qu’il convient de rappeler également, c’est qu’en 1918 commença une guerre civile de quatre années, fomentée, déclenchée, poursuivie par les classes riches – pour la défense de leurs privilèges – contre le pouvoir socialiste et qu’au cours de cette guerre civile, partout où la contre-révolution, qu’elle fut monarchiste ou démocratique, triompha momentanément, les Juifs furent terriblement maltraités. En Ukraine, la contre-révolution nationaliste – qui se prétendait démocratique – dirigée par Simon Petlioura* entreprit l’extermination de la population juive ; et c’est par milliers que les Juifs, hommes, femmes et enfants, furent massacrés lors des pogromes de Proskourov. Ces horreurs, les Soviets les faisaient cesser partout où arrivait l’Armée rouge. Si la contre-révolution avait triomphé en Russie, la condition des Juifs eût été indescriptible comme elle l’est dans les pays où triomphe maintenant la contre-révolution fasciste.

Il est vrai que les mesures anticapitalistes et antireligieuses prises par la dictature du prolétariat atteignirent durement la partie riche ou aisée de la population juive de l’URSS ; les Juifs aisés ou riches ne firent cependant que partager le sort de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie russe qui, en résistant des années durant et par tous les moyens à la révolution des travailleurs, ne pouvaient manquer de s’attirer de longues représailles. La lutte sociale, poussée à ce paroxysme, a sa propre logique et c’est une logique inexorable. Il reste que la victoire du bolchevisme mit fin aux pogromes, enraya un antisémitisme terriblement virulent, ouvrit toutes les carrières aux Juifs pauvres ; et le fait est qu’il s’en trouva en grande proportion dans tous les services du nouvel État. Plus instruits que la population russe, plus doués pour le travail administratif, les Juifs fournirent tout de suite un gros contingent de fonctionnaires, de chefs militaires, d’agitateurs, de gouvernants en un mot. Nul ne songea jamais à le leur reprocher, car ils servaient bien et on estimait l’heure venue de l’émancipation de toutes les nationalités opprimées. Le régime se montrait vigoureusement hostile à toutes les églises (qui d’ailleurs le lui rendaient bien), la judaïque compris. Jamais pourtant, il n’interdit l’exercice d’aucun culte.

À partir de 1926 commence en URSS la réaction stalinienne. Le grand drame de la collectivisation forcée cause des souffrances infinies, notamment, par contrecoup, à la population juive, formée, en grande partie, de petits commerçants et d’artisans ; mais c’est encore une fois pour eux le droit commun ou la commune absence de droits. Les Juifs partagent le sort des non-Juifs, rien de plus. Le sionisme est persécuté comme toutes les idéologies, comme tous les nationalismes indépendants de la caste bureaucratique : comme le socialisme, l’anarchisme, le syndicalisme, la maçonnerie, les nationalismes ukrainien, géorgien, turc, kirghiz, mongol. Quand, en 1936-1938, Staline extermine les vieux bolcheviks, les Juifs y passent comme les autres… La réaction stalinienne est inhumaine, elle n’est pas antisémite. Elle n’a pas touché à l’égalité de toutes les nationalités, rendons-lui cette justice, même à l’heure où l’égalité formelle des droits confond toutes les nationalités dans une même oppression.

M. Léon Baratz a donc doublement tort de méconnaître l’attitude de la révolution russe, tant qu’elle fut ardemment socialiste, à l’égard des Juifs et de ne pas établir plus exactement, pour ce qui est de la condition des Juifs en URSS, les responsabilités de la réaction bureaucratique.

Les journaux parlaient récemment d’un emprunt que des grandes banques juives offraient à Franco… Par peur du socialisme, des financiers juifs n’ont pas hésité à soutenir Hitler à ses débuts. Je lis dans Esprit (numéro de juin), le « Témoignage d’un Juif » de W. Rabinovitch 54 : c’est un beau cri d’indignation contre l’attitude inqualifiable de la bourgeoisie réactionnaire juive qui trahit tous les jours les Juifs sans argent, les plus persécutés… W. Rabinovitch nous apostrophe tous en ces termes : « Quand un grand rabbin, représentant une grande communauté comme celle de Paris déclare que les Juifs peuvent être accueillis n’importe où mais pas en France, ni dans “les régions habitables de son empire colonial”, dites-moi, vous enfin, Juifs ou non-Juifs, vous qui n’êtes pas prévenus, comment vous appelez cela ? » W. Rabinovitch pose le problème avec une lucide passion : « Nous sommes seuls, conclut-il, comme les Tchèques, seuls comme les Espagnols, seuls comme les Chinois. Réduits à nos propres moyens… » Le terrible dans la seule nation qui soit tout à fait sans destinée, de la seule nation qui soit tout à fait sans foyer, tout à fait sans défense, c’est qu’elle partage le sort de tous les opprimés à une époque de réaction triomphante ; sans doute ne trouvera-t-elle son salut qu’avec tous les opprimés, quand succombera la réaction. Le salut des Juifs se lie ainsi à la victoire du socialisme.

Juifs de Russie…

8-9 avril 1939

Le Courrier Socialiste russe leur consacre, dans son numéro du 15 mars, un article dont je veux résumer ici la désolante documentation. Il est bien entendu qu’il n’y a pas d’antisémitisme en URSS ; que les Juifs persécutés et mis à mort ne le sont pas en tant que Juifs, mais plutôt en tant que communistes de la première heure. Notons cette différence pour être équitable même envers le crime, véridiques même envers le mensonge des bourreaux 31. Et laissons crier les faits, tels que les fait connaître un socialiste juif russe, Grigori Aronson*.

« Une documentation de source presque entièrement officielle nous a permis d’établir une liste d’une centaine de communistes juifs d’URSS livrés au fer et au feu. La dictature a supprimé tous les éléments actifs du communisme juif sans exception… Des hommes politiques, des journalistes, des savants – et surtout des historiens –, des pédagogues, pas un nom tant soit peu connu ne subsiste… Faute de rédacteurs, il a fallu fermer les journaux. Depuis 1932, pas un ouvrage scientifique n’a été publié en yddish… » Nous apprenons que les journaux yiddish Emès, qui paraissait à Minsk, et Octobre, qui paraissait à Moscou, ont cessé de paraître, car les hommes qui les rédigeaient ne sont plus. Des œuvres juives, scientifiques et littéraires, parues avant cette terreur noire ont été retirées de la circulation et mises au pilon, car leurs auteurs sont proscrits – si seulement ils vivent encore – et le régime leur trouve mauvais esprit. C’est le cas des ouvrages de Buchbinder, Rafès, Kirjnitz, Agoursky. Plusieurs équipes successives de dirigeants de la petite république juive du Birobidjan, fondée en Extrême-Orient par une assez cruelle fantaisie bureaucratique, ont été fusillées. J’ai déjà entretenu, il y a quelques mois, les lecteurs de La Wallonie du drame du Birobidjan, où quelques milliers de travailleurs juifs, transplantés à la frontière de la Mandchourie, subissent les coupes sombres d’une police politique en proie à la manie de l’espionnage…

Trois présidents de république, Liberberg*, Katel, Heller, y ont été supprimés l’un après l’autre ; et quatre ou cinq secrétaires du Comité du parti : Khavkine, Anchine, S. Lévine, Rysskine…Dans tous les centres de population juive, Moscou, Minsk, Kiev, Kharkov, Odessa, Vitebsk, Smolensk, la répression a sévi sans lassitude… Mais on peut bien se demander : la répression de quoi ? Car la terreur s’est abattue sur des fonctionnaires dévoués au stalinisme, nommés par lui, et sur des intellectuels dévoués à leur peuple et, par surcroît, bien-pensants.

Liberberg, président de la République juive du Birobidjan, fut, en 1936, appelé à Moscou pour y être reçu par Kalinine, président de l’URSS, en audience solennelle ; arrêté au sortir de là, conduit au Guépéou, fusillé. Peut-être connaissait-il Zinoviev. « Nul ne sait au juste combien de communistes juifs ont été broyés par le talon de fer de Staline : des milliers, certainement… » – « Lesquels sont vivants, dans les prisons, lesquels ont été fusillés, lesquels ont trouvé la paix dans une autre mort, on ne peut que se livrer sur ces sujets aux conjectures… » Esther Froumkina, vieille militante du Bund, ralliée de la première heure au bolchevisme, est morte en prison… Weinstein-Rachmiel, qui avait eu le courage de protester dans une réunion du parti contre les accusations infamantes adressées à Froumkina, s’est suicidé en prison. Le « commissaire aux affaires juives » Dimanstein a « disparu » en 1937. Litvakov, publiciste qui rédigea pendant quinze ans Emès, a « disparu » en 1938.

Ces hécatombes s’expliquent en partie par le rôle considérable que les socialistes juifs jouèrent dans la révolution russe. Traitées avec une rigueur particulière par l’ancien régime qui leur imposait la résidence en territoires réservés, massacrées dans les pogroms, réduites en tout temps à la misère, les masses laborieuses juives, un peu plus cultivées en général que l’ensemble de la population russe, fournirent à la révolution une foule de militants obscurs ou connus. La réaction stalinienne, en détruisant les générations socialistes, devait détruire à peu près toute l’intelligentsia juive. Le singulier, c’est qu’elle ait pu le faire à coups de procédures secrètes sans qu’on l’ait même su à l’étranger…

P.S. – Je crois bien faire en reproduisant ici la liste des personnalités juives disparues, publiées par le Courrier socialiste russe. Voici :

Hommes politiques : M. Litvakov, Esther Froumkina, Weinstein-Rachmiel, S. Dimanstein, Mérégine, Tchémerisk, Klipper, Khavkine, S. Lévine.

Journalistes et savants : Dounetz, Sprach, Agoursky, Ochérovitz, Zwi Friedland, Kachine, Volobrinski.

Artistes, pédagogues, publicistes : Erichh, Bronstein, Judelsohn, M. Lévitan, Kavitia, Rokhkine, Haim Guildine, Liberberg.

Dirigeants du Birobidjan : Liderberg, Khavkine, Katel, Heller, Anchine, Rysskine, Schwartzberg, Schweinstein, Furrer, Huberman, Khalinski, Lapitski, Idov.

Dirigeants des Comités Ozet et Komset, c’est-à-dire de la colonisation juive : Trachtenberg, Pliatskine, B. Trotski, Zameev, Kaganov, Liberson, Manévitch, Lander.
Hommes de lettres et artistes : Abtcholtk, Léo Zisskind, Zaretsky, Chvédik, Groublan, Miltiansky, Dekhtiar, Feldmaa, Rafalaki.

Les riches contre la culture

Victor Serge

Ecrivains et artistes

Berlin, 14 novembre 1923.

Je n’oublierai plus la pénible impression que me fit l’Allemagne à la fin de 1921, à une époque où pourtant elle atteignait — en comparaison avec les temps présents — l’apogée de sa prospérité d’après-guerre : le mark valait 20 centimes. J’éprouvai à Berlin un sentiment confus d’oppression et presque de désespoir. A l’analyse, j’en discernai bientôt les causes. Déjà, on percevait en toutes choses dans cette métropole affamée les indices d’un profond déclin de culture. Une misère encore honteuse coudoyait dans les rues l’éclatant mauvais goût des nouveaux riches. De l’affiche à la chansonnette, de l’étalage à la coiffure des passantes, du journal illustré à l’exposition artistique, il y avait sur toutes choses la marque indélébile d’une défaite de la civilisation, d’un amoindrissement de culture. Je m’enquis des jeunes écrivains et des poètes. Ils venaient de publier une remarquable anthologie, sous ce titre significatif : Menscheitsdämmerung (Le Crépuscule de l’Humanité)1. Je m’enquis des penseurs : quelques cénacles de rêveurs ou de snobs discutaient la sagesse bouddhique du comte Keyserling, d’autres, la mystique anthroposophique de Rudolf Steiner — philosophie de toutes les décadences, rappel de la corruption intellectuelle des derniers siècles d’Alexandrie. — On discutait surtout avec passion ce grand livre pessimiste, pénétré à chaque page d’affirmations réactionnaires, d’Oswald Spengler, Le Déclin de l’Occident2. La décomposition du régime capitaliste faisait déjà peser sur tout ce peuple une lourde condamnation. Les hommes pour lesquels la culture est le résultat le plus précieux de l’effort des sociétés vivaient sous le coup d’une désolante obsession de décadence.

Que pensent-ils, aujourd’hui ? Il est difficile de s’en rendre compte dans la démoralisation générale. Il ne paraît plus guère de livres nouveaux. On ne pourrait plus commencer aujourd’hui l’édition de Spengler ou des poètes découragés. La librairie est l’une des industries les plus atteintes par la crise. Les penseurs et les artistes se taisent. On n’entend plus que quelques voix de démagogues. Sur les tréteaux de Munich, un Hitler, sous-officier prolixe, se proclame, après six coups de feu lâchés au plafond d’une brasserie, dictateur d’Empire. Dans les artères centrales de Berlin, on entend crier « Mort aux Juifs ! » tout comme jadis, sous le Pendeur des Russiens dans les petites villes de Bessarabie, en retard de trois siècles sur la culture occidentale. La faim tenaille les gens. Un avocat, illustre il y a trente ans, est mort de faim. Un vieux savant s’est suicidé... Ceux qui veulent vivre ou survivre peinent dur. Je connais un vieil ingénieur septuagénaire qui s’est fait cordonnier. Les habiles spéculent, achètent, vendent, revendent des dollars, des coupures de l’emprunt or, des livres rares, des timbres postes. Penser, écrire, lire ? Il faut manger demain. Il faut dépenser ce soir les assignats qu’on a touchés ce matin, de peur qu’ils ne vaillent plus rien demain. Les dimanches soir, on voit aux abords des gares de vieux intellectuels rentrer de banlieues courbés sous le poids du sac de pommes de terre...

Je sais bien qu’on a vécu la même famine en Russie ; mais là-bas, ç’a été pour affirmer à la face du monde une vérité nouvelle, pour poser, dans la peine et le sang, dans la neige et l’angoisse, sans doute ! la première pierre d’une Société nouvelle. Et tout ce qu’il y avait de vraiment vivant dans la vaste Russie le savait : sans quoi, la Révolution serait morte depuis longtemps, et nous n’assisterions point à l’admirable renaissance des lettres russes qui est peut-être dans la stagnation et la décomposition générale de la culture européenne la seule victoire de l’avenir.

J’ai tout récemment visité à l’Académie des Beaux-Arts l’Exposition Automnale de Peinture et de Sculpture. Aucune de ces fêtes de couleur offertes coutumièrement à nos yeux par les peintres français ou russes. Une impression d’ensemble en tons gris-noirs. Ni plastique harmonieuse, ni lignes pures, ni lumière. Du tourment, de la souffrance, des audaces fatiguées, par-dessus tout de la laideur, de la tristesse, une psychologie de névrosés. Les artistes que je crois les meilleurs, Kokoschka, Barlach, Albert Birkle, Max Klewer ont cela de commun entre eux et avec les médiocres qu’ils ignorent la joie. Par contre, il en est qui, semble-t-il, ne veulent plus, ne peuvent plus voir que ténèbres. Barlach sculpte dans le bois de lourds paysans trapus, têtus, crispés, mauvais qu’on devine Jeteux d’sorts, metteux d’feu sorciers, jacques, vendéens, venus des campagnes hallucinées d’un Verhaeren. Käthe Kollwitz confesse dans trente dessins une autre obsession. L’ouvrière hâve, au ventre ballonné par la grossesse, semble incarner pour elle toute la souffrance de ce temps. La Mère, l’Enfant, la Faim, la Mort : l’art de Käthe Koilwitz combine ces quatre personnages en une Danse macabre continuelle. Et je comprends cette artiste. Ne vit-elle pas dans le nord de Berlin, en plein faubourg de misère prolétarienne ? Son atelier voisine avec le cabinet du médecin — du médecin des pauvres — de son mari. — Devant d’autres œuvres, des artistes les plus différents, une interrogation s’est imposée à mon esprit : « Est-ce l’homme, cet avorton difforme, qu’on retrouve en toutes les toiles, sur tous les cartons, est-ce le visage de l’homme ce masque grimaçant, contorsionné, noir et laid ? » Il m’a bien fallu conclure : — Oui, Ecce Homo ! C’est bien ainsi que l’art décadent d’une fin de civilisation se représente l’Homme. Vaincu. Mutilé. Dégénéré.

Deux traits généraux : l’absence de joie, l’absence de force. Une double résultante : laideur — désespérance. Le seul des artistes allemands d’aujourd’hui chez lequel on retrouve sans cesse une note de force est Georg Grosz — un révolutionnaire.— Mais pour lui, l’homme, l’homme des classes dirigeantes — n’a de vigueur que parce qu’il est essentiellement une brute qui tue, bâfre, et fornique...

Les mœurs

La culture d’un peuple tient davantage dans les mœurs que dans les œuvres de ses intellectuels. A ce point de vue, le spectacle de l’Allemagne actuelle est plus poignant encore. Toute une série de grands faits sociaux en voie d’accentuation continue depuis des années déjà, caractérisent sa décadence. Ce sont :

1. La paupérisation des classes moyennes, souvent tombées au-dessous du prolétariat, parce que moins armées pour la lutte quotidienne. Le développement du fascisme n’en est qu’une conséquence. Si l’on tient compte de ce que les classes moyennes de l’Allemagne, nombreuses, instruites et respectées — avant la guerre — étaient les gardiennes véritables des « bonnes mœurs bourgeoises », on aperçoit de suite quels doivent être les graves effets de leur prolétarisation.

2. Le développement de la corruption et de l’agiotage à tous les degrés de l’échelle sociale.

3. Le développement de la mendicité, de la prostitution et de la criminalité.

4. La baisse de l’intensité et de la qualité du travail qui résulte, à la longue, de la diminution des forces physiques et nerveuses, ainsi que de la démoralisation des producteurs ; le relâchement de la discipline du travail.

Un corollaire est commun à ces quatre faits : la détérioration de la santé publique. La moitié environ des enfants d’écoles dans la plupart des centres ouvriers sont sous-alimentés et tuberculeux. Les maladies de la misère font des progrès ; les naissances diminuent, la mortalité infantile s’accroît...

Mais je veux, pour donner au lecteur une sensation plus précise de ces choses, les évoquer dans quelques détails de la vie quotidienne. — Le bain est devenu, à Berlin, un luxe que, seuls, les riches peuvent se permettre. Les établissements de bains communaux ont tous fermé. Les salles de bain dans les logis de petits-bourgeois, servent de pièce à débarras ; on est heureux de pouvoir remplir la baignoire de pommes de terre. Car le combustible est hors de pris. On fait payer dans les pensions un verre d’eau chaude ! Autre article de luxe : le journal. Ce matin, j’ai payé le mien 50 milliards avec un change officiel du dollar 620. Cela met le numéro au prix de 1 franc 50. Son prix moyen était ces jours-ci de 70 centimes. L’ouvrier et l’employé ne peuvent plus lire le journal qu’aux devantures des librairies qui les exposent. Là, des attroupements stationnent toute la journée. La fin de la circulation des journaux a pour effet d’animer considérablement la vie des quartiers populaires ; on y vient aux nouvelles. Par tous les temps, des groupes nombreux s’y attardent, de la tombée du jour à la nuit profonde. Le manque d’informations sûres donne cours aux rumeurs les plus bizarres. Il n’est pas de soir qu’on n’entende annoncer pour le lendemain quelque coup de force.

La rue allemande — celle des quartiers populeux --- a complètement changé d’aspect en quelques mois. Jusqu’à la grande disette, elle avait conservé son aspect décent, petit-bourgeois, fermé. En Allemagne, on passe dans la rue ; on n’y vit pas comme dans les pays latins. Maintenant, il semble que la grisaille des maisons mornes se soit épaissie. Les vitres sont sales, les trottoirs aussi (on économise sur le nettoyage). Devant les boulangeries, les épiceries, les crémeries, des queues de cent personnes parfois et plus, stationnent indéfiniment, quelle que soit la bruine de novembre. Queues devant les cuisines de l’Armée du Salut ou de la municipalité ; queue devant les voitures des compagnies laitières ; foules, milliers d’hommes, devant les sordides bureaux où l’on paie les allocations de chômage ; foules errant le soir, par les artères mal éclairées, désœuvrées, aigries, anxieuses, Berlin ne compte pas moins de 200 000 sans-travail, c’est-à-dire, en ajoutant à ce nombre celui des femmes et des enfants de chômeurs, 500 000 personnes environ, à peu près complètement dénuées de ressources Que deviennent-elles le soir ?
Le logis froid, sans lumière, sans pain, est inhabitable. Elles descendent dans la rue, se rassemblent, errent sans but, discutent, écoutent l’agioteur nationaliste, lisent le tract antisémite qu’on distribue... J’ai vu dans un port de la Baltique, par un temps de petite pluie glaciale, les quais se couvrir le jour d’une foule d’hommes immobiles, presque silencieux, attendant ainsi, avec des visages de froide colère, que passât l’inutile soirée...

Les pillages fréquents de boulangeries me paraissent manifester plutôt la virilité des affamés que leur brutalité. On m’a cité des cas de pillage ordonné, tranquille, « honnête », pendant lesquels, ne prenant que le nécessaire, les pauvres gens n’avaient garde de toucher à l’argent ou aux articles chers ! C’est chez d’autres éléments de la population que l’on observe une recrudescence de brutalité, voire de bestialité. En un an, la police berlinoise a eu à connaître 2 000 cas d’enfants martyrs. On connaît en France, par les grands journaux, les détails des pogroms antisémites de Berlin. On connaît moins de quoi sont capables les fascistes bavarois qui, pendant le piteux coup d’Etat de Hitler-Ludendorff, du 7 novembre, ont démoli pièce par pièce le mobilier du social-démocrate Auer et longuement terrorisé sa famille. Je viens de lire qu’aux environs de Chemnitz, des Hakenkreuzler3 en uniforme, ont fustigé jusqu’au sang des ouvriers communistes, arrêtés... Deux fois, ces jours-ci, à Altenhausen. près de Cobourg, et à Munich, ils ont institué des simulacres de cours martiales, là pour condamner à la pendaison des Juifs, ici pour annoncer à des conseillers municipaux socialistes et communistes qu’on allait les fusiller...
Les mœurs cultivées sont, en résumé, promptement désagrégées par la misère générale ; à la démoralisation des masses, la réaction, dans son effort conscient pour faire rétrograder la nation, ajoute des éléments de brutalité, de cruauté, d’obscurantisme, de sadisme.

Les sciences, les arts...

La culture européenne est un tout dont on ne peut rien retrancher sans appauvrir autant tous les peuples et tous les esprits de l’Europe. Conçoit-on la pensée française d’aujourd’hui, sans Kant, Nietzsche, Wagner, Hegel4, Marx, Einstein ? Pas un domaine de l’intelligence européenne où l’intelligence allemande n’ait apporté ses conquêtes. Avenarius, Mach, Ostwald, Helmholtz. Einstein la physique ; Wundt, Freud, la psychologie ; Max Müller, Max Weber, Cunow, Sombart, Eduard Fuchs, la sociologie ; Bebel, Hilferding, Franz Mehring, Rosa Luxemburg, le socialisme ; Hauptmann, Wedekind, Dehmel, Stefan George, Stefan Zweig, les lettres ; Strauss et Mahler, la musique ; Böcklin, Slevogt, Liebermann, Corinth, Max Klinger, la peinture...5 Voici des noms européens, contemporains, classiques déjà, que nul « bon européen » ne peut plus ignorer. J’en passe ; je ne fais pas un catalogue de grands hommes. Je ne nomme aucun des représentants de la jeune Allemagne actuelle, parce que, murés dans leur pays « vaincu », ils n’appartiennent qu’à l’Europe de demain.

...Au pays de ces ouvriers de la civilisation, on ne peut plus imprimer de livres nouveaux ; on ne peut plus imprimer des notes de musique ; on ne peut plus entretenir les anciens laboratoires, ni acheter, ni construire des instruments de précision. On ne chauffe plus les musées l’hiver ; on en ferme une grande partie ; on ne peut plus les enrichir en aucun cas, — Le Dr Georg Schreiber, de Münster, vient de publier un petit livre sur la Misère de la Science et des travailleurs intellectuels en Allemagne. Je lui emprunte les données suivantes :

Des instituts de recherches scientifiques poursuivant depuis des années l’étude de problèmes spéciaux, tels que l’Institut d’Epidémiologie et l’Institut pour l’étude du Cancer (Berlin), l’Institut pour l’étude des maladies tropicales (Hambourg), l’Institut de médecine et d’hygiène professionnelle (Francfort-sur-le-Main), doivent restreindre leurs dépenses à un minimum ridicule — ou fermer leurs portes. Toutes ensembles, les bibliothèques scientifiques de Prusse avaient, en 1922, un budget de 17 millions de marks (le cours du dollar étant calculé à 4 000), alors que la seule Université Scandinave d’Uppsala disposait, pour l’année, de 135 millions de marks. La Bibliothèque publique de Berlin, qui recevait avant la guerre 2 300 revues étrangères, n’en reçoit plus que 200. Les vides causés dans ses collections par le blocus n’ont pas été comblés. Les revues scientifiques allemandes, comme du reste, toutes les autres, disparaissent. Le musée du Livre de Leipzig, dans une situation désespérée, s’était décidé à vendre à l’étranger une précieuse Bible de Gutenberg : des dons spontanés d’artistes allemands lui ont seuls permis d’éviter cette extrémité.

Dans cette débâcle de la culture, que deviennent les intellectuels ? Il en est qui, moins payés que les ouvriers, se font ouvriers. La plupart végètent, aigris. Un compositeur de musique m’a dit à peu près textuellement ceci :

Dans quelques années, il ne restera de la riche culture musicale de l’Allemagne qu’un souvenir... De nouveaux musiciens ne peuvent plus se former ; les meilleurs élèves du Conservatoire doivent, pour vivre, jouer le soir dans les grands restaurants...

Sur la scène tournante du grand théâtre construit par Reinhardt, on a installé un ring de boxe. La Volksbühne, théâtre du peuple, de Berlin, s’achemine vers la faillite...

Si Pasteur travaillait maintenant en Allemagne, il ne pourrait plus rien pour l’humanité. Si Wagner était vivant, il devrait, pour ne pas mourir de faim, écrire des partitions d’opérettes...

Afin que Herr Raffke, nouveau riche, grand profiteur du naufrage de la culture allemande, ait de la musique à souper...

La stinnesation de l’intelligence

Stinnesierung-stinnesation ; le mot est d’un emploi courant. C’est un dérivé du nom de M. Hugo Stinnes, ploutocrate, plus riche que Vanderbilt et Carnegie, qui possède cinq ou six lignes mondiales de navigation, quantité de mines, d’usines et de banques, qui est un des rois du charbon, un des rois de l’électricité, un des rois de l’or d’Europe, qui songe à installer à la tête d’un gouvernement dictatorial de la République allemande, le directeur général de ses entreprises, M. Minoux, a voulu truster aussi l’intelligence... Son trust de la presse, dont l’influence s’étend bien à une cinquantaine de quotidiens, emploie à des titres divers tous ceux d’entre les intellectuels de renom qui ne veulent pas se résigner à la misère ; et les emploie à implanter en Allemagne une idéologie fasciste beaucoup plus cohérente, plus fouillée, que celle d’un Hitler et même de Mussolini. Au cours des derniers mois, les savants et les publicistes appointés par M. Hugo Stinnes, ont publié des centaines d’articles, démontrant la nécessité historique d’une dictature réactionnaire et (textuellement, d’après la Gazette Générale de l’Allemagne) que « la croyance en les avantages de la journée de 8 heures repose sur de grosses erreurs scientifiques ». Le trust de la presse, puissante entreprise de conquête de l’opinion publique par l’industrie lourde, n’est pas le seul élément ni même le plus important de la stinnesation de l’intelligence. Dans les Universités, dans les directions des grandes usines, dans les milieux intellectuels, apparentés aux milieux industriels, s’élabore la pensée réactionnaire de l’Allemagne actuelle, philosophie d’action d’une classe possédante, décidée à tenter un dernier effort pour survivre au désastre de la nation et de la culture allemandes — c’est-à-dire à son propre crime.

Au tournant

Ainsi, le capitalisme germanique, arrivé le premier à sa pleine maturité, puis à un déclin hâté par la défaite militaire, devenu, après avoir été un facteur d’organisation nationale, un facteur de désagrégation nationale, remplit une fonction analogue vis-à-vis de la culture européenne qu’il a d’abord développée — de façon directe par le développement de la technique industrielle — et qu’il assassine maintenant...

Dans le duel engagé entre la haute bourgeoisie allemande et le prolétariat révolutionnaire, entre une classe qui est cause de la ruine actuelle de la culture — et une classe capable — la preuve en est faite par la surprenante renaissance intellectuelle de la Russie — de donner une impulsion nouvelle à la culture, quelles pourraient être les conséquences d’une victoire, même très temporaire de la première ?

La décadence dont nous sommes les témoins est déjà le fruit d’une victoire temporaire de la contre-révolution. La joie, ai-je dit, est morte en cette Allemagne de deuil et de misère : ses meilleurs fils sont morts aussi. Quinze mille prolétaires révolutionnaires — c’est le chiffre admis — ont péri vaincus, dans les batailles sociales de 1918-19. Quinze mille hommes d’élite, producteurs et soldats d’un ordre nouveau, arrivés à un degré assez élevé de conscience de classe, pour tenter, au prix de leur vie, de passer du socialisme verbal, au socialisme agi. Quelle était leur valeur culturelle dans un pays déjà appauvri par la guerre ? N’en représentaient-ils pas une des dernières réserves d’énergie civilisatrice ? L’élite intellectuelle a d’ailleurs été frappée à la tête par la contre-révolution, Liebknecht, plus encore qu’un tribun, était un savant ; Rosa Luxemburg était un des esprits marxistes les plus riches et les plus puissants de notre temps. Gustav Landauer, dont on a broyé le cerveau à coups de talons ferrés (à Munich, en 1919, après la chute des Soviets) artiste et philosophe, était un de ces anarchistes de la grande lignée des Reclus et des Kropotkine, qui s’éteint. On a tué aussi l’idéaliste socialiste Kurt Eisner, Ernst Toller est toujours en prison. Erich Mühsam, poète et penseur, est toujours en prison, lui aussi, mais — par une singulière injustice — presque oublié...

Que pourrait valoir à l’Allemagne une nouvelle victoire de la contre-révolution ? Quelque régime de terreur blanche, à la Horthy6, avec son cortège d’assassinats, d’internements, de procès iniques, d’exécutions de pogroms... Pensez à la Munich de Von Kahr7, d’où l’on expulse les juifs, ainsi qu’au XIIIe siècle. Une stinnesation achevée de ce qui survivrait d’intelligence. La journée de 10 heures, les armements, le triomphe de l’esprit de revanche, peut-être une restauration, certainement, dans quelques années, la guerre. Perfectionnée : aérienne, chimique, microbienne...

Admettons encore, bien qu’elle ne paraisse guère probable, l’hypothèse d’une stabilisation nouvelle de la démocratie et du retour en Allemagne d’une conjoncture économique favorable à l’ordre bourgeois. L’expérience en est faite. Ce ne serait qu’une continuation de décadence : et quelle que fût sa durée, aucune grande espérance autre que celle de la révolution n’y pourrait naître devant les hommes. En défendant ses intérêts de classe, en se préparant à la prise du pouvoir, le prolétariat allemand défend aujourd’hui, dans son secteur, la culture européenne.

R. Albert

Notes

1 Theodor Däubler, Iwan Goll, Walter Hasenclever, E. Lasker-Schüler, L. Rubiner, René Schickele, etc. Les mêmes écrivains avaient publié auparavant — 1919 — un beau volume tout rempli d’espérances révolutionnaires — et dont le titre était tout aussi éloquent : Camarade de l’Humanité. (Note de Victor Serge)
2 Der Untergang des Abendlandes. La traduction mot à mot de ce titre est plus significative : Le déclin de la Terre du Soir. (Note de Victor Serge)

3 « Porteurs de croix gammées » (note de la MIA).

4 Dans l’article « Hoeckel ». (Note de la MIA)

5 Mach, Freud, G. Mahler, sont Autrichiens, ce qui ne change rien. (Note de Victor Serge)

6 Miklós Horthy (1868-1957), dictateur de Hongrie après la défaite de la révolution en 1919. (Note de la MIA)

7 Gustav Von Kahr (1862-1934), nommé Commissaire Général d’Etat avec des pouvoirs dictatoriaux par le gouvernement bavarois en 1923. S’est rallié à la tentative de coup d’Etat d’Hitler et Ludendorff cette année-là, puis s’est retourné contre lui. Sera victime de la Nuit des Longs Couteaux en 1934 et mourra à Dachau. (Note de la MIA)

Victor Serge, L’extermination des juifs de Varsovie

Lorsque le Maréchal Pétain se rendit en visite officielle à Marseille les 3 et 4 décembre 1940, la Préfecture de Police ordonna de nombreuses arrestations "préventives" afin d’assurer la sécurité du susnommé. Au nom de la Patrie et de l’Ordre - celui de la Révolution dite nationale -, on procéda à de multiples perquisitions, arrestations et rafles, notamment parmi les réfugiés politiques en attente de visas. Il fut également décidé de transférer à bord d’un paquebot, le Sinaïa, le plus possible d’entre eux qui, ainsi confinés, furent gardés en pleine mer, loin de Marseille. L’écrivain Victor Serge figure parmi ceux qui furent contraints de " prendre le large ". Son patronyme russe, Kibaltchitche, ainsi que la mention "apatride" apposée sur sa carte de séjour (provisoire) perturba l’un des policiers chargés de l’embarquement qui lui demanda s’il était Juif. Sans s’émouvoir, Victor Serge répliqua avec calme et fermeté :" Je n’ai pas l’honneur ! ". Dans ce contexte, une telle réponse aurait pu ajouter aux difficultés de sa situation, alors plus que précaire. Victor Serge en était conscient mais entendait clairement manifester sa solidarité avec tous les Juifs. Cette solidarité, il n’avait pas attendu la fin de l’année 1940 pour la traduire en actes. Depuis plusieurs années - comme le lecteur pourra le découvrir avec les textes réunis dans ce volume -, il informait régulièrement militants et citoyens du sort inhumain infligé aux Juifs de par le monde et il dénonçait aussi bien les idéologies que les politiques xénophobes et antisémites.
Sommaire

LE POGROME EN QUATRE CENTS PAGES

NOUVEAU MOYEN AGE

AUTRICHE, CIMETIERE DE L’EUROPE

LE BIROBIDJAN, REPUBLIQUE JUIVE

REMARQUES SUR L’ANTISEMITISME

LE DRAME DES JUIFS D’ALLEMAGNE

" PROTOCOLES DES SAGES DE SION "

FASCISME, ANTIFASCISME, GALIMATIAS ET DEPRESSION

LES JUIFS ET LA REVOLUTION (RUSSE)

LETTRE A MAURICE WULLENS SUR L’ANTISEMITISME

[Lire encore -> https://k-larevue.com/victor-serge-revolutionnaire-et-philosemite/

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